Une journée avec Marcel Cohen
2024

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DISSEZ Nicolas
Journées d'études

Marcel Cohen a inventé avec la série de ses ouvrages, publiés chez Gallimard intitulés Faits, Faits II, Fait III, Détails, Détails II, mais aussi dans un grand nombre de ses autres publications, une nouvelle forme littéraire. Cette invention a été reconnue et débattue lors d’un colloque organisé les 11 et 12 avril 2019 et édité chez Hermann sous la direction de Jérémie Marjorel et Marie-Jeanne Zenetti sous le titre Lire Marcel Cohen. Les auteurs établissent « la fermeté de ses choix littéraires » ainsi qu’une « responsabilité et une politique de l’écriture qui n’admettent aucun compromis ». Je vous renvoie à la lecture de cet ouvrage. Je souhaiterais privilégier ici, suivant le conseil de Freud rappelé par Esther Tellermann dans l’argument de notre journée, la possibilité de s’enseigner comme praticien de cette nouvelle forme littéraire et de souligner combien elle comporte pour les cliniciens mais aussi pour chacun dans sa vie quotidienne, des enjeux essentiels.

 

Le premier de ces choix littéraires forts est une défiance à l’égard du récit. Marcel Cohen prend le parti de privilégier les faits sur le récit. Il existe une cohérence entre cette forme littéraire et la démarche psychanalytique, en particulier dans sa modalité structurale, privilégiant le fait clinique sur l’anamnèse. Ce choix procède d’une démarche privilégiant les faits comme ce que l’auteur de fiction ne saurait inventer. « Les faits sont têtus » dit Vladimir Ilitch Oulianov, « les faits cliniques sont brutaux » nous rappelait régulièrement Marcel Czermak. On retrouve ainsi le titre proposé par Esther Tellermann pour nos Journées. S’il s’agit ici de « saisir le réel », c’est du réel de la clinique comme « impossible à supporter », selon la formule de Jacques Lacan.

 

 Ce privilège donné au faits ou aux détails sur le récit conduit à des conséquences sur la dimension du sens. « Dans un roman classique il y a toujours un sens, un récit veut toujours dire quelque chose, mes livres ne veulent rien dire » affirmait récemment Marcel Cohen dans une émission sur France Culture. Toutefois, si les séries d’anecdotes de Détails ne veulent rien dire, elles sollicitent tout autant un « plein de sens ». N’est-ce pas ce qui nous y arrête, ce qui en fait la valeur ? N’est-ce pas dans cette limite du sens que le détail touche à un universel, qu’il parle à chacun, sans rien dire comme tel ? Franz Kafka – référence régulière de Marcel Cohen – a su l’indiquer avec justesse : « Là où réside la vérité, on ne peut voir plus que des détails ». Il y a dans la lecture des textes de Marcel Cohen un appel à la signification qui débouche sur un achoppement du sens, mouvement profondément cohérent avec l’expérience analytique.

 

Ce choix détermine une position que l’on peut qualifier d’éthique. La position de l’écrivain qui privilégie la mise en valeur des faits et du détail sur le récit conduit à la disparition de toute mise en avant de sa personne, à une écriture impersonnelle. Les formulations de Marcel Cohen sur cette question ne peuvent que faire écho à la position du praticien. Je le cite : « L’absence à lui-même de l’auteur peut-il tenir lieu de présence pour le lecteur ? », puis ailleurs : « Nous savons à quel point nous sommes attentifs aux détails les plus insignifiants dès que nous nous contentons d’attendre ».

 

Il est vrai que, d’une certaine façon, le récit romanesque tend vers la démonstration, il vise sinon à convaincre du moins à embarquer le lecteur dans le fil de son récit. L’effet produit par la lecture des livres Marcel Cohen est tout à fait différent : ses ouvrages ne démontrent rien, pourtant ils proposent une cartographie, une lecture du monde, d’une grande justesse. Ils peuvent, en quelque sorte, servir de boussole à ses lecteurs mais en les laissant libres de choisir leur orientation, en les laissant responsables de leurs choix éthiques devant ces faits.

 

Je m’interromps donc sur ces choix forts, pour indiquer combien ils font écho à la position du praticien et ne peuvent qu’enseigner les psychanalystes, en souhaitant que cette journée puisse y participer.

 

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