Quelle est la place du discours capitaliste parmi les autres discours ?
2024

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Séminaire d'été

Préparation au Séminaire d’été 2024

Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)

Mardi 16 janvier 2024

Président-discutant : Jean-Luc Cacciali

Quelle est la place du discours capitaliste parmi les autres discours ?

Pierre-Christophe Cathelineau

 

En quoi la vision du discours du maître est-elle contredite par l’émergence du discours universitaire que dans l’Envers [de la psychanalyse] Lacan assimile clairement au discours capitaliste ?

Elle l’est par le développement même du capitalisme. Que s’est-il passé avec le capitalisme ? Le maître aidé par les ambitions des philosophes manifeste dès le Ménon sa volonté de capter le savoir de l’esclave. Par les questions posées par Socrate sur le fait de doubler la surface d’un carré. Mais ces questions insidieuses qui consistent à bafouer l’esclave signe un fait majeur qui annonce le capitalisme, l’extorsion à l’esclave de la totalité de son savoir. C’est l’affirmation de Lacan. Le savoir passe en position d’agent du discours et le maître se l’approprie complètement au terme d’un développement historique et scientifique qui aboutit au fait que l’esclave est dessaisi de ce qui, à l’origine, constituait son essence, le savoir.

La position d’agent du discours qui est ici marqué par cette place (en haut et à gauche du schéma du discours), c’est désormais le savoir qui la tient, S2, et la vérité de cette position du savoir, c’est l’impératif du signifiant-maître (en bas à gauche du schéma du discours). C’est-à-dire qu’il y a un quart de tour de rotation par rapport au discours du maître (quart de tour dans le sens opposé des aiguilles d’une montre), qui fait passer respectivement ce S2 et ce S1 à ces places respectives d’agent et de vérité.

S2  à a

—       —

S1         $

Que s’est-il passé ? Si vous lisez ce dialogue de Platon, c’est net. Tout le travail du maître Socrate va être d’extorquer son savoir à l’esclave, de lui subtiliser son savoir et cette extorsion incarne un mouvement historique qui ne va pas cesser jusqu’à l’avènement du capitalisme. C’est le procès éthique le plus sévère que Lacan fait à la philosophie, parce qu’il dit que c’est ce qui contribue à mettre en place un discours du tout-savoir, dominé par les maîtres qui sont désormais les grands sachants – on les appelle les énarques aujourd’hui. Ce qui n’était pas le cas du maître antique qui, lui, combattait sur les champs de bataille et s’occupait de politique.

Ces maîtres, ce qui les intéresse désormais, c’est le savoir en tant qu’il procède de l’impératif, et cet impératif, c’est l’impératif de savoir. Continue de toujours plus savoir ! Au nom de cet impératif, quel discours progresse-t-il le plus ? C’est le discours de la science, dont parle Lacan dans l’Envers par référence au S2 du discours universitaire.

Il y a autour du discours de la science quelque chose qui est encore plus massif et qui est l’émergence de ce que l’on appelle la technocratie. Qu’est-ce que la technocratie ? Ce sont des maîtres qui savent. Un quart de tour et on a des technocrates, des bureaucrates qui détiennent un tout savoir et contrôlent une science qui galope ; ça galope ! C’est le progrès et son progressisme si à la mode. À l’époque de Lacan, il y a eu des innovations comme la bombe atomique. Aujourd’hui c’est l’avènement du monde virtuel, des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle pour lesquels sans grande imagination on nous promet des plans pour 2030.

Que remarquons-nous ?

Que les techniques du management anticipent beaucoup sur les conséquences de l’intelligence artificielle, puisque l’on dessaisit le salarié de ses compétences de savoir-faire pour le faire aller sur le savoir-être.  C’est aussi une forme de dévalorisation du travail pour le salarié.

L’essence du travail a changé, parce que d’abord on n’a jamais autant travaillé, comme le fait remarquer Lacan, et que le travail n’a jamais été aussi célébré qu’à notre époque : il est ce qui donne un statut à chacun dans le lien social ; en dehors de lui, point de salut. Qu’est-ce qu’est devenu l’objet a dans cette course effrénée au travail et au savoir ?

Il est devenu le travailleur lui-même, c’est le consommateur aussi. C’est-à-dire que l’objet a, qui vient en position Autre, est devenu comme l’avait très bien repéré Marx, l’unité de valeur. Nous sommes sans cesse dans nos métiers respectifs évalués. Qu’est-ce que cela veut dire, être évalué ? Être évalué, cela veut dire être considéré comme producteur de valeur, et considéré comme valeurs. Nous sommes des valeurs marchandes.

Lacan disait cela en 1968, devant ces jeunes, c’était de la bombe. Nous sommes tous collectivement devenus une certaine quantité de valeur. Le travailleur n’est plus seulement en position d’esclave, mais il est considéré comme unité de valeur. Le travailleur devient pur objet a, comme dans le discours au-dessus, et il est en position Autre par rapport à cet impératif de savoir.

Qu’est-ce qu’un salarié sinon un homme-marchandise, au sens où l’entend Marx, c’est-à-dire un sujet revêtu d’une certaine valeur marchande. Je vous le disais l’autre jour : « Sachez-vous vendre. »

Qu’est-ce que cela signifie ? Sinon précisément faire fonctionner cette dimension de l’objet, du plus-de-jouir, pour soi-même et pour autrui ? C’est que notre force peut être évaluée, elle est quantifiable. On est capable d’offrir un certain nombre de services au titre de sa force de travail à celui qui nous recrute et auquel on se vend comme une marchandise. C’est l’avènement d’un homme nouveau par rapport à l’antiquité : l’homme-marchandise, bien plus esclave que l’esclave antique qui ne se vendait pas comme valeur et gardait à disposition la totalité de son savoir.

Comme exemple prototypique de cet homme-marchandise il y a le logo de Manpower, où on voit – c’est un dessin de Léonard de Vinci – un homme inscrit nu à l’intérieur d’un cercle. C’est typique : tout est compris dans le signifiant Manpower et dans ce cercle qui symbolise cette totalité fermée sur elle- même. Dans ces entreprises d’intérim, on est dans la dimension de la marchandisation du corps et de l’esprit. C’est ce que démontre le logo lui-même.

Alors évidemment ce discours produit un sujet $ en position de production dans le discours. Alors justement ce $, son problème c’est que le discours le produit. Cela produit des sujets qui ont bien du mal à s’affronter à la structure qui est en face d’eux, au S2, d’où il leur est commandé de savoir et qui leur commande de produire. Lacan souligne l’impuissance de ce sujet par rapport aux impératifs qui l’assaillent.

Pourquoi cette remarque est intéressante ? Parce que Lacan pose dans un premier temps dans L’Envers de la psychanalyse que le discours universitaire, c’est le discours capitaliste. L’interprétation qu’il donne du discours universitaire, c’est celle-là même qu’il peut donner du discours capitaliste. Il s’adresse aux étudiants qui sont très excités face à lui, à Vincennes. Les étudiants l’interpellent sur le fait qu’ils veulent faire la révolution. Il leur dit : « vous êtes des a-studés. » petit a, studés de studium, donc vous êtes en position d’objet a par rapport au système qui vous fabrique comme sujet pour le système marchand. Il y avait une réforme à l’époque qui créait ce qui s’appelait des unités de valeur. Les unités de valeur, c’est typiquement un terme qui renvoie à cette dimension. Être pourvu d’une unité de valeur, qu’est-ce que c’est sinon être valorisé par un marché ? Apparemment l’université est aujourd’hui totalement décalée par rapport au marché. C’est ce qu’on lui reproche. Sauf qu’il y a, pour compenser cette inadaptation chronique, des super-universités qui fabriquent des petits soldats motivés pour commander à la production d’objets techniques et financiers. Cela s’appelle les grandes écoles. C’est la valorisation des hommes-marchandises.

En passant du discours du maître à cette première formulation du discours capitaliste, on passe de l’objet a comme objet pulsionnel et fabriqué à cette idée que cet objet va, du côté de l’Autre et du travail, s’incarner désormais dans des êtres humains qui dans le discours prennent valeur d’objets purs. Le plus-de-jouir n’a pas seulement des effets ravageurs en tant qu’accumulation du profit, il en a aussi sur celui qui le produit, puisqu’il est lui-même transformé en plus-de-jouir. Celui qui le produit devient un plus-de-jouir dans le processus de production. À ce stade de la réflexion de Lacan le discours universitaire est le discours capitaliste.

S2   à   a

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S1

Pourquoi n’est-il pas possible de s’en tenir à ce seul discours pour décrire le capitalisme ?

Parce qu’entre S2 et a et surtout $ il y a un impossible à rejoindre. Et c’est pour résoudre cette dimension d’impossibilité que Lacan reformule les choses autrement dans la conférence de Milan.

Est-ce que le capitalisme permet de casser cette logique de l’impossible ? La réponse de Lacan, c’est que le capitalisme met fin à cette impossibilité structurale dans le discours du maître et le discours capitaliste ancienne manière, ou discours universitaire. La grande invention du capitalisme, c’est qu’il n’y a rien d’impossible entre les places. Et ce qui le montre dans les schémas que fait Lacan, ce sont les flèches qu’il inscrit entre les différentes places du discours capitaliste nouvelle manière.

Je vous l’ai écrit.

Qu’est-ce que ça veut dire : que l’objet a fait retour vers le sujet. Cela signifie que le sujet le récupère dans son intégralité, il en récupère la jouissance. Il faut entendre jouissance, comme excitation supplémentaire, mais aussi comme jouissance de droit. Il la récupère contrairement au maître antique qui se contente de prélever une simple dîme. Si l’on regarde les chaînes d’information, YouTube il y a un déferlement, un ruissellement d’objets supposés revenir au sujet et le sujet, c’est nous, en tant qu’agent du discours.

Ce qui est intéressant à noter dans ce discours capitaliste nouvelle manière, c’est que cette circulation décrite par les flèches est une circulation infinie de la jouissance, qui devient avec le S1, non plus commandement, mais quoi ?

Impératif de jouissance, mais aussi prévalence du signifiant maître, de l’Un comme vérité du discours, j’y reviendrai à propos de cet Un de l’identité qui constitue la vérité du discours capitaliste et le pousse à secréter des foules organisées par la jouissance d’un Un identitaire, du signifiant maître. J’y reviendrai avec ces groupes L.G.B.T., fluid gender, ces minorités ordonnées autour de la couleur, de la religion, du nationalisme. Le capitalisme secrète du signifiant Un malgré la dispersion de son objet a. Le capitalisme porte en lui l’orage des identités déchaînées, comme on le voit aujourd’hui.

Mais avant que ne se produise ce phénomène si contemporain, la vérité de ce sujet avant d’instiller sa jouissance dans l’Un, c’est qu’il est supposé avoir pour la première fois accès à son fantasme, sans perte. C’est ce que fait le publicitaire. Il joue sur le fantasme de tout un chacun, fantasme de puissance, de félicité, de bonheur.

Bien sûr c’est toujours le signifiant maître qui commande au savoir, mais c’est le commandement lui-même qui est la vérité du processus. Qu’il s’agisse du capitalisme ancienne manière ou du capitalisme nouvelle manière. Les deux discours éclairent les pratiques contemporaines.

Où nous mène cette organisation de discours ?

À ce stade de la réflexion je voudrais faire un détour par ce qui constitue la pointe extrême du capitalisme, à savoir le discours néolibéral, j’appelle discours néolibéral un discours qui s’en remet intégralement aux lois du marché pour penser à la fois l’ordre économique, politique et social.

À quel modèle discursif renvoie-t-il ? Si je vous dis que le modèle discursif du discours néolibéral, c’est le marquis de Sade, vous pouvez être choqué, car il l’anticipe de deux siècles. Dans le texte « Français, encore un effort si voulez devenir républicains. »

Que dit Sade ? Il dit en substance que les égards pour la considération de la jouissance d’autrui détruiraient ou affaibliraient la jouissance de celui qui la désire.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est ma jouissance, et uniquement elle, qui entre en ligne de compte dans le discours néolibéral. Sade revendique une liberté totale pour l’individu désirant. Lacan va résumer cette liberté de la façon suivante dans son article « Kant avec Sade » tiré des Écrits : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l’exercerai sans qu’aucune limite ne m’arrête dans le caprice des exactions que j’ai le goût d’y assouvir. » L’idée est simple ; Sade a un programme. C’est un programme de dissolution morale et de perversion généralisée.

En trouve-t-on des traces dans la pensée néolibérale ?

David Friedman, un théoricien américain de l’anarcho-capitalisme, très en vogue dans les années 1970, dit que l’idée centrale du libertarianisme, c’est que les gens doivent pouvoir vivre selon leurs désirs. Nous rejetons, dit-il, totalement l’idée que les gens doivent être protégés de force contre eux-mêmes. Une société libertarienne n’aura pas de lois contre la drogue, les jeux de hasard, la pornographie.

C’était en 1973 ; il écrit ça dans The machinery of the freedom. Texte qui a eu un grand succès à l’époque.

Cette profusion des jouissances annoncées en 1973, c’est-à-dire il y a près de cinquante ans s’est réellement produite.

Comment, si ces jouissances sont réalisées, les individus sont-ils les uns par rapport aux autres selon Marx et avant lui Hegel ? Ils sont en compétition, en lutte les uns par rapport aux autres, puisqu’ils n’ont aucune raison de respecter les autres sujets. L’autre est utilisé comme moyen normal de se procurer la jouissance. On observe dans la société, dans les entreprises, dans les associations où c’est le savoir qui est requis en fonction d’objet, le développement de la haine et de la lutte entre les concurrents.

Ce qui montre que nous sommes bien dans le registre d’une morale sadienne, c’est la dureté des relations dans le monde du travail, dans le monde familial, ou encore dans le monde associatif. « La dureté absolue » comme le dit si bien Hegel à propos de la Société Civile qui est la société civile du capitalisme naissant de son époque dans les Principes de la philosophie du droit. C’est aussi tout ce dont parle L’homme sans gravité de Charles Melman.