Pourvu qu’on s’aime (encore)...

Pourvu qu’on s’aime (encore)...
Libre retour sur les journées d’hiver
Norbert Bon
« Pourvu qu’on s’aime », le titre de ces journées fut, bien sûr, interrogé. Du verbe pourvoir : pourvoir à, établir quelqu’un dans une fonction, une charge, pourvoir aux besoins... Certes, mais « Pourvu que », c’est aussi l’expression d’un souhait : pourvu que ça dure... Et vivre d’amour et d’eau fraîche, c’est compter sur Dieu pour pourvoir au reste. Reste qui chez les mystiques souvent se réduit comme peau de chagrin. Exit le corps ! L’amour, chez les poètes surfe sur les lettres : Aragon bien sûr, chantant Les yeux d’Elsa : « Je suis pris au filet des étoiles filantes. » 1 ou cette citation de Bob Marley relevée sur le mur d’une brasserie : « Love the life you live. Live the life you love ». L’amour s’allitère avec la vie, en anglais comme en allemand (Lieben/Leben), avec la mort, en français, en italien (morto), en portugais (morte), en espagnol (muerto)... Question de latitude peut-être : ces pays méditerranéens où Vénus prend plaisir à faire cascader la vertu....2
En tout cas, sans amour de la lettre, pas de lettres d’amour. La lettre d’amour fait un pont entre les amants séparés. Lisez celles de Freud à Martha, 1500 entre juin 1882 et Septembre 1886, quatre ans de fiançailles et d’abstinence : « Mon doux trésor ». Avec « 100000 baisers, de loin ». 3 Et celle de Keats à Fanny Brawne : son « enfant chéri » 4 dont il sera séparé par la mort avant d’avoir franchi le pont... Ou celles de Sǿren Kierkegaard à Régine Olsen 5, rencontrée alors qu’il avait 20 ans, elle 15 et avec qui il se fiance trois ans plus tard pour rompre brusquement au bout d’un an en lui renvoyant sa bague de fiançailles : « ... oublie celui qui t’écrit ces lignes... ». Et, cependant, la garde dans sa mémoire jusqu’à sa mort où il en fait son héritière. Et que dire de cette correspondance d’Ilo de Franceschi, aristocrate italien engagé dans la légion étrangère, avec Madeleine Allain qui reçoit par erreur une lettre de lui adressée au philosophe Alain et, touchée, y répond. S’ensuit une tendre et émouvante correspondance 6 entre deux êtres qui ne se rencontreront jamais mais reposent aujourd’hui, nouveau miracle du hasard, à quelques mètres l’un de l’autre.
Pourtant, comme le chante Brassens, « Il suffit de passer le pont/C’est tout de suite l’aventure/Laisse-moi tenir ton jupon/J’t’amène visiter la nature. » 7 Il suffit ? Voire, car, écrit Apollinaire, « L’amour s’en va comme cette eau courante... » Alors, suspendre... « Les mains dans les mains restons face à face/ tandis que sous le pont/ De nos bras passe/ Des éternels regards l’onde si lasse 8 Est-ce à dire qu’il n’y aurait d’amour heureux que suspendu, à distance, épistolaire ? Comme nous l’enseigne certaine jeune fille qui se disait en couple avec un garçon éloigné qu’elle n’a jamais rencontré, jusqu’au jour où ils passent enfin une semaine ensemble et rien ne va plus. Alors, elle choisit le suivant, sur un site de rencontre, dans une île des Caraïbes : « il viendra en métropole dans un ou deux ans ! » Mais l’écrit peut aussi raviver douloureusement la mémoire de l’absent : « Au fond de ton absence écouter que tu m’aimes, c’est entendre le ciel sans y monter jamais. N’écris pas. [...] Une chère écriture est un portrait vivant. », poétise Marceline Desbordes-Valmore. 9 Reste que le distanciel, à suivre Lacan à propos de l’amour courtois, « C’était cette espèce, cette façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel en feignant que c’est nous qui y mettions obstacle. » 10 « Il n’y a pas de rapport sexuel », c’est entendu. Sauf, bien sûr, ce fameux contre-exemple des lettres de James Joyce à Nora Barnacle, où l’écriture tresse de façon trash « l’amour spirituel » avec « un désir sauvage et animal pour chaque centimètre de [s]on corps... ». Ne font qu’une « la Sainte vierge de [son] enfance » et sa « petite pute salope ». 11 Ce « drôle de rapport sexuel », qualifié ainsi par Lacan, pourrait-il démentir l’universalité de son aphorisme ?
P.S. A ce propos, qu’est-ce qui fait rapport entre les analystes ? Ces journées de fort bonne tenue étaient assurées en « présentiel » et en « distanciel » par zoom. Les participants présents se trouvant durant les deux jours face à un grand écran d’images, plus ou moins animées, plus ou moins volatiles. Certains distanciels très attentifs, d’autres fumant ou buvant leur café, caressant leur chat, d’autres laissant longuement un écran vide, ou se succédant à plusieurs au cours de la journée, d’autres enfin laissant la vidéo désactivée. Et puis, cette femme dont régulièrement je croise le regard et dont je finis par remarquer l’attitude immobile et le sourire figé ... Telle celle derrière la fenêtre dans « La maison sinistre » d’Hoffmann 12. Que me veut-elle ? Est-ce que cela ne finit pas par être étrangement inquiétant ? susurré-je à ma voisine qui me rassure : il ne s’agit pas d’un automate susceptible de s‘emparer de mes yeux, simplement, il est tout à fait possible avec zoom d’afficher son image ou une image de son choix. Voire, avec certains logiciels, d’apparaitre en costume-cravate alors que l’on est en jogging ou en pyjama, ce qui ne viendrait assurément pas à l’idée d’un psychanalyste ! Mais, tout de même : quid des corps réduits à une image, plus ou moins distrayante, dans ces journées en zoom ? Tandis que les participants en présentiel, comme dans la séance d’analyse, ont à se côtoyer, se frôler, se sentir, s’encombrer parfois, échanger et prendre des contacts lors des pauses... Et si la vidéo et le téléphone ont permis de maintenir les liens pendant le strict confinement, est-il judicieux d’en banalyser l’usage ? Certes, la vidéo permet d’atteindre des publics éloignés et peut-être les psychanalystes doivent-ils vivre avec leur temps pour ne pas disparaître des écrans-radar. Mais n’est-ce pas au risque d’en conforter le « canapé-tablette way of life » de nos adolescents ? La question me paraît mériter d’être posée.
Notes