A propos de : DANS LA NUIT D’E. T. A. HOFFMANN

A propos de :
Norbert Bon
Les éditions du Typhon publient une très belle version, illustrée de dessins en noir et blanc par Tristan Bonnemain, d’un choix de contes d’Hoffmann 1, ce « Génie déglingué [qui] a fracassé l’histoire de la littérature en ouvrant une brèche, celle de la littérature fantastique. » (4ème de couverture). L’ouvrage contient bien sûr « Le marchand de sable » dont Freud a tiré le concept de « Das Unheimliche », traduit par « L’inquiétante étrangeté », comme une forme particulière de l’angoisse.2 Rappelons en rapidement le contenu : Le jeune Nathanaël réagit avec une violence démesurée à la visite d’un marchand de baromètres, Coppola, ce qui le renvoie à un souvenir d’enfance, où il prenait les visites inquiétantes d’un alchimiste, Coppélius, à son père pour la venue du marchand de sable, menaçant de lui arracher les yeux. Poursuivi par ce souvenir effrayant, puis fasciné par la belle Olimpia 3, qui le détourne de sa fiancée Clara et se révélera être un automate sans regard pour lequel le fabricant Spalanzani, autre incarnation de l’homme au sable, lui aurait pris ses yeux, Nathanaël, halluciné, finira par se jeter du haut d’une tour.
A vrai lire, nous ne sommes pas dans l’univers des contes de fées, Hoffmann ne les intitule d’ailleurs pas contes, mais « Stücke », pièces fantastiques, et nous en avertit : ça ne commence pas par « Il était une fois » qui introduit dans un monde merveilleux où les animaux parlent, les crapauds se transforment en prince, les esprits se manifestent dans les sources ou les buissons, sans que cela ne nous procure de l’angoisse... Non, ça commence par une scène de la vie ordinaire, habituelle, où soudain, surgit un élément étrange, par exemple dans « La maison sinistre », une maison que Théodore remarque pour la première fois dans une rue où il passe chaque jour et où une scène à une fenêtre l’arrête. Un accroc dans la réalité se produit et surgit ce qui soutient le fantasme à travers lequel nous la voyons : le regard, objet cause du désir, omniprésent dans le récit. Chez Nathanaël, ce sont les yeux, les lunettes, la lorgnette grâce à laquelle il épie Olimpia...
Dans l’analyse du marchand de sable, Freud procède à l’inverse de son habitude où, partant d’une observation clinique, il recherche dans la littérature, les contes, la mythologie ce qui pourrait donner à ce singulier valeur générale, voire universelle. Ainsi le mythe d’Oedipe. Là, il se livre d’abord à une longue analyse linguistique du terme heimlich et de son contraire unheimlich : ses traductions malaisées dans différentes langues, puis son usage dans la langue allemande où il signifie, bien sûr familier, faisant partie de la maison, mais aussi, confortable, douillet, à l’aise, apprivoisé, et puis discret, intime, caché, secret. Unheimlich en est, a priori le contraire : de l’inquiétant mais étrangement, comme du familier qui se transforme en inquiétant. Ces occurrences où heimlich vient coïncider avec son contraire amènent Freud à suivre Schelling pour qui : « On appelle ‘unheimlich’ tout ce qui devrait rester secret, caché, et qui se manifeste. » (Freud, p. 172) Soit de l’étranger au cœur du Heim, qui a été surmonté, comme l’animisme de la petite enfance, ou refoulé parce qu’en rapport avec un désir inconscient transgressif et qui soudain revient, sous forme d’angoisse, à la faveur d’une rencontre dans l’actualité. C’est ainsi qu’il conclut, après avoir recherché ce qui dans la vie réelle peut provoquer le sentiment d’inquiétante étrangeté, le double, les revenants, la relation à la mort, la crainte de castration, les répétitions involontaires... : « l »inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des complexes infantiles sont ranimés par quelque impression extérieure, ou bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées. » (Freud, p. 205)
Lacan reprendra cette notion de l’Unheimlich dans le séminaire sur L’angoisse en faisant valoir, au-delà de l’équivalence freudienne arrachage des yeux = castration, la question du regard comme objet cause du désir, ordinairement voilé mais pouvant apparaître dans le cadre du fantasme à travers lequel nous voyons notre réalité, la fenêtre, le miroir... et déstabiliser notre position de sujet dans le rapport à l’Autre où nous trouvons notre Heim, en nous faisant basculer du côté de l’objet, soumis à la question énigmatique angoissante : « Que me veut l’Autre ? ». 4
Ce volume des éditons Typhon comprend, outre « Le diable à Berlin », « Le marchand de sable », « Vampire », La maison sinistre », ce texte extraordinaire dont on peut s’étonner que Freud ne l’ait pas exploité : « Les mines de Falun » où un jeune marin, Elis, inconsolé de la mort de sa mère n’a plus goût à la vie et renonce à celle de marin. Un vieil homme qu’il rencontre le convainc de rejoindre les merveilles souterraines de la mine de Falun. Suit un rêve de félicité où lui apparaît « une délicieuse jeune femme qui, depuis les cieux, lui tendait la main en l‘appelant par son nom. » Mais d’épouvante aussi car « il sentit que tout son être disparaissait dans la roche brillante. » Et le vieil homme l‘en avertit « Prends garde à toi, Elis Fröbom, c’est la reine, tu peux encore tourner ton regard vers les cieux. » Il s’y rend pourtant pour découvrir « une bouche infernale », « un gouffre monstrueux », mais la rencontre avec Ulla, superbe fille du patron de la mine lui apparaît comme la signification profonde de son rêve, signe du destin qui l’a conduit à Falun. C’est ainsi qu’il devient un excellent mineur puis se voit proposer la main de la fille du patron. Mais, peu à peu, il est pris d’une étrange frénésie de travail et aux tréfonds de la « grande gueule ouverte du gouffre », il hallucine des veines merveilleuses de minerai, des filons magnifiques, des contrées paradisiaques où il est enlacé par la déesse. Déesse-mère, on s’en doute. Et, le jour même de son mariage, une impulsion le pousse à redescendre dans la mine, où on le retrouvera, cinquante ans plus tard, pétrifié contre la roche. Le vieil homme l’avait prévenu : « Prends garde à toi, Fröbom, sois fidèle à la reine. »
Les récits sont suivis d’une éclairante postface d’Elisabeth Lemirre et Jacques Cotin sur les ressorts et les procédés littéraires de la littérature fantastique dont ils notent que Freud en découvrira la clef et rappellent son analyse de l’Unheimlich. Ils évoquent également cette crainte qu’ont pu formuler certains que l’explication psychanalytique ne remplace et rende inutile la littérature fantastique : « On n’a pas besoin aujourd’hui d’avoir recours au diable pour parler d’un désir sexuel excessif, ni aux vampires pour désigner l’attirance exercée par les cadavres... », écrit Tzvetan Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, trente ans après la mort de Freud (1970). Prédiction fort heureusement erronée, car, notent très justement les préfaciers : « ... si les doubles parfois se sont évanouis au cœur d’un divan, reste ardente la jouissance de déambuler derrière Hoffmann dans les rues de Berlin ou d’autres lieux où errent les fantômes de Füssli et le reflet d’un homme qui l’avait abandonné à son miroir. »
Nancy, 8 décembre 2022