UN PASSAGE À L’ACTE.
UN PASSAGE À L’ACTE.
Lacan inaugure le nœud borroméen pour extraire le discours psychanalytique de la croyance qui en agençait l’ordre. Il fonde, sur le postulat freudien du langage capable de commander une destinée, la conséquence ultime qu’il dégage d’un discours Autre : trois dimensions du langage – R le Réel pour le signifié, S le Symbolique pour le signifiant et I l’Imaginaire pour le sens – organisent le coincement de l’objet petit a, cause du désir.
Ce que Lacan fait de l’inconscient prolonge l’élaboration freudienne à la lettre. Ce n’est plus seulement le verbe qui compte (dimension symbolique), « Je suis ce que je dis », ni ce qu’il signifie (dimension réelle), « Je suis ce qui est », ni comment il est dit (dimension de l’imaginaire) « Je suis comment je dis ».
Si le dit émane du lieu du refoulement originaire, le trou d’où s’origine la parole, c’est un dire, donnant à entendre le serrage R,S,I de celui qui l’énonce. L’objet petit a, entendu, partagé, fera loi, de ce qui se tient au lieu inconnaissable, la mort par exemple, universellement juste en sa finalité, et le dire sera performatif.
Le discours psychanalytique alimente la ronde à laquelle il participe. Il est un constat d’échec relatif : la psychanalyse soulage des effets du symptôme, du symptôme et de sa faculté à se reformer, mais reste impuissante à organiser un vivre ensemble. Il n’y a qu’à observer les convulsions browniennes[1] des sociétés psychanalytiques pour s’en convaincre. Comment, à quelles conditions pourrait-il en être autrement ?
Il convient d’apprécier le Nom-du-Père, province de la vie ou de l’anéantissement[2], selon les trois catégories du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Puisque fondateur de l’inconscient, il y loge le symptôme, ce que le transfert nous indique. S’il fait jouissance, nous en sommes serfs, et le nom devient le mantra de l’existence.
En tout cas, le refoulement inaugural est soumis, comme le refoulement ordinaire, aux lois du langage. Il vient faire retour dans le Réel. Il inscrit en cela l’individu singulier dans sa lignée.
L’exemple des lignées royales[3] propose une spécificité emblématique des dynasties. Elles redoublent d’intemporalité en conservant aux individus de même prénom une distinction numérée : Louis I, II,…. , XV, XVI. Dans ce cas, le support de l’assomption singulière s’étaye d’un niveau déterminé par un chiffre pour coordonner la place du sujet dans la lignée. Le prénom, dans cet exemple Louis, connote la constance héréditaire où c’est ordinairement le nom qui la soutient. Le chiffre de l’ordonnancement organise quant à lui la place. Autrement dit pour le sujet royal, ce qui fait Nom-du-Père, refoulement originaire, serait le prénom, ici dans cet exemple : Louis. L’assomption subjective du sujet royal doit donc pour advenir élaborer un prénom qui porte la lignée et un chiffre qui porte ce que porte le prénom.
L’identification à un chiffre de ce qui constitue son identité n’est certainement pas une chose facile. Lacan dira que Un n’est pas un chiffre puisque c’est un signifiant. Et le symptôme qu’organise un tel système, « être » un chiffre, est peut-être à explorer comme une mise à l’écart du Nom-du-Père, c’est-à-dire une psychose. Puisqu’il n’est pas de chiffre qui puisse faire Nom-du-Père, « y’a d’l’Un » il n’y a pas de Un.
L’ordre de l’ancien régime[4] se soutenait de la clef de voûte que constituait, en France et dans d’autres pays aussi, le roi en sa personne, en ses deux corps[5]. L’exécution du souverain à l’issue de son procès[6], du jugement et de son application, peut se lire pour les sujets rassemblés en foule comme celui d’un collectif revendiquant son affranchissement.
Malheureusement la décapitation du roi en autorisant – je ne suis pas spécialiste de la question historique – la conclusion des prémisses, si elle scellait le départ de la jeune République éprise de Liberté, d’Égalité et de Fraternité, n’en fut pas moins un passage à l’acte. Il est donc logiquement venu renforcer l’emprise de ce qui ne pouvait se dire autrement. Le parricide, ici dans l’appréciation collective de régicide, ne se résout pas de la disparition de celui ou de ce qui le porte, il n’empêche pas que fasse retour dans le Réel ce qui fut écarté.
Le signifiant roi fait retour dans la poussée libérale contemporaine : R.O.I., return on invstment[7], on n’en sort pas, c’est la révolution, le retour à la même place, mais voici que ce R.O.I. se traduit en fait par R.S.I., Retour Sur Investissement. Sommes-nous assez avertis pour y voir autre chose qu’un jeu de langue d’oiseaux ?
Reprenons les effets du déplacement galiléen[8] : intellectualisation des avancées de l’esprit sous la conduite des Lumières ; révolution historique de 1789 et exécution de Louis Capet en 1793 ; lente déconstruction progressive de la famille et de la fonction paternelle. Parallèlement s’élabore une conscience de la singularité du particulier. C’est là, précisément, la place et l’effet produit par la psychanalyse anté-borroméenne.
Freud, dans les conditions que l’on sait, découvre l’inconscient, comme l’effet indirect du traumatisme, via le refoulement originaire qui le fonde. Quel traumatisme ? Actualisons tout de suite notre propos : l’intrusion du langage. Et voilà, c’est Lacan qui ramasse la mise : l’inconscient est ce qui sert à soutenir le sujet[9]. La violence des signifiants qui viennent faire jouissance l’annihile. Mauvaise méthode pour mettre fin au dialogue avec le grand Autre : ce tranchement est une amputation, le traumatisme de l’intrusion ne s’en résout pas.
L'assomption d’un changement brutal de régime par la décapitation de celui qui en assurait l’équilibre est assumée par la République[10]. Les règles modératrices de la démocratie organisent, dans le seul registre du symbolique, la violence que l'instance phallique recèle.
Le siècle sera-t-il religieux ou ne sera-t-il pas[11] ? Le siècle ne sera pas, car l'ère qui s'ouvre à nous ne se borne pas au comptage temporel que scandent les cloches des églises. La mesure du temps depuis l’inconscient est hors bornes. Ce n’est donc pas le siècle qui est spirituel, mais une vaste étendue, un champ que ne borde aucune temporalité.
Quant à savoir si cette religion propre à chacun qui s’élabore en cure aura une place dans la vie de la cité contemporaine, il s’agit de savoir, non pas comment sont reconnus les psychanalystes, mais comment sont reconnus les analysants.