
Présentation des enjeux du texte de Jones
Intensité du commandement, fougue de la réponse. Cependant, Hamlet ne peut se résoudre à accomplir la tâche à laquelle il avait acquiescé avec tant d’ardeur.
Citons d’emblée Lacan, qui, dans son séminaire sur le désir, consacra une longue étude à la tragédie de Shakespeare : « Tout est d’accord pour qu’il [Hamlet] agisse... et il n’agit pas ! »[2]. Comment expliquer ce « mystère », pour reprendre le terme employé par Ernest Jones dès le titre de son article : « Le complexe d’Œdipe, en tant qu’explication du mystère d’Hamlet : une étude de la motivation » (1910) ? Nombreux furent les auteurs qui proposèrent une interprétation : le tempérament d’Hamlet serait-il peu adapté à l’action ?[3] La tâche serait-elle impossible à accomplir ? Hamlet, ce « sphinx de la littérature moderne », resta selon le propos de Lacan, une totale énigme littéraire jusqu’à Freud. Selon Freud, Jones, s’appuyant sur de nombreux points de l’intrigue, réfute les explications de ses prédécesseurs et conclut qu’à son insu, « la mission dont [Hamlet] est chargé présente une particularité telle que la tâche lui répugne. »[4]
Dès 1900, Freud avait établi un parallèle entre le thème d’Hamlet et le thème d’Œdipe, parallèle qu’il reprit dans sa Traumdeutung. Ami et biographe de Freud, futur fondateur de l’American Psychoanalytic Association (1911) et de la London Psychoanalytical Society (1913), Jones ne peut pas ne pas entreprendre un long développement sur les mécanismes de refoulement, avançant pas à pas avec une logique exemplaire, et c’est presque exactement au milieu de son texte, page 20, qu’il évoque le passé œdipien d’Hamlet. Suit une analyse très fine des sentiments ambivalents qu’Hamlet entretient envers son oncle, coupable d’avoir réalisé ce que lui-même aurait tant souhaité pouvoir accomplir, et dont le crime réveille les désirs refoulés d’Hamlet : « Plus il fustige son oncle, remarque Jones, plus il redonne vie à ses propres complexes inconscients et refoulés. […] D’un point de vue moral, son sort est lié à celui de son oncle, pour le meilleur et pour le pire » [5].
Lacan ne laisse pas de souligner l’importance de l’article de Jones qui, après avoir expliqué, par le complexe d’Œdipe, le mystère que constitue la procrastination d’Hamlet, examine la question de la création littéraire : quel rapport Shakespeare entretient-il avec son héros ? Par cette question, Jones rejoint son propos liminaire qui interrogeait l’origine des œuvres d’art et les motivations inconscientes des artistes. La pièce de Shakespeare s’inspire, certes, de l’ancienne légende d’Hamlet, issue d’un vaste groupe de mythes mettant en scène, à travers un jeune héros en lutte contre son père, des fantasmes incestueux inconscients.
Par quels moyens Shakespeare insuffla-t-il, pour reprendre les termes de Jones, « une vie nouvelle à l’ancienne tragédie »[6] ? Par une élaboration plus complexe de la légende d’origine et, avant tout, par l’inversion de l’intrigue. En supprimant les difficultés extérieures pour se concentrer sur le conflit psychique qui déchire le héros, Shakespeare n’apporte-t-il pas lui-même, à son insu, la réponse à la question de la création littéraire ? « Le poète ne peut avoir exprimé dans Hamlet que ses propres sentiments »[7], rapporte Lacan[8] en reprenant Jones pour qui le « sens caché de la pièce nous laissera nécessairement entrevoir une bonne partie des processus mentaux inconscients de Shakespeare ».
Les processus mentaux inconscients de l’auteur pouvaient-ils donner naissance à autre chose qu’à une « tragédie du désir »[9], comme Lacan a défini la pièce ? S’ouvrant sur l’interrogation fondamentale : « Qui est là ? », la tragédie ne peut manquer d’interpeller les psychanalystes, et, au chef-d’œuvre du poète, répond ce « monument », pour reprendre le terme de Lacan, que représente l’article de Jones.
Patricia LANG
LE COMPLEXE D'ŒDIPE EN TANT QU’EXPLICATION DU MYSTERE D'HAMLET : UNE ÉTUDE DE LA MOTIVATION