Éloge de la cause perdue

ESTENNE MARC
Date publication : 30/08/2022

 

Éloge de la cause perdue

Marc Estenne

Sébastien a 50 ans, une femme avec laquelle il forme un couple solide et deux enfants qui sont partis de la maison depuis peu pour étudier dans une autre ville. Cadre brillant, sa trajectoire professionnelle est exemplaire. En prenant une douche un matin, il palpe un petit nodule juste au-dessus de sa clavicule droite. Il n’y prête guère attention mais le lendemain, un examen plus soigneux lui révèle qu’il en a plusieurs autres le long du cou. Quelque peu averti de la chose médicale par sa formation, il est brutalement saisi d’une angoisse envahissante face à ce corps qui lui paraît soudain le siège d’une inquiétante étrangeté. Il en parle à son épouse qui ne parvient pas à le rassurer et appelle son médecin pour être reçu en urgence. Lors de la consultation, il lui pose des questions sur son état général, la présence d’autres signes cliniques (température, perte de poids, douleurs…) et l’examine attentivement. Il n’a pas d’idée claire quant au diagnostic mais précise, en réponse à une question de Sébastien, qu’il ne peut exclure un diagnostic grave comme une maladie cancéreuse. L’angoisse monte de plusieurs crans. Suivent de multiples examens qui prennent du temps, Sébastien essayant sans relâche de glaner quelques informations rassurantes auprès des médecins et des infirmières qu’il croise. En vain. Il palpe et palpe encore ces nodules qui ne semblent aucunement vouloir le quitter. ²Sans doute des ganglions² a dit le médecin. Depuis quand sont-ils là, grandissent-ils, de quel mal sont-ils le signe ? Les jours dans l’attente des résultats lui paraissent infiniment longs et pesants. Il dort mal, a des difficultés de concentration. Seuls lui et sa femme sont au courant : ne pas en parler aux proches tant qu’on ne sait pas. Puis vient le jour J : ils débarquent ensemble chez le médecin pour s’entendre dire qu’il s’agit d’un lymphome. C’est très sérieux, grave, potentiellement mortel. Sébastien s’effondre. Il est référé à un centre de pointe où il rencontre le spécialiste, la psychologue et celui qui sera son infirmier référent. Les nombreux échanges ont lieu qui lui permettent de mieux cerner ce qu’est sa situation médicale, ses chances de guérison, le traitement proposé et ses effets secondaires…

Voilà une petite vignette tristement banale. Elle met en jeu dans le chef du médecin un raisonnement indiciaire : dans sa démarche interprétative il sélectionne un certain nombre de signes pour en faire des indices - en l’occurrence les nodules, un amaigrissement léger, des démangeaisons, un peu de température et de la fatigue - qui le guident pour remonter des effets vers la cause et formuler une hypothèse diagnostique ; des examens techniques sont ensuite prescrits pour la confirmer. Ceci correspond à un type d’inférence dénommé ²abduction² par C.S. Peirce (sémiologue américain du 19ième siècle) qui précisait qu’elle fait coopérer la logique du raisonnement avec des processus non pleinement conscients tels que l’imagination, la mémoire ou le jugement perceptif[i]. Les indices sont considérés comme les marques d’une potentielle causalité et la recherche de la vérité se base sur leur interprétation. En ce sens la démarche médicale n’est pas différente de celle d’une enquête policière : on recherche le coupable.

Vous considérerez peut-être que le processus diagnostique décrit ici relève d’une logique essentiellement rationnelle qui ne soulève aucune question. Il convient pourtant d’en souligner quelques implicites, par exemple :

  • Ce qui permet de comprendre le symptôme/le signe est de déterminer son origine, au sens de son point de départ et de sa cause
  • Le diagnostic fournit la cause du symptôme/du signe
  • L’exactitude du diagnostic équivaut à la vérité de son origine

En Occident, la compréhension de tout phénomène implique la recherche de la cause qui l’a engendré[ii] ; l’origine fait foi, est un gage de vérité, ce que H. Bergson nommait ²le mouvement rétrograde du vrai². Cette épistémologie nous paraît tellement familière que nous en oublions le paradoxe logique qu’elle implique : si la cause de l’évènement n’a pas toujours été là, cela veut dire qu’elle est elle-même l’effet d’une cause qui l’a précédée. Et de même pour cette cause-là de telle sorte que la recherche de la cause se heurte à un impossible qui prend la forme d’une régression à l’infini. Nommer la cause est en même temps la destituer comme origine. Ou pour le dire autrement, l’origine est un trou[iii] ; l’ombilic du rêve en fournit, dans notre champ, le paradigme.

L’angoisse de Sébastien diminue progressivement après les entretiens avec l’équipe. Effet de la nomination de son affection et des paroles échangées qui ont permis de border le réel effractant auquel la palpation de ses nodules l’avait exposé. Pourtant l’affaire n’est pas close : il connait maintenant le nom de son affection et ses coordonnées médicales mais de nombreuses questions restent sans réponse. Qu’est-ce qui a fait que cette affection se développe en lui de manière insidieuse, pourquoi est-il frappé alors qu’il n’a pas de facteur de risque, pourquoi ses propres défenses n’ont-elles pas empêché l’affection de se développer, a-t-elle un rapport avec le stress professionnel qu’il vit depuis des années etc. ? Toutes ces questions indiquent que ce qui lui est présenté comme la cause de ses nodules – le lymphome - n’épuise en rien la question de leur origine. Et le fait que les médecins ne puissent lui apporter aucune réponse, ou seulement des réponses très hypothétiques, fait valoir que tout récit sur l’origine ne peut être que troué. Même si la nomination a opéré un certain nouage - à trois ou à quatre, le transfert ayant peut-être permis à la parole du médecin d’opérer comme un des Noms du Père, les questions de Sébastien font bien entendre que les trois consistances enserrent un trou.

Ce trou est structurel : dès que nous nommons (un diagnostic) le mot choisi renvoie à un autre et il n’y a pas de mot de la fin qui puisse faire arrêt. Ou pour le dire autrement, si la médecine dans sa démarche diagnostique borde le réel compact de la maladie par une nomination, les questions sans réponse de Sébastien témoignent du trou réel dans le symbolique. Il y a toujours un impossible à dire et un reste.

Une des particularités de notre époque est de faire de l’origine un objet imaginaire positivé appelé à suturer la division subjective. Les enfants adoptés peuvent avoir accès à leurs parents biologiques, un enfant né d’une insémination artificielle a le droit de connaître le nom du donneur et les tests de paternité sont devenus courants : en quelque sorte la société valide le droit de tout enfant à être un enfant AOC (appellation d’origine contrôlée). Les tests génétiques accessibles sur Internet pour un prix modeste promettent un accès ²en deux clics² à une origine qui ne serait plus mystérieuse ; promesse bien sûr illusoire parce que s’ils permettent à l’enfant de savoir qui sont ses géniteurs, l’énigme de ce qui a présidé à leur désir de devenir parents reste inentamée. Bien que la question de l’origine ait causé et cause encore bien des morts dans le monde, nous n’avons pas appris à nous défier de son caractère mortifère, voire meurtrier, lorsqu’elle s’emballe dans un imaginaire dénoué. La question du rapport à l’identité en donne aujourd’hui d’innombrables exemples[iv]. Et le champ de la psychopathologie n’est pas en reste comme le montre la transformation du traumatisme en un objet explicatif par certains praticiens comme par certains patients[v]. Nombre d’entre eux amènent leur traumatisme à la cause – comme on dit au tribunal, pensant qu’ils tiennent là le responsable ultime de tous leurs malheurs. Support d’une causalité univoque et linéaire, ils en font un récit qui se pose comme vérité – dans le sens de ce qui est vrai[vi] ; ce qui est bien différent de la construction dans une parole adressée d’une fiction (fixion) destinée à border le hors-sens du troumatisme[vii].

Au siècle dernier, les physiciens ont commencé à questionner le principe de causalité dont Planck disait qu’il ne peut être ni prouvé ni réfuté. Les théories physiques actuelles remettent en question le bing bang comme origine de l’univers. Mais si l’origine n’est pas l’explication obligée de toute chose, si elle ne fait pas nécessairement référence, à quelle autre épistémologie pouvons-nous faire appel ? Une possibilité est de se référer aux conditions d’apparition d’un phénomène, c’est-à-dire non pas tant au point d’origine qui en serait la cause qu’au processus qui en a permis l’émergence. On pourrait ainsi s’intéresser aux conditions qui prévalaient il y a 13,8 milliards d’années lors de la formation de l’univers ou à celles qui ont permis que le langage apparaisse chez homo sapiens il y a 350.000-150.000 années. Pour se référer à l’actualité, il s’agirait d’explorer les conditions qui ont favorisé l’émergence de la pandémie en cours (environnement, urbanisation, élevage animal industriel, mondialisation des échanges, impréparation des systèmes de santé etc.) plutôt que d’accuser les chinois d’être à son origine - la chinese flu dénoncée par D. Trump.

Les recherches en sciences naturelles[viii] et en médecine font de plus en plus appel à cette épistémologie des processus et des causalités complexes mais quand le médecin est face à son patient et à son acte, il doit s’arrimer à une cause précise pour pouvoir proposer un traitement – pour Sébastien le diagnostic de lymphome. Si ce choix a une dimension opératoire et performative indispensable, il convient de ne pas dénier qu’il est, par essence, réductionniste puisque la maladie diagnostiquée est elle-même l’effet de bien d’autres causes. Certains patients le savent et décident, souvent sans le soutien de leur médecin, de questionner les processus d’amont qui ont conditionné la survenue de leur affection et de recourir à des traitements complémentaires à ceux prescrits – modification du régime alimentaire, homéopathie, acupuncture, psychothérapie, sport, méditation, changements du mode de vie etc.

Beaucoup a été écrit par les psychanalystes sur ce qu’il en est de la causalité psychique[ix]. J’en rappelle quelques éléments, même s’ils sont bien connus de tous. Comme le développe C. Fierens dans son dernier livre[x] en prenant l’exemple de L’Homme aux Loups, la méthode psychanalytique ne consiste pas à insérer des événements dans une suite temporelle déterministe mais bien plus à soutenir la construction par l’inconscient de nouvelles temporalités. La temporalité psychique ne permet pas de concevoir le passé comme cause parce qu’il relève toujours d’une interprétation par le présent et réciproquement, le présent ne prend valeur pour un sujet que dans la mesure où son passé s’y accomplit. C’est la notion d’après-coup qui est centrale dans la temporalité psychique ; dès L’Esquisse Freud indique que c’est l’interprétation d’après-coup du souvenir d’un événement qui entraîne son refoulement et que c’est ce souvenir refoulé (trace inconsciente), et non l’événement lui-même, qui est traumatique. La psychanalyse ne s’embarrasse pas de l’oscillation classique entre la position qui consiste à penser que seule la connaissance du passé permet de comprendre le présent et celle selon laquelle la connaissance du présent permet de comprendre le passé de façon rétroactive. La trace inconsciente est une inscription qui se remanie diachroniquement, qui ne cesse pas de s’écrire ; la causalité est en chantier, prise dans un processus d’élaboration qui implique plusieurs temps dont le futur antérieur et l’après-coup. Avec Lacan on peut dire que la cause c’est l’inconscient ou l’objet a, ce qui fait entendre qu’il ne s’agit en rien d’un événement fixe qui ferait cause mais bien plus d’une causalité qu’on peut dire processuelle.

Le discours de la science classique qui fait de la causalité linéaire l’explication de toute chose a infusé les grands discours, dont celui de la modernité et du capitalisme. Comme le développe Lacan dans L’Angoisse[xi] la psychanalyse permet de situer le travail de l’inconscient dans une toute autre épistémologie qui s’appuie sur une temporalité et une causalité insaisissable (réelle), dynamique et complexe. Dans son célèbre ouvrage[xii] Bruno Latour propose que chaque « mode d’existence » - par exemple la science, le politique, le religieux, le juridique, l’économique, la psychanalyse etc. - a son propre mode de véridiction. Et si chaque mode a sa dignité, sa propre consistance/raison, aucun ne fournit une clé universelle de compréhension du monde qui légitimerait une ambition hégémonique - pas même l’objectivité scientifique qui lie la cause à l’effet sans béance. Si chacun peut faire l’expérience au quotidien de sa capacité à se tenir dans plusieurs modes de vérité, notre fonctionnement collectif ne pourra rester vivant que si nous nous efforçons sans relâche de faire dialoguer, de dialectiser différents modes de véridiction. C’est à cette condition que nous pourrons éviter que notre démocratie ne sombre dans la logique des camps et des affrontements délétères. Nous pensons à cet égard que la position de la psychanalyse est précieuse en ce qu’elle situe le fonctionnement de la catégorie de la cause du côté de l’énigme, ouvrant ainsi à l’invention et à la créativité. C’est à ce titre, notamment, qu’elle reste d’une formidable actualité.


[i] Catellin S. Sérendipité. Du conte au concept. Seuil, Paris, 2014.
[ii] C’est avec la rationalité classique de Descartes que le principe de causalité (antériorité logique) est devenu un principe structurant de la physique qui s’est ensuite étendu à l’ensemble des sciences naturelles.
[iii] Il faut noter que les jeunes enfants ne s’y trompent pas : à la réponse donnée à un pourquoi, ils enchaînent par un autre pourquoi et ainsi de suite jusqu’à ce que leur interlocuteur dise ²je ne sais pas².
[iv] Dans ses livres le rabbin D. Horvilleur rappelle le caractère insaisissable de l’identité juive : sa particularité est d’être pas-toute, de ne se référer à aucune origine mais bien à une coupure des origines. Face à ce trou insupportable un certain nombre de Juifs se prêtent aujourd’hui à des tests génétiques avec l’espoir que la biologie leur fournira enfin une identité pleine. Un comble pour un peuple qui a tant été persécuté au titre de la race ! 
[v] Balestrière. Causalité psychique et traumatisme. Disponible sur www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2001-1-page-39.htm.
[vi] Il ne s’agit alors pas de la vérité d’un dire produite par l’énonciation d’un sujet divisé mais plutôt d’une aspiration à dire le ²vrai sur le vrai² en masquant la part de réel que parler met en place.
[vii] Lacan J. Les Non-Dupes errent. Leçon du 19 février 1974, p128.
[viii] Tout un courant de recherche qui regroupe des universitaires comme B. Latour, D. Haraway, L. Margulis, I. Stengers, V. Despret ou P. Maniglier placent la pluridisciplinarité au cœur de leurs pratiques. L’épistémologie dont ils se soutiennent s’organise autour de la notion de coexistence et de cohabitation et fait une large place à la complexité des relations d’interdépendance circulaire et d’imbrication mutuelle entre des éléments qui furent longtemps pensés comme appartenant à des sphères séparées et hiérarchisées, par exemple l’humain, le végétal et l’animal.
[ix] Par exemple La causalité psychique. Entre nature et culture de A. Green (Odile Jacob, Paris, 1995) ou La preuve par la parole : Essai sur la causalité en psychanalyse de R. Gori (Érès, Toulouse, 2008).
[x] C. Fierens. Tenir pour vrai. Hermann, Psychanalyse, 2020
[xi] C’est l’un des axes principaux du séminaire ; voir par exemple pages 425-8.
[xii] Latour B. Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

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