Temps et contretemps
2024

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LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
Journées d'études

 

Journées d’étude 
« Le temps logique » de Jacques Lacan
Dimanche 3 décembre 2023
Intervention de Christiane Lacôte-Destribats 

Temps et contretemps

Texte dédié aux Happy Jumpers.

Lacan a repris plusieurs fois le sophisme, ou l’apologue plutôt, des trois prisonniers à qui l’on promet la liberté sous la condition de résoudre la question suivante : quelle est la couleur du disque, blanc ou noir, que l’on m’a mis dans le dos et que je ne puis voir ? Interdit de parole, je ne peux me fier qu’au regard et à la réaction des deux autres pour savoir qui je suis. Car l’apologue va jusqu’à cette question.

Il s’agit, dans toutes les variantes, d’identification. Et, puisqu’il s’agit d’un processus, de la fonction du temps déclinée selon « l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure », et la hâte qu’y décrit Lacan. J’y ajoute, à la suite des enseignements de D. W. Winnicott et de J. Bergès, le contretemps.

C’est un ajout qui me semble capable d’offrir un point de vue à la fois critique et éclairant sur les trois temps nommés par Lacan, un peu comme le choix d’une diagonale permet de résoudre un problème de géométrie, par exemple, celui de la duplication célèbre de la surface d’un carré. Ou de tout autre problème.

Cette idée d’un ajout, d’une apparente complication d’un problème, me semble avoir sa pertinence dans notre discipline, car, comme analyste, nous fonctionnons comme une sorte de pièce rapportée qui, non seulement se propose à la complexité de la parole et des récits de nos patients, mais qui, par son ajout complique les questions, les transforme, les rend suffisamment autres pour pouvoir en résoudre quelques unes.

Ici, je pose qu’un contretemps peut éclairer l’apologue silencieux de Lacan sur les prisonniers. Le moment de conclure, ce moment de l’assomption subjective par la parole, en effet, comment se formule-t-il ?

Auparavant, voyons les textes qui retracent l’apologue inventé par Lacan. Ils sont repérés et commentés avec une belle pertinence par Nicolas Dissez dans son livre les apologues de Jacques Lacan (PUF).

Beaucoup a été dit sur cet apologue et ses variantes.

Le premier, reproduit dans les Ecrits, est muet, mis à part l’avertissement qui énonce la règle du jeu.

Il s’agit, au-delà de l’aspect quelque peu paranoïaque par où l’observation réciproque se joue dans une compétition vitale, de proposer des mouvements de la pensée qui ne doivent rien à la dialectique, antique ou hégélienne. Ce texte, qui, d’ailleurs en constitue peut-être une critique, déplace en tout cas le mouvement de la parole dans la cure d’une toute autre manière.

Il me semble que si, parfois, il y a une sorte de dialogue dans une cure, il n’y a pas de dialectique au sens où l’avancée des questions ne se fait pas par dépassements successifs.

Le texte sur le temps logique est un texte qui se passe allègrement de l’Aufhebung.

L’apologue de Lacan, dans ses variations, concerne toujours en effet non seulement la question du temps dans la cure, mais ce que la cure révèle du temps lui-même comme partie prenante de la possibilité de la parole et de son effectuation.

Qu’est-ce qui va sortir en effet, sinon une parole inattendue venue de l’inconscient ? Mais qui va se conclure par une interprétation qui validera son origine inconsciente en même temps que son effet subjectif. Ou plutôt, la validation d’un sujet dans son acte d’identification. Car il s’agit d’un acte.

Reprenons ces textes.

L’instant de voir : Silence du regard. Et du même coup on peut y lire une critique de l’évidence qui se déduit de la métaphore d’un regard absolu, et, aujourd’hui une critique de la psychologie qui prône l’insight. Ironie décapante de Lacan.

Le temps pour comprendre : Il supposé égal entre les prisonniers et sa longueur est indéterminée, scandée par deux moments de doute. Remarquons qu’il se fait là une toute autre approche du doute que celle, absolument solitaire, de Descartes. Il y a dans ces textes un déplacement des questions par rapport à la philosophie classique.  

Le moment (ou étymologiquement, le mouvement) de conclure, est aussi le moment où surgit l’identification. Lacan dit ainsi à propos de la hâte nécessaire au mouvement de conclure :

« Le sujet tient dans la main l’articulation même par où la vérité qu’il dégage n’est pas séparable de l’action qui en témoigne ». (Séminaire II. P. 333 Edition du Seuil)

Plus loin, il donne une indication clinique essentielle sur la manière de situer le langage : comment passer du langage appliqué à l’imaginaire au langage qui ferait apparaître sa dimension symbolique ? Là aussi, il y a une critique de ce qu’on appelle les vertus de la verbalisation. Il dit ainsi, à propos de cet apologue :

 « Je ne vous donne pas ça comme un modèle de raisonnement logique, mais comme un sophisme, destiné à manifester la distinction qu’il y a entre le langage appliqué à l’imaginaire – car les deux autres sujets sont parfaitement imaginaires pour le troisième, il les imagine, ils sont simplement la structure réciproque en tant que telle – et le moment symbolique du langage, c’est-à-dire le moment de l’affirmation. » (Ibid. P.335)

Si Lacan affirme la distinction entre le langage appliqué à l’imaginaire et le moment symbolique du langage, mouvement de l’affirmation, c’est que cette distinction est souvent escamotée.

Ainsi, sommes-nous aujourd’hui empêtrés dans une impossibilité d’une affirmation ? D’une affirmation issue d’un processus qui montre une complexité ternaire et non duelle ? Car nous sommes souvent aujourd’hui englués dans une démultiplication de situations duelles.

D’autre part, dans cet apologue, le regard peut sembler représenter l’objet a, mais ce ne me semble pas exact car le trajet du processus va dégager autre chose.

Dans le premier apologue, je conclus que je suis blanc par un acte. Dans les variantes, je conclus que je suis un homme par l’acte de quitter le duel imaginaire où l’autre se saisit seulement comme semblable. Lacan décrit alors les cycles de la demande jusqu’au moment du dire où l’altérité devient symbolique. Il s’appuie sur ce que permet l’espace la bouteille de Klein, où va s’inscrire l’affirmation symbolique d’une identification.

« Qui ne saura, et plus encore au niveau de notre expérience analytique que de tout autre, voir que dans cette identification, où sans doute la venue au départ du semblable, l’expérience qui se mène par les chemins contournés sur eux-mêmes, les cycles qu’accomplit, à se poursuivre tout autour de cette forme torique, dont la bouteille de Klein est une forme privilégiée, ce temps de cerner les tours et les retours de l’ambiguïté, et l’aliénation, et l’inconnu de la demande, après ce temps pour comprendre, il est tout de même un moment, le seul d’ailleurs décisif, le moment où se prononce ce « je suis un homme ». Et je le dis tout de suite de peur que les autres, l’ayant dit avant moi, ne me laissent seul en arrière d’eux. Telle est la fonction de l’identification par quoi la bouteille de Klein nous paraît la plus propice à désigner ceci. » Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse. 13-1-1965.

Qui suis-je ? Question bien contemporaine au moment de revendications identitaires qui se font depuis la duplication simple de relations entre semblables. A ces dualités multipliées et à ce que cela produit comme impasses, Lacan oppose un processus ternaire : « C’est en tant que, du petit a, les deux autres sont pris comme Un plus a que fonctionne ce qui peut aboutir à une sortie dans la hâte. » Encore P.48. Seuil.

Ce qui prime aujourd’hui, par rapport au temps, qui n’est encore qu’un rythme, devient, par un processus ternaire une opération symbolique d’identification et cela vaut pour une cure analytique et l’exploration de l’inconscient. Ce n’est pas parce que l’espace médiatique façonne de façon publicitaire des egos en miroir que derrière cette « pleine conscience » qu’on invoque à cors et à cris il n’y a pas d’inconscient.

Même les passages à l’acte qui semblent montrer un pulsionnel brut ne se font pas à propos de n’importe quoi. Le face à face avec l’ennemi en miroir masque un malaise sous-jacent qui est plus complexe.

Lacan nous montre la voie : au temps présent du face à face il oppose un ternaire qui prend du temps.

Ce qui est éludé, c’est le temps pour comprendre. J’en avais parlé jadis. Ce temps peut être long. Et s’il est fait d’un grand nombre de demandes, il inclut aussi des contretemps.

Ces contretemps sont essentiels. Winnicott et Bergès en montrent le caractère crucial. Les contretemps sont les moments où la demande n’obtient pas satisfaction, que ce soit par un refus, que ce soit par la survenue de l’absence de celui ou de celle à qui elle est adressée. Dans un article célèbre Winnicott parle de la possibilité ou pas, pour un petit enfant, d’être tranquille dans la pièce à côté de celle où est sa mère, sans la voir, sans qu’elle soit présente devant elle. C’est dans ce magnifique essai, La capacité d’être seul. Cette tranquillité, un mot que j’emploie souvent, n’est pas seulement le signe d’un certain apaisement de l’angoisse, mais aussi le signe d’une place tierce, une place qui est un temps tiers, qui laisse une chance à l’enfant de rompre avec une situation de l’autre purement duelle. Ce temps de tranquillité fait tiers terme. C’est ce qui rompt la dyade. Mais à certaines conditions. L’obstination dans le sentiment de frustration, la revendication qui s’ensuit, confortent la dyade. Mais ce temps plutôt tranquille, que ne connaissent pas les enfants agités, peut être un temps qui permet à l’enfant d’imaginer, d’imaginer par exemple que sa mère puisse s’occuper à autre chose, à donner de l’attention à quelqu’un d’autre par exemple.

Nous le voyons ici, ce temps pour comprendre, qui n’est pas seulement la répétition des demandes autour des anses de la bouteille de Klein jusqu’à la surface de rebroussement, n’est pas si simple.

Il rompt, cliniquement, avec ce que je remarquais de pré-paranoïaque de l’instant de voir. Car ce n’est pas parce que chaque prisonnier voit deux autres que, le premier temps, l’instant de voir, n’est pas autre chose que la duplication d’une situation finalement duelle.

Ce n’est qu’à la fin du processus qu’on arrive à cette conclusion que Lacan décrit dans Encore et que j’ai déjà citée : « C’est en tant que, du petit a, les deux autres sont pris comme Un + a, que fonctionne ce qui peut aboutir à une sortie dans la hâte. »

Le temps pour comprendre serait-il donc celui de l’élaboration de l’objet a comme tel ? Il semble bien. Car l’objet a ici, n’est pas, me semble-t-il, le regard, mais le temps.

Pas n’importe quel temps. Pas celui de l’instant de voir en tout cas. Mais celui qui s’anticipe au cours du temps pour comprendre.

Qu’est-ce qui s’anticipe ? Quelque chose qui est imaginé et qui se présente comme le risque d’une vérité ou d’une erreur.

Quelque chose comme du courage. « Il faut y aller » disait Lacan à propos de l’inconscient, pour que cet inconscient se mette en branle et par là même montre son existence.

Cet apologue est donc aussi celui qui règle notre pratique : Nous recevons quelqu’un pour la première fois, nous évaluons comme nous le pouvons ce que ses demandes anticipent d’un travail futur, et voilà qu’un rêve surgit et insiste dans un espace nouveau. Parfois, ce n’est pas aussi rapide.

Qu’en est-il de la hâte conclusive ? Reprenons cette citation du séminaire II.

« Tout dépend de quelque chose d’insaisissable. Le sujet tient dans la main l’articulation même par où la vérité qu’il dégage n’est pas séparable de l’action qui en témoigne. » (Séminaire II p. 333 Seuil). La phrase est intéressante, on entend quelque chose comme une contradiction entre ce qui est « insaisissable » et le « tenir dans la main ». C’est ce heurt qui incite le sujet à un franchissement, mais selon une certaine confiance par rapport à cet insaisissable qu’il saisit pourtant. Il y a en cela un basculement de l’impossible (l’insaisissable) au nécessaire, (tenir dans la main), contraignant hic et nunc. C’est de prendre en compte cet impossible, lui donner une place dans le temps, qui lui donne des bords, qui permet le franchissement de ces bords. C’est une bascule de l’imaginaire vers le symbolique, par l’insaisissable du réel.

Lacan parle de la hâte : il s’agit de s’emparer de cet insaisissable. On pourrait même dire, parier sur lui.

C’est le « kairos », occasion favorable, à saisir dans l’interprétation. Juger que cet insaisissable est un moment de « kairos » qu’il ne faut pas laisser passer. Nos scansions, dans le texte d’un analysant, ne sont pas toujours aussi « prestes » qu’il le faudrait. Cependant, l’idée d’un insaisissable qu’un patient aurait à saisir, est ce qui nous incite à prendre en compte, nous aussi, d’un autre bord, cet insaisissable pour en marquer un possible temps nouveau, autre. Lire Autrement, enfin.

Le moment d’affirmation, qui est le moment de conclure, quel est-il alors, cliniquement ? C’est d’autant plus important que tout ce processus qui y conduit, qui conduit une cure psychanalytique, semble de plus en plus étranger aux habitudes mentales actuelles. Il faut une satisfaction immédiate dans ce temps, décrit par Hartmut Rosa, dans Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte), comme un temps d’accélération. Aucune ressemblance avec ce qu’indique Lacan sur la hâte à la fin d’un processus complexe. L’immédiat en est le contraire, et brise ce que le temps apporte à la réflexion sur l’altérité.

C’est sans doute pourquoi le moment de conclure est sans doute formulable, non pas au présent, mais selon un futur antérieur : J’aurai dit cela, j’aurai été cela, au terme du temps pour comprendre, j’aurai interprété cet insaisissable comme cela.

Du côté de l’analyste, on peut dire : ce rêve, par exemple aura pu montrer ceci ou cela.

C’est que le temps d’anticipation propose d’emblée, si le sujet en analyse veut bien s’y mettre, sa conclusion, qui n’est pas une fin, comme la redoute un obsessionnel, mais un registre de temps hétérogène, celui du futur antérieur. C’est sur ce temps que nous nous tenons dans notre position d’interprétant : reprendre le futur antérieur du dire de l’analysant pour, non pas le formuler nous-mêmes, mais pour en laisser entendre ce qui le sépare de l’anticipation.

C’est ce gap qui se montre alors être cet espacement de temps que peut être l’objet a.

C’est un point très important théoriquement et cliniquement que note avec justesse Marc Darmon selon un autre cheminement, lorsqu’il parle du temps comme objet a dans son livre  Essais sur la topologie Lacanienne. (Editions de l’Association Lacanienne Internationale)

Précisons enfin ceci à partir du séminaire Encore (leçon 19) :« Cette fonction d’identification qui se produit dans une articulation ternaire est celle qui se fonde de ceci, qu’en aucun cas ne peuvent se tenir pour supports deux comme tels, qu’entre deux, quels qu’ils soient, il y a toujours l’Un et l’Autre, le 1 et le a, et que l’Autre ne saurait dans aucun cas être pris pour un Un.

C’est très précisément en ceci que dans l’écrit quelque chose se joue qui, à partir de ceci de brutal, prend pour Un tous les Uns qu’on voudra, que les impasses qui s’en révèlent sont, par elles-mêmes, pour nous, un accès possible à cet être, une réduction possible de la fonction de cet être dans l’amour. »

Lacan parle alors de la « fonction » de cet être, c’est-à-dire, qu’il trouve sa fonction dans ce qu’on peut penser de l’amour, mais cela le réduit, cet être, à cette fonction. L’immobilité rêvée de cet être se pense à partir d’un oubli de cet objet a.

Or le temps est cet objet a lui-même, et ce qui nous oblige à penser le Un avec le petit a. Cet objet trouve ses bords quand une affirmation ne s’appuie plus sur le mode présent d’un être, mais sur l’anticipation d’un insaisissable, précisé après-coup, selon un futur antérieur. Voici donc cet ajout qui aura été l’interprétation de ce que je vous annonçais. Ce qui nous montre qu’une interprétation ne se formule que selon un futur antérieur qui inscrit symboliquement une hétérogénéité de temps par rapport aux temps précédents du processus. C’est sans doute l’hétérogénéité de ce temps que nous avons à tenir dans l’interprétation.