Une radicalisation à la portée de tous... Intervention à Fès de Guillaume de Saint-Victor.
2017

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Parler de la radicalisation aujourd’hui, c’est déjà s’engager dans un débat d’école particulièrement vif entre les tenants de l’islamisation de la radicalisation représentés par Olivier Roy et les tenants de la radicalité de l’islam salafiste et djihadiste, radicalité singulière et à nulle autre pareille qui nécessite la connaissance érudite de la langue arabe pour être comprise, entendue et correctement combattue, cette tendance étant représentée par Gilles Kepel. Nous serions pris dans une querelle à caractère antinomique entre ceux qui dissolvent la radicalité djihadiste dans un processus de nature plus globale sans reconnaître la spécificité de cette radicalité et ceux qui au nom de cette spécificité récuse l’idée qu’il y aurait à l’œuvre dans le djihadisme un processus de nature structurale qui traverserait toutes les radicalités et permettrait de les caractériser. C’est la différence logique entre ce qui est vrai en général -l’universel- et ce qui ne joue pas dans la logique, parce que trop singulier, et disons-le, hors-norme, pour reprendre les catégories logiques d’Aristote dans le De l’interprétation.
Cette opposition sur le sujet de la radicalisation ne conduit qu’à un affrontement stérile entre deux thèses qui sont chacune parfaitement légitimes, considérées en elle-même, mais qui, faute d’un travail dialectique, peinent à être reconnues comme les deux faces d’une même structure à la manière d’une bande de Moebius dont vous savez ou vous ne savez que, quoiqu’il y ait apparemment deux faces sur cet objet la fourmi qui le parcourt reste toujours sur la même face. L’antinomie islamisation de la radicalité/ spécificité de la radicalité djihadiste est du même ordre. C’est une fausse opposition.
Je voudrais le démontrer.
Il n’y a sans doute pas un mot à retrancher de l’analyse de Gilles Kepel sur le déroulement des faits et des actes aboutissant aux attentats qui ont ensanglanté la France depuis 2015 dans ses deux ouvrages magistraux que sont Terreur dans l’Hexagone et La fracture. La description des faits y est exhaustive et précise. Je vous y renvoie. Cette description factuelle est imparable qui établit un strict lien de causalité entre l’idéologie djihadiste et le passage à l’acte terroriste, en soulignant que le terreau favorable à ce passage à l’acte est la rencontre de ces jeunes désaffiliés du lien social que sont certains jeunes de banlieue, et en particulier du 9-3, ainsi que des convertis de fraîche date en rupture de ban familial, avec la propagande d’Al-Qaida d’abord et de Daech diffusé sur les réseaux sociaux et Internet, eux dont les idéologues considèrent l’Europe comme le ventre mou de l’Occident et une cible facile pour un Djihad mondial à généraliser.
Que dire tout d’abord de ces jeunes ? Ils se vivent soit comme des rebuts de l’histoire, à travers la triple ségrégation linguistique, économique et sociale qui les frappe au cœur de la société française. Enfants de la colonisation, ils ne disposent pas d’une langue d’origine connue et reconnue, l’arabe, pas plus qu’ils ne maîtrisent la langue d’accueil, le français mal appris à l’école, pas plus qu’ils n’ont de place reconnue dans la société française où leur patronyme et leur adresse en banlieue sont dans leur CV des marques d’infamie sociale et les vouent massivement à rester chômeurs au sortir du lycée. Soit pour les convertis comme des rebuts de la filiation, en mal d’une filiation heureuse qui leur redonnerait un droit à l’existence et à la transmission en dehors de leur famille qui a échoué dans cette transmission. Tels sont de nombreux jeunes issus de l’immigration- qu’on appelle d’ailleurs bizarrement ainsi alors qu’ils sont français depuis trois générations et que ce sont leurs grands-parents qui ont fait souche en France dans les années 60-70- et tels sont les jeunes convertis.
Il me semble que pour étayer cette thèse de la spécificité de la radicalité djihadiste, de la singularité psychique qu’elle engage chez les jeunes radicalisés et pour en saisir la pertinence, le dernier ouvrage de mon ami Féthi Benslama donne des arguments psychopathologiques décisifs à mi-chemin entre l’analyse théologico-politique et la psychanalyse. Mais, ce faisant et c’est là tout l’intérêt de ce travail, il ouvre aussi d’autres perspectives cliniques sur l’idée que la radicalité pourrait ne pas être un privilège de l’islam politique, notamment pour les adolescents et les jeunes adultes.
Partons de ce qui n’est pas un privilège de l’islam politique, mais plutôt de la jeunesse en transformation : « ce qui constitue la crise de cette période de la vie est la transition subjective où les idéaux volent en éclats et où s’imposent au sujet la nécessité de leurs substituer de nouveaux idéaux avec une avidité qui témoigne de l’urgence de cette quête, une avidité des idéaux : ce moment critique se caractérise par des mouvements intenses de dés-idéalisation et de ré-idéalisation auquel Winnicott a donné le nom de « pot au noir » qui désigne dans le langage de la navigation la zone de convergence intertropicale où convergent les vents froids et les vents chauds. Dans la dés-idéalisation, le sujet se trouve à plat, éprouvant de la vacuité, de l’ennui, de la dépression, l’absence de sens de sa vie et le rabaissement de soi. Dans la ré-idéalisation, c’est l’exaltation, l’emportement des idées et des passions, (…) l’aspiration à trouver un sens plénier à travers lequel triompheraient la vérité et la justice. » Je dirai à la fin de cet exposé comment j’entends ce mouvement de dés-idéalisation et de ré-idéalisation, comment cela prend sens dans l’œuvre de Lacan.
L’avidité d’idéaux vient du fait que le sujet doit s’approprier un soi qui n’est plus celui de l’enfant mais qui lui appartienne en propre. Il veut désormais s’appartenir en se réinventant. C’est le remaniement des limites dont il fait l’expérience crucial.
Cette analyse de Fethi Benslama étaye la thèse d’Olivier Roy selon laquelle on assiste avec le djihadisme à une islamisation de la radicalité. Il ne s’agit pas ici de noyer la spécificité de la radicalisation djihadiste dans la généralité des radicalisations, mais de montrer à travers la clinique que l’aspiration à la radicalité tient moins à une quelconque spécificité idéologique qu’à la rencontre d’un sujet en attente d’idéaux avec une idéologie pourvoyeuse d’idéaux. Cette approche nous permet aussi de comprendre les succès de l’islamisme radical auprès des convertis. Les failles identitaires ne sont pas l’apanage des jeunes issus de l’immigration, c’est ce qui explique que 40% des radicalisés soient des convertis. Ces sujets cherchent à se radicaliser avant de trouver le produit de la radicalisation. Daech propose sur Internet un kit de radicalisation facile à comprendre et qui vient répondre à cette avidité et cela ne contredit pas l’idée que le djihadisme comporte l’offre de traits spécifiques que Fethi Benslama pointe avec force. Quels sont –ils ?
Il y a d’abord cette idée empruntée à un autre spécialiste de la radicalisation, Philippe Gutton, d’une justice identitaire qui touche au cœur des failles identitaires de cette jeunesse ; elle repose sur une théorie de l’idéal islamique blessé et du tort fait aux musulmans au présent et au passé qu’il faudrait réparer et ce tort se superpose au vécu d’un préjudice individuel dans l’existence du sujet qui devient le vengeur de l’idéal blessé, de la divinité outragée, tels les frères Kouachi.
Vient ensuite la dignification et l’accès à la toute-puissance : à des jeunes qui manquent d’estime d’eux-mêmes, qui ont le sentiment d’être ravalés, de ne rien valoir, « d’être un déchet », comme on l’entend souvent dans les CMPP du 9-3., on propose non seulement la reconnaissance d’avoir subi un préjudice, mais d’être un élu de Dieu. « Pour assumer ce destin d’élection, il doit inspirer crainte et respect, devenir un missionnaire de la cause, un héros devant lequel les portes de la gloire s’ouvriront ». Le déchet devient redoutable et redouté au sein de sa propre famille. Le fils devient brusquement le père de son père et lui fait la leçon en matière de religion. Transgression du lien générationnel et de la filiation.
Il y a aussi le repentir et la purification : le radicalisme islamique est une idéologie dont les deux bases sont le repentir et la purification. Les terroristes du vendredi 13 novembre voulait, je cite les assassins, « divorcer la vie d’ici-bas » et qualifiaient les victimes de ces attentats « d’idolâtres dans une fête de perversité » dont le siège était à Paris, « capitale de l’abomination et de la perversion ». Le massacre se justifie ici comme un acte de salubrité morale. Le massacre du Bataclan appartient à la même visée purificatrice que la destruction des monuments de Palmyre.
C’est encore la restauration du sujet de la communauté contre le sujet social. Certains jeunes préfèrent aujourd’hui la contrainte d’une norme communautaire avec l’assignation à un cadre autoritaire à l’immense désarroi où les plonge la société du contrat, individualiste et néolibérale, avec l’angoisse d’une liberté et d’une jouissance sans limite, sans ressources psychiques et matérielles.
Mais c’est surtout l’effacement de la limite entre la vie et la mort avec le triomphe de la pulsion de mort dans l’acte terroriste qui rétablit la légitimité du sacrifice humain. « La mort, ce n’est rien, disent les jeunes enrôlés par Daech, c’est comme un pincement. » Un pincement qui transporte vers l’autre monde paradisiaque. La mort permet de se réveiller de la vie qui est un mensonge qui les sépare de la vraie vie, une jouissance à nulle autre pareille.
Enfin il s’agit par l’engagement djihadiste de régénérer le monde et d’achever le sens à la lumière du Jugement Dernier. Le semblant social est souvent pour l’adolescent et le jeune adulte une immonde tromperie. Le discours djihadiste les persuade que le monde est corrompu, injuste, enveloppé de mensonges. Il faut en éradiquer le mal et provoquer sa régénération. Il faut se pourvoir en signes qui annoncent la fin des temps et la clôture du sens, à travers des thèmes millénaristes et apocalyptiques. Ce n’est pas un hasard si Daech a choisi d’intituler sa revue Dabiq, ville où est censé selon une tradition attestée par certains salafistes être régénéré l’islam à la fin des temps. Actuellement, ce discours situe la fin du monde en Syrie, arguant d’une prophétie, souvent reprise par des jeunes qui disent vouloir y aller pour participer à la fin du monde, après le rétablissement du Califat, dont « l’Etat islamique » serait la réalisation. L’apocalypse, c’est le dévoilement du sens et de son achèvement, la jouissance anticipée d’une victoire de l’islam.
Il y a dans cette description toutes les caractéristiques de l’islamisme radical : justice identitaire, dignification et accès à la toute-puissance, restauration de la communauté contre le sujet social, effacement de la limite entre la vie et la mort, souhait d’une régénération du monde et de l’achèvement dans un sens apocalyptique. C’est encore plus vrai si l’on souligne que l’inspiration idéologique de cette radicalité plonge ses racines dans la pensée d’un théologien qui donne son cadre théologique en même temps aujourd’hui au mouvement salafiste quiétiste ou djihadiste, Ibn Taymiyya (1263-1328).
Sous sa plume il y a cette affirmation issue d’un hadith:
« Dieu me fît choisir entre être « un serviteur envoyé » et un « prophète-roi » et je choisis d’être un « serviteur envoyé » »
Loin d’en tirer la conclusion qu’il conviendrait peut-être de séparer les fonctions théologiques des fonctions politiques, l’interprétation qu’il en donne affirme au contraire que la religion, c’est la ou le politique. Je vous passe toutes les considérations historiques qui depuis la constitution du wahabisme jusqu’aux Frères Musulmans en Egypte et jusqu’à Ennahdha en Tunisie montrent la postérité en partie triomphante dans le monde musulman de ce principe selon lequel la religion s’identifie avec le politique dans la cité islamique.
A ce point de la démonstration et à première vue il paraît évident que la thèse d’une spécificité de la radicalisation pour le djihadisme contemporain paraît incontournable. Mais c’est précisément ce qui mérite un examen plus approfondi à la lumière de l’évolution politique actuelle dans le monde occidental et des textes de Freud. Peut-être que cette spécificité trouve-t-elle un sens nouveau si elle est resituée par rapport à la structure psychique qui serait le terreau de cette radicalité, au-delà de ses manifestations singulières, comme le montre du reste Fethi Benslama dans sa démonstration et par rapport à une radicalisation du discours en Occident qui partage étrangement et de façon totalement inattendue certains traits avec l’aspiration djihadiste. Ce qui, soulignons-le, n’invalide pas la thèse de la spécificité, mais a le mérite de la situer dans un contexte plus large.
Où trouve-t-on chez Freud des pages décisives susceptibles d’expliquer simplement les phénomènes que nous observons avec l’émergence du djihadisme ? Pourquoi ces pages permettent-elles de conclure à l’existence d’une structure profonde favorisant la radicalisation des sujets dans les sociétés humaines ? Ces pages, nous les trouvons, dans Psychologie des masses et Analyse du Moi, il suffit de se pencher pour ramasser sans effort particulier des éléments d’analyse psychique d’une rare pertinence pour la compréhension actuelle du terrorisme djihadiste.
« Nous sommes partis de la donnée fondamentale que l’individu au sein d’une masse connaît une profonde transformation de son activité psychique en raison de l’influence que cette masse exerce sur lui. Son affectivité s’intensifie dans des proportions extraordinaires, ses prestations intellectuelles sont nettement amoindries, ces processus allant visiblement dans le sens d’un alignement sur les autres individus de la masse. » Ecrit Freud au début du chapitre IV intitulé Suggestion et libido. Partons de l’hypothèse que la mouvance djihadiste obéit au mécanisme de constitution d’une masse, certes anti-social, mais obéissant aux règles de fonctionnement décrites par Freud pour penser la logique de cette masse. L’affectivité, c’est-à-dire l’enthousiasme, l’emporte chez le sujet participant à la masse et la réflexion y est réduite à sa plus simple expression.
Mais qu’est-ce qui permet de dire que la mouvance djihadiste est une masse ? La comparaison qu’il est possible de faire avec deux exemples de masse décrites comme artificielles données par Freud dans le chapitre 5 de son ouvrage : L’Eglise et l’Armée. L’intérêt de ce chapitre est tout du long de nous suggérer que la mouvance djihadiste se constitue à la fois comme une Eglise et comme une Armée. Elle partage avec ces deux organisations artificielles les mêmes caractéristiques. Elles sont des masses artificielles : on utilise une certaine dose de contrainte extérieure pour éviter leur dissolution et empêcher toute modification de leur structure. Alors que pour l’Eglise et l’Armée la contrainte extérieure provient du fait qu’on ne vous laisse pas le loisir de choisir si vous voulez rentrer dans ce genre de masse, il s’agit pour la mouvance djihadiste de proposer un engagement dans le cadre d’une organisation contrainte par un corpus de croyances auquel le sujet doit adhérer sans restriction- c’est ce que Fethi Benslama caractérise par ce terme de ré-idéalisation- et qui s’avère, une fois ce choix fait, aussi contraignant que l’appartenance non spontanée à la masse artificielle.
Pour l’Eglise, comme l’Armée, quel que soit par ailleurs ce qui les différencie pour Freud, c’est le même mirage qui prévaut : il existe un chef suprême- Le Christ dans l’Eglise catholique, le commandant en chef dans l’Armée- qui aime du même amour les individus composant la masse. Il est facile de transposer ce schéma d’organisation à la mouvante djihadiste, en disant que comme pour l’Eglise Catholique le chef n’est autre que l’interprétation salafiste de la figure du Prophète, transmetteur en droite ligne de la parole de Dieu, et que ce chef est aussi, toujours dans l’interprétation salafiste, un chef de guerre prompt à organiser cette masse de combattants volontaires comme une armée, même si dans la réalité des faits cette organisation incombe à celui qui au sein de cette organisation représente l’autorité du Prophète, on pense à celui qui s’est autoproclamé dans l’Etat islamique détenteur à la fois de l’autorité religieuse et politique, le Cheikh El-Baghdadi.
Ce chef, à savoir le Prophète ou son représentant, aime du même amour tous les individus composant la masse, nous dit Freud. « Le Christ, dit-il encore, formule expressément cette égalité d’amour : ce que vous avez fait à l’un des plus petits de nos frères, c’est à moi que vous l’avez fait » Il y a dans la déclaration des djihadistes le sentiment d’être l’aile marchante de l’oumma, la communauté mère des croyants, et d’agir au nom de chacun des siens dans l’idée qu’une atteinte à l’un de ses membres est une atteinte à la parole révélée du Prophète. Au Bataclan, tandis qu’ils exécutaient méthodiquement les spectateurs, les terroristes invoquaient les atteintes portées à l’Etat islamique et aux musulmans par l’aviation française.
« Ce n’est pas sans raison profonde que l’on rapproche la communauté chrétienne et la famille et que les croyants s’appellent frères dans le Christ, c’est-à-dire frères par l’amour que le Christ a pour eux. Il en va de même pour l’Armée. » Dit Freud. La mouvance djihadiste cumule l’allégeance à un chef charismatique avec une organisation militaire qui suppose un étagement hiérarchique où chaque capitaine est en quelque sorte le commandant en chef.
« Se trouvent hors de cet attachement, même pendant le règne du Christ, les individus qui ne font pas partie de la communauté de foi, qui ne l’aime pas et qu’il n’aime pas ; c’est la raison pour laquelle une religion, même quand elle se qualifie elle-même de « religion d’amour » est obligée de se montrer dure et sans amour envers ceux qui n’en font pas partie. » Ecrit encore Freud dans ce même chapitre. Il est encore facile de transposer à l’interprétation djihadiste de la révélation du Prophète cette remarque de Freud qui aboutit à l’égard des ennemis du Prophète, c’est-à-dire des mécréants, à une levée du refoulement, c’est-à-dire à l’expression d’une violence sans limite et à la désignation indistincte de bouc-émissaires au sein de ceux qui représentent cette mécréance.
Nous avons admis à ce stade qu’il existait des mécanismes structuraux plus larges propres à expliquer la constitution de foules intolérantes et violentes. Si le terme de radicalisation n’est évidemment pas un terme freudien. Il est facile de comprendre que la forme de radicalité religieuse ou militaire décrite par Freud est un modèle applicable à n’importe quelle foule constituée sur ces principes.
Posons-nous donc alors la seule question- qui compte vraiment aujourd’hui- de savoir si la constitution d’une foule fanatique était le propre de la mouvance djihadiste, ou si cette menace était endémique, bref si la radicalisation n’est pas un danger qui va bien au-delà du seul terrorisme djihadiste.
A cette question je répondrai sans détour : l’émergence des populismes nationalistes en Europe fait courir un danger de radicalisation politique, moins spectaculaire, mais plus profond à notre lien social.
Je ne vais pas rentrer dans l’exposé factuel de la composition de ces mouvements et de leur entrée en scène sur le théâtre politique européen. Les faits sont connus, la presse permet de les suivre
Ce qui fait leur point commun, c’est qu’ils participent à la faveur du processus démocratique lui-même de la constitution de foules d’un nouveau genre, les foules populistes. Que font-elles ? Elles remettent en cause les élites politiques de leur pays accusées d’imposture, de corruption et de trahison qui sont de fait discréditées à la faveur de scandales orchestrés par la presse. Elles se choisissent un leader charismatique censé les représenter qui reprend mot pour mot les attaques du peuple contre l’establishment. Elles adhèrent à un idéal nationaliste et hostile à la mondialisation. Elles désignent ces bouc-émissaires que sont au-delà des frontières les étrangers et à l’intérieur ceux dont une immigration récente ou la différence religieuse font douter de la loyauté et de l’intégration dans le pays d’accueil.
Pourquoi dire que ces foules partagent la même radicalité avec la mouvance djihadiste, même si cette radicalité est pour l’instant moins spectaculaire ? Parce qu’il est facile de transposer à ces foules le modèle des foules intolérantes décrit par Freud dans Psychologie des Masses et qu’il suffit d’un attentat local pour que la situation s’embrase dans le sens d’une violence incontrôlée. On a pu craindre à juste titre qu’au sortir des attentats dramatiques qu’a connus la France en 2015 et en 2016 que le calcul de Daech d’une radicalisation des clivages identitaires en France n’entraîne une guerre civile larvée sur notre territoire ; on a pu craindre la formation de foules fanatisées de part et d’autre des lignes imaginaires de l’appartenance religieuse ou culturelle. Par bonheur, nous y avons pour l’instant échappé. Mais ces clivages traversent l’Europe et sont en train de polariser profondément son discours politique.
Que faudrait-il ajouter à Freud pour parachever cette description structurale de la radicalité ?
Quelque chose que l’on trouve aussi chez Freud dans Psychologie des Masses, mais dont nous pouvons tirer un parti novateur. Il y a cette insistance freudienne visionnaire sur l’identification au père pris comme modèle : « L’identification est bien connue de la psychanalyse, dit-il, comme la plus précoce du lien affectif avec une autre personne. Elle joue un rôle dans la préhistoire du complexe d’Œdipe. Le petit garçon manifeste un intérêt pour son père, il voudrait et devenir et être comme lui, prendre sa place sur tous les plans. Disons-le tranquillement, il fait du père son idéal. » et Freud ajoute plus loin qu’il peut s’identifier à un seul trait que Lacan appelle le trait unaire et qu’il désigne du terme d’identification symbolique pour donner un contenu concret à cet idéal : le rire, la gourmandise, le sérieux, par exemple.
Cela ne préjuge en rien d’une autre identification au père plus archaïque, celle qui est nommé par Freud comme la première identification, qui procède par incorporation, et en particulier de la voix, elle est appelée identification réelle. Cette identification réelle est une incorporation réelle de la figure de l’Autre dans l’intégralité de ses prescriptions et caractéristiques. Elle est plus radicale que l’identification aux traits et plus originaire.
Où se situe le problème pour les jeunes qui se sont radicalisés, qu’ils soient djihadistes ou attirés par le populisme des mouvements nationalistes en Europe ? C’est que du fait du choc de la mondialisation le ravalement d’un certain nombre de jeunes déclassés par la crise au statut d’objets déchus sans travail, en dessous du seuil de pauvreté, ou bien, comme pour les jeunes de banlieue sans accès à leur culture d’origine et sans reconnaissance symbolique de la validité de l’idéal que pourrait constituer un trait de leur père ne leur donne plus accès à une identification soutenable au père.
Quelle en ait la conséquence ? Freud dans Psychologie des masses établit un lien très fort entre l’identification au père et l’identification à ceux qui sont censés diriger la foule.
Disons donc que par voie de conséquences aujourd’hui un certain nombre de jeunes ne peuvent plus s’identifier aux élites dirigeantes: aucun trait de ce qu’ils disent ne structure leur identité. Car ils les considèrent comme des imposteurs et des traîtres. Cette imposture, semble-t-il, unanimement perçue par le corps social à l’occasion de scandales montés en épingle par les médias met à mal l’identification de ces jeunes à un discours politique et sociale qui redouble le sentiment d’imposture éprouvé par rapport à leur propre père et à la filiation.
Ils vont donc dans un premier temps renoncer à toute identification à la norme sociale et la défier. On ne compte pas parmi les candidats au djihad les jeunes qui avant de basculer dans cet engagement sont tentés par la délinquance et la drogue, s’engage dans la jouissance sans limite imposée par le lien social néolibéral, pour défier la norme paternelle.
Mais que font-ils au final ? Ils vont retrouver une paix intérieure auprès d’un père charismatique bien réel, qu’ils incorporent littéralement, et qui impose à travers une idéologie nationaliste ou une idéologie religieuse radicale un système de contraintes strictes jamais expérimentées dans le lien familial, l’abandon de leurs revendications individuelles au profit d’un idéal de sacrifice qui magnifie le martyr et la constitution d’une communauté de croyants qui repousse à sa frontière des ennemis à détruire, les mécréants ou les étrangers. Incorporation réelle du père.
Pourquoi pouvons-nous dire que nous trouvons bien une aspiration comparable dans les mouvements populistes de droite ou d’extrême-droite et en particulier au sein de la jeunesse désormais très présente dans ces mouvements ? Il n’échappe à personne aujourd’hui que 35 % des jeunes de 18 à 25 ans votent Front National. Tous les sondages d’opinion confirment cette tendance. Il n’est pas absurde de considérer que le basculement dans le discours nationaliste, anti-européen et xénophobe chez ces jeunes provient de la même causalité de structure : une défaillance violemment ressentie des repères symboliques paternels dans la famille et dans la société et l’adhésion à un père dans le réel politique, et dans le cas français à une mère, digne héritière de son père, malgré les apparences et les démentis, supposée rétablir l’ordre, la fraternité entre les citoyens égaux devant son amour et une vigoureuse défense contre l’étranger, le migrant ressenti comme ennemi. C’est le ressort du populisme nationaliste.
La fermeture identitaire dans le cas des mouvements djihadistes est strictement comparable à celle qui accompagne les mouvements nationalistes et populistes en Europe et la haine de l’autre, du mécréant ou de l’étranger, qui procède de cette fermeture n’est pas moins violente dans le second que dans le premier cas. Allez sur les sites internet de l’AFD en Allemagne ou du Bloc identitaire, groupuscule satellite du Front National, en France. Je l’ai fait. Vous le vérifierez in vivo. L’exaltation du lien communautaire est partout et l’appel au meurtre implicite.
Nous frôlons donc sans cesse dans l’actualité française le moment d’un passage à l’acte collectif où ces nouvelles communautés de croyants, nationalistes ou religieuses, c’est ainsi qu’il faut les nommer, vont se cristalliser autour d’un idéal politique et s’affronter. Pour réaliser cet idéal la pulsion de mort qui est dirigée contre ceux qui sont extérieurs à ladite communauté autorisera l’assassinat-des étrangers ou des mécréants. Ce mécanisme porte un nom. Cela s’appelle la guerre civile. Il y a de très belles pages de Montaigne dans Les Essais sur les guerres de religion en France entre protestants et catholiques que je vous invite à relire et sur la distance qu’il est nécessaire de prendre par rapport à l’émergence des nouvelles intolérances. Ces guerres laissent une trace indélébile dans la conscience française dont le beau texte de Montaigne porte témoignage. C’est aussi bien que Psycholologie des Masses. Nous voyons avec une évidence criante combien les mécanismes d’identification structurent la subjectivité et le lien social et combien leur dégradation dans la famille et dans la société entraîne de dégâts.
La radicalisation n’est donc pas le problème des seuls jeunes de banlieue, c’est un fait social total au sens de Durkheim et qui engage l’avenir politique de nos sociétés. Nous savons que l’arrivée au pouvoir d’un chef qui incarne le père réel et sévère est la porte ouverte à ce qui s’appelle la dictature et que la démocratie se trouve détruite par la radicalisation et les radicalités. Au-delà de la menace sur la vie humaine que génèrent les risques d’attentats, la radicalisation fait surtout peser une menace sur la démocratie. On le voit avec tous les populismes nationalistes. C’est aussi le pari de Daech qui manifestement en France vote Front National. Ce n’est pas un hasard si en France, en même temps que l’appareil coercitif de l’Etat se trouve renforcé à travers l’état d’urgence, une partie importante de la police aujourd’hui est attirée par l’extrême-droite et aspire à exercer un pouvoir sans limite qui peut par exemple commencer par le viol des citoyens et pourra se terminer par la torture, comme en témoigne un fait divers récent.
Il y a donc bien une spécificité de la radicalisation djihadiste au sens de Gilles Kepel, mais il faut l’inscrire dans le contexte plus large d’une radicalisation du lien social et politique qui légitime l’usage de l’expression « islamisation de la radicalité ». On pourrait aussi bien parler d’un investissement populiste et nationaliste de la radicalité.
C’est pourquoi la définition que donne Fahrad Kosrokhavar dans son ouvrage Radicalisation de 2014 s’impose finalement comme une conclusion temporaire à notre démonstration : « Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel. » Cette contestation de l’ordre établi aboutit logiquement à l’instauration d’un ordre de fer que l’on peut qualifier sans exagération de fasciste. C’est l’essence même des populismes et c’est ce qui nous attend en France. Dans deux mois ou dans cinq ans.
Que cette radicalisation vienne de la même racine latine- c’est le cas de le dire- que radis et racine laisse également fortement entendre à quelles racines de l’identification fait à chaque fois référence cette radicalité. Le substantif radix qui signifie racine donne l’adjectif radicalis. Tout ça ne vaut pas un radis d’un point de vue éthique ! Nous avons examiné cette question au-dessus.
Un dernier point pour conclure, je voudrais à ce stade évoquer l’esprit du soufisme qui guide aujourd’hui avec la psychanalyse l’esprit de ce colloque à travers une distinction bien connue dans la pensée d’Ibn Arabi. La lettre du discours divin y revêt une importance capitale : « Sache, dit Ibn Arabi, dans Al-futûhât al-makkiyya, que Dieu s’est adressé à l’homme dans sa totalité sans privilégier son extérieur (zâhir) sur son intérieur (bâtin), ni son intérieur sur son extérieur.(1) » Il y a ainsi un sens interne et caché du réel de la révélation (bâtin) et il y a un sens externe (zâhir). Ibn Arabi blâme ceux qui ne se soucient que des statuts légaux applicables à ce qui est externe, mais il est plus sévère encore pour les bâtiniyya qui ne se préoccupent que des sens symboliques de la Révélation et dédaignent son sens externe.
Sans mettre du tout sur le même plan texte sacré et psychanalyse, ce raisonnement d’Ibn Arabi peut être appliqué par analogie à la distinction entre l’exposé immédiatement compréhensible des interprétations analytiques sur tel ou tel fait, le sens externe, et le sens interne de ces interprétations qui renvoie à la description de structures saisissables grâce à certains outils symboliques de nature formelle qui expliquent ces faits.
Je voudrais évoquer ici, pour finir, ce qui à mon sens constitue le sens interne des phénomènes de radicalisation, d’où qu’elle vienne et quel que soit son contenu, nationaliste ou religieuse. Je vais autant que faire se peut vulgariser la théorie lacanienne de la nomination.
Disons que la nomination symbolique est l’équivalent chez Jacques Lacan de l’idéal chez Freud : le ou les traits que le sujet choisit chez son père pour l’idéaliser se traduisent par la nomination de signifiants auxquels le sujet se rapporte pour se construire. Cette opération est appelée nomination, parce qu’il s’agit selon Lacan pour le sujet de donner des noms à des traits significatifs. Je l’ai évoqué tout à l’heure avec Freud et la Psychologie des Masses. Cette nomination symbolique qui vient pacifier la relation du sujet avec le réel et rendre possible sa socialisation, Lacan l’appelle aussi Nom-du-Père, elle est cet ensemble de traits d’exception que se fabrique le sujet grâce à la filiation et sur lequel il règle sa conduite en s’y identifiant.
Mais en théorie lacanienne, comme en théorie freudienne, la nomination symbolique n’est pas toujours donnée. En l’occurrence, elle ne l’est pas avec les jeunes qui se radicalisent, la figure idéale du père s’est effondrée depuis plusieurs décennies. Pour les jeunes issus de l’immigration, je l’ai dit, l’oubli des origines doublé de l’humiliation économique et social de leur père dans la société d’accueil explique ce phénomène. Pour les convertis, la filiation et la transmission de l’idéal familial n’a pas fonctionné. Pour les jeunes attirés par l’extrême-droite ils ressentent la société de la marchandisation comme dissolvante par rapport à la nomination symbolique que les adultes essaient tant bien que mal de leur transmettre et ne savent plus à quoi s’accrocher, sinon à l’idéal de la Nation. Et il n’y a d’ailleurs pas que les jeunes qui dans la société se sentent privés d’idéal, de nomination symbolique : les classes populaires, une partie des classes moyennes aussi, comme en témoigne l’analyse en France du vote Front National depuis 2012. C’est tout le drame de la France dite de la périphérie paupérisée par la mondialisation et marginalisée par rapport à la production et aux échanges économiques.
Qu’en résulte-t-il ? Les uns et les autres connaissent à un moment donné de leur parcours un temps de suspens où nulle nomination symbolique ne vient s’inscrire, c’est le choix de délinquance ou des jouissances consuméristes qui sont des palliatifs fragiles à cette dés-idéalisation du lien familial et social.
Puis surgit la réponse que la structure vient offrir. Après avoir flotté dans ce temps de dés-idéalisation, ils reviennent à une forme d’idéal, en se radicalisant. S’agit-il à nouveau d’une nomination symbolique ? C’est là qu’il faut être très précis avec la nature du nouvel idéal en jeu, en s’appuyant sur Lacan. A ce temps de suspens de l’idéal succède un temps de reconstitution de l’idéal. L’originalité de l’analyse de Lacan, c’est d’établir soigneusement une ligne de partage entre la nomination symbolique et la nomination réelle.
La thèse originale du travail que je vous présente, c’est de dire que le djihadisme ou le militantisme d’extrême droite relèvent d’une nomination réelle. Il est remarquable que Dieu ou l’idéal nationaliste y jouent un rôle conséquent et ce n’est pas un hasard si l’on reprend l’hypothèse freudienne de la première identification de l’enfant, non pas comme extraction et nomination de traits, mais comme incorporation du Père.
On n’a pas suffisamment noté comme un fait symptomatique intéressant que le polémiste et essayiste d’extrême-droite Eric Zemmour a plusieurs fois dit dans les médias son admiration pour les jeunes engagés auprès de Daech qu’il appelait par ailleurs à combattre.
La nomination réelle fait plus qu’isoler un trait, elle est un mouvement d’incorporation du discours de l’Autre, djihadiste ou extrémiste de droite. Cette incorporation fonctionne comme un Nom-du-Père, mais s’enracine au plus profond de la structure du sujet, comme voix, et se présente comme un impératif, auquel le sujet doit répondre, dans le registre d’une certaine angoisse. Ce n’est pas un hasard si Lacan associe dans son séminaire RSI la nomination réelle avec Dieu et l’angoisse. Il y a dans la radicalisation un enracinement de l’identification du sujet dans le réel et cet enracinement relève moins de l’extraction de traits d’identification que l’incorporation d’une voix prescriptive. D’où sans doute une difficulté accrue, lorsqu’il va s’agir pour dé-radicaliser de faire échec à cet impératif réel dans le sujet pour revenir par exemple à la nomination symbolique. C’est ce que tente Dounia Bouzar, en incitant les jeunes revenus de Syrie à parler à nouveau de leurs souvenirs et leurs liens familiaux. Voyez ce qu’elle a récemment écrit.
Tout ce que je viens de vous dire d’une façon, je l’espère, compréhensible et littéraire peut aisément être formalisé dans une partie de la théorie mathématique contemporaine qui s’appelle du nom barbare de topologie des nœuds. Je travaille depuis quelques années déjà avec d’autres à formaliser les transformations du lien social et de la subjectivité, dont je vous ai fait le compte-rendu littéraire, d’une façon plus rigoureuse à travers sa figuration sous forme de nœuds. C’est ce que j’ai appelé le sens interne et « ésotérique de cette théorie ». Je ne vous en dis pas plus, sauf ceci, c’est que la psychanalyse dispose grâce à Lacan, l’un des initiateurs de la topologie des nœuds, d’une théorie scientifique comparable par sa portée explicative à la théorie de la relativité d’Einstein ou à celle des quantas : elle permet d’analyser et de prévoir l’évolution des faits subjectifs et sociaux et sa marge d’erreur est faible. C’est cette formalisation que j’ai traduite pour vous aujourd’hui sous forme littéraire. Quelques amis m’avaient conseillé d’être prudent avec mon auditoire et de ne pas lui infliger une présentation scientifique qui aurait nécessité plus d’une demi-heure d’explications en raison de son axiomatique. Pour faire court en théorie des nœuds il est possible de représenter la nomination symbolique comme l’un des ronds de ficelle du nœud et de montrer, figuration à l’appui, comment une nomination symbolique se transforme en nomination réelle. Vous saurez que Lacan permet de formaliser cette transformation dans ce qu’il appelle le nœud borroméen généralisé. Je n’en dis pas plus. Comme il y a la théorie de la relativité restreinte et la théorie de la relativité généralisée, il y a le nœud borroméen au sens restreint et le nœud borroméen généralisé. La topologie des nœuds est opératoire. Elle m’a permis de vous dire ce que je vous ai dit aujourd’hui. Je transmettrai à ceux d’entre vous que ça intéresse l’animation que j’ai faite avec le mathématicien et topologue Stéphane Dugowson pour présenter la transformation de la nomination symbolique en nomination réelle.
Je conclurai avec Ibn Arabi : « La félicité parfaite appartient à ceux qui joignent le sens externe et le sens interne. » A ses yeux un peu de science du sens interne éloigne du sens externe, beaucoup de science du sens interne y ramène. C’est pourquoi je n’ai évoqué sur la radicalisation son sens externe que pour mieux vous faire entendre sa portée de structure, son sens interne.

(1) Fut, I, p 334, Bûlâq, 1329 H (4 vol)