Que pouvons-nous dire de l’affirmation freudienne sur l’indestructibilité du désir ?
2024

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LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
Le Grand Séminaire

Nous allons commencer cette soirée par une question insolente, peut-être, à l’égard de Freud : Que pouvons-nous dire, en effet, de l’affirmation freudienne sur l’indestructibilité du désir ?

 

Castration, barbarie, entre ou et et, cela pose la question, comme va le faire Jean-Marie, des possibilités d’une inscriptibilité symbolique du sujet, car c’est la fonction de ce qu’on appelle castration dans notre domaine, non seulement de situer les limites de la jouissance, certaines limites à la jouissance, mais d’organiser un désir dans sa relation au signifiant.

 

La limitation de la jouissance, mise en question aujourd’hui, ne suffit pas à rendre compte de la subjectivité contemporaine dans son rapport à l’inconscient. Un rapport à l’inconscient souvent dénié d’ailleurs au profit de mises en œuvre diverses destinées à promouvoir quelques idéaux de « bonne vie ». Nous pensons ici au titre de Judith Butler : Qu’est-ce qu’une bonne vie ? Question pertinente à coup sûr, mais qu’un usage généralisé du performatif dans la prise de parole engage dans une direction différente de la nôtre qui explore un désir inconscient.

 

Cependant ce n’est pas parce que le rapport à l’inconscient est dénié qu’il n’existe pas. En tout cas c’est notre hypothèse. Est-ce que ce déni va détruire ce désir que Freud dit indestructible ? C’est là la question. Quelle est la force d’un déni, quelle est sa durée, quelles en sont les ramifications ?

 

Notre expérience clinique n’interroge pas les symptômes comme des déficits on le sait, mais la vulgate actuelle les interroge ainsi. C’est sans doute un des aspects les plus communs de ce déni. Un déficit en effet se jauge par rapport à une norme, par rapport à une moyenne statistique ou encore par rapport à des idéaux de « bon » fonctionnement. Les normes elles-mêmes obéissent aux nécessités managériales, Lacan le disait déjà. On parle alors plus facilement d’individus que de sujets.

 

Sur la question posée entre ces deux termes, castration et barbarie, se tient en effet autre chose qu’un déficit,  le symptôme. Souvent pour résoudre une question, qui manie une opposition entre deux termes, ainsi « castration et/ou barbarie », on en invente un troisième pour expliciter les choses. Ainsi le symptôme, qui  n’est pas un déficit, mais une sorte de mise en attente, de mise en tension vers une symbolisation possible. C’est cela son intérêt. Mais l’heure actuelle ne permet guère cela, car elle gèle le symptôme dans la réalité du déficit, verdict qui n’offre que des pratiques d’amélioration sur la même base théorique. Le déficit en effet ne touche la subjectivité que du point de vue de la souffrance, de l’adaptation à une mesure commune, et sollicite une pratique de rééducation et de compassion. Si Freud avait été compassionnel avec ses patientes hystériques, il n’aurait pas inventé l’hypothèse d’un désir inconscient. La fameuse neutralité du psychanalyste trouve ici sa raison.

 

La brutalité du terme de castration évoque un supplice barbare. Je m’étonne toujours de ce que les psychanalystes emploient ce terme avec une placidité souriante. Les embarras surgis à propos de notre titre de séminaire ont une certaine vérité. L’accolement entre ces deux termes marque bien, comme Freud le notait quand il parlait de l’angoisse de castration, que la réalité de ce supplice était épouvantable, ou est épouvantable. Le mot de barbarie surgit alors avec une sorte d’évidence, la castration est un supplice barbare. Elle évoque la domestication animale ; Comme les bœufs et les chevaux, les eunuques ne doivent plus être fougueux. Elle évoque aussi les meurtres, les mutilations et leur signature mafieuse, abjecte. Mais la barbarie lorsqu’elle touche ainsi au sexe touche non seulement la puissance ou l’impuissance mais l’avenir de la procréation, et donc d’une lignée. Il ne s’agit pas seulement de jouissance sexuelle mais aussi de ce que le sexe permet d’avenir à un peuple. La barbarie de la castration évoque vite l’idée que le gang ou le peuple ennemi ne puisse plus vivre et se multiplier, pas de futur pour eux.

 

Ceci pour tenter d’interpréter avec un peu de malice ce qui est venu à juste titre accoler ces deux termes avec justesse. Mais dirons-nous, ce que les psychanalystes freudiens et lacaniens disent la bouche en cœur et signifient par ce terme, ce n’est pas seulement une limitation de la jouissance sexuelle mais le fait que cette limitation s’opère du même pas qu’une symbolisation du sexe. C’est ce qui importe : c’est du même pas. Et de parler de castration symbolique a pour effet, je dois dire, d’en calmer, ou parfois refouler, l’horreur imaginaire et réelle.

 

Même si cette limitation se joue beaucoup aujourd’hui sur le mode de la frustration, comme le décrivait Martine Lerude, radicalement la jouissance est ancrée dans le langage et c’est cela qui la limite. Et cela, j’oserais le dire, même pour ce qui concerne la psychose. L’idée d’une jouissance brute est peut-être contradictoire même si elle est aujourd’hui évoquée, et j’allais dire, invoquée même. Une jouissance sans limite, hors langage, ne peut être qu’invoquée, sur ce mode de l’invocation. Et même la fameuse jouissance féminine ne tient qu’à ce bord des mots : pas-toute.

 

L’imaginaire cruel de la castration est proprement barbare, et c’est sans doute ce qui a provoqué le rapprochement de ces deux termes dans l’intitulé de ce séminaire. Ils évoquent une jouissance crue, le sexe impossible, et la destruction barbare. Pourquoi, dans le fond, Freud a-t-il pris ce mot cru pour signifier une régulation de la jouissance ? C’est une question intéressante. Pourquoi n’a-t-il pas parlé plutôt de la circoncision, ou encore des marques rituelles du passage de l’adolescent à l’âge adulte procréateur, car il s’agit là de métaphores de la castration. Sans métaphore, elle est barbare. Nous pouvons dire ainsi que la limitation de la jouissance se fait par la grâce de la métaphore, c’est-à-dire par ce processus qui féconde l’altérité entre des signifiants. Il y faut du temps, et un temps en mouvement.

 

A ce propos nous pouvons reprendre les dernières lignes du texte de Lacan sur Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Je cite Lacan :

 

« Premièrement, un homme sait ce qui n’est pas un homme. Deuxièmement les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes »

 

J’arrête ici la citation. La barbarie, c’est ne pas reconnaître l’autre homme comme  homme. Là, je passe de la barbarie dans son sens pathétique de cruauté sans limites, à cette définition rigoureuse de ce qui est barbare. Je continue la lecture du texte  de Lacan sur ce qu’il appelle un troisième temps :

 

« Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme. Mouvement qui donne la forme logique, dit Lacan, de toute assimilation humaine, en tant qu’elle se pose comme assimilatrice d’une barbarie – c’est là le point difficile – et qui pourtant réserve la détermination essentielle du Je. » (Page 213 des Ecrits. (Edition du Seuil)

 

Si, donc nous voulons bien lire ce texte, nous découvrons que la possibilité de la barbarie est au cœur du processus d’identification, au cœur de cette affirmation d’être un homme. Affirmation – et là je reprends aussi des choses que nous avons dites au moment des Journées sur Le temps logique – affirmation qui ne peut être saisie qu’après-coup, comme je le disais aussi au cours de ces Journées, car la peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme, énoncé que je peux moi aussi penser et dire de l’autre, c’est cela, la barbarie.

 

« Mon frère c’est un barbare de ouf », expliquait à juste titre Marika Bergès au cours de ce séminaire. La barbarie possible est un temps du processus d’identification. Lorsque le temps se remet en route, et le temps se remet en route issu de l’après-coup rendu possible, la précarité subjective menacée par la barbarie peut s’affirmer.

 

Quelles en sont les conditions de possibilité, là est la question. Nous le voyons, il ne s’agit pas de reconnaître la barbarie en nous à la manière des sagesses et des religions, dans la façon dont nous ne reconnaissons pas l’autre comme humain. Il ne suffit pas, en effet, de nous savoir méchants ou cruels. Il s’agit de considérer avec lucidité qu’une affirmation subjective inclut nécessairement  un moment structural – et c’est là le point vif – qui peut durer, se geler en barbarie. Un arrêt du temps où le désir est en danger.

 

A ce point, qu’en est-il de l’indestructibilité du désir, du wunsch que Freud affirme tout à la fin de la Traumdeutung ? Pour poser cette question, je suivrai l’exactitude clinique du dernier livre de Dennis Lehane : Le silence, édition Gallmeister.

 

C’est un grand écrivain dont j’admire la pertinence clinique, et son dernier livre s’appelle le silence. (Edition Gallmeister.) Le récit se situe en 1974, dans la banlieue sud de Boston, territoire où les luttes raciales entre noirs et blancs font rage, et explosent à partir du moment où le gouvernement de la ville, imbu d’une planification idéologique à la générosité abstraite, comme très souvent les élites sorties des écoles d’administration ou des grandes universités le font, décident de la mixité raciale des écoles. Pour ce faire, il fallait organiser les transports des élèves et les déplacer de leur quartier d’origine et de leur communauté qui vivait séparément. Boston donc, mais on l’entend, pas les prestigieuses universités comme Harvard d’où sortent des élites si proches et si loin de ce qu’on appelle des banlieues difficiles.

 

Dans le livre, Marie-Pat Fennessy a élevé seule ses deux enfants. Son fils aîné est mort d’overdose récemment, entraîné par le gang qui gouverne la population blanche du quartier. Un jour sa fille, nommée Jules pour Julie, ne revient pas de ses virées fréquentes avec sa bande d’amis. On la cherche partout et la quête de Marie-Pat se heurte à l’omerta la plus absolue de tous, qui craignent le pouvoir de vie ou de mort du patron du gang. On finit par découvrir une sale histoire de meurtre d’un jeune noir commis par la bande blanche à laquelle appartenait Jules. Pour l’empêcher de parler, et en plus pour que sa grossesse n’atteigne pas un gros bonnet du gang, Jules est assassinée. Marie-Pat lève le secret qui entoure cet assassinat et, malgré le danger, avec le désespoir de qui n’a plus rien à perdre, dénonce et combat les meurtriers.

 

Est-ce une vengeance ? Il semble que ce qui la meut dans sa mise en danger soit au-delà ou en deçà, malgré le flou de ces deux termes au-delà ou en deçà. Le désespoir, remarquez-le, s’appuie toujours sur la possibilité d’un espoir, même s’il est clos et impossible. Il faut un avenir pour le désir. Mais l’espoir n’est souvent   qu’une attente figée qui globalise et arrête toute pensée et désir. Attente d’un monde meilleur, attente religieuse d’un paradis parfois. Or la richesse clinique décrite dans le roman est au-delà de l’attente devenue impossible dans le désespoir.
Ce qui est décrit dans le roman c’est la clôture du temps, pas d’avenir, no future. Cela détruit le passé, et ce n’est pas assez remarqué, la clôture du temps provoquée par la barbarie qui a produit ces deuils, fait refluer l’impossibilité d’un futur jusqu’à l’impossibilité du futur antérieur.

 

C’est une chose importante, parce que ça fait refluer l’impossibilité du futur jusqu’à l’impossibilité d’un futur antérieur, lié au passé et qui signait l’énonciation du désir d’un sujet. C’est cela, l’efficacité symbolique du futur antérieur. Sans ce temps essentiel, le désir peut-il alors être dit indestructible ? Ce désir qui se faisait selon le paiement d’une dette symbolique, selon ce que, en psychanalystes, nous appelons castration symbolique, peut-il encore exister, subsister ? Le désir est lié à la possibilité de ces scansions temporelles, conclues selon un futur antérieur, et à la possibilité de dire ces scansions.

 

 Nous pouvons lire et relire la page 240 du livre de Dennis Lehane qui donne aussi la raison du titre « Le silence ». Il s’agit d’un dialogue entre Marie-Pat et Bobby, le policier, j’allais dire, un policier de bonne volonté. Il s’agit de ce qui peut rester dans la catastrophe qui engloutit la jeune femme : Des petits bonheurs ? Je commence la lecture de ce fragment : « Il n’y en a plus à trouver, des petits bonheurs. » dit Mary-Pat. « Bobby est frappé de constater que quelque chose d’irrémédiablement détruit et de totalement indestructible à la fois vit au plus profond de cette femme. Et ces deux caractéristiques ne peuvent pas coexister. Une personne détruite ne peut pas être indestructible, une personne indestructible ne peut pas être détruite. et pourtant Marie-Pat Fennessy est assise là, devant lui, détruite mais indestructible. Ce paradoxe fiche une trouille pas possible à Bobby. Au cours de sa vie il a déjà rencontré des gens dont il est convaincu qu’ils vivaient comme les anciens shamans, un pied dans chaque monde : ce monde-ci et celui de l’au-delà. Quand vous rencontrez   des gens comme ça, mieux vaut les fuir comme la peste, sinon, ils peuvent très bien vous entraîner avec eux dans l’autre monde quand ils partent.

 

 Parce qu’ils sont sur le départ. Il ne faut pas s’y tromper. Prêts à tirer leur foutue révérence. »

 

Que nous dit cet écrivain, qu’est-ce qui est détruit et qu’est-ce qui est indestructible ? Ce qui est indestructible n‘est pas un reste. Il n’y a rien qui ait pu être épargné : La barbarie destructrice est le règne du tout. Ce qui est en face, l’indestructible, est le nom du vide que la destruction a laissé. Est-ce encore un désir, cela n’est pas sûr. C’est pourquoi il ne s’agit pas de vengeance ni de vendetta, dans ce livre.

 

Reprenons la lecture :

« Marie-Pat, dit-il avec douceur, (elle lève les yeux vers lui.) Est-ce que vous avez quelqu’un à qui parler ?

– Parler de quoi ?

– De ce que vous traversez en ce moment ?

– Je suis en train de vous parler.

 Pas faux.

– Et je vous écoute, dit Bobby.

 Marie-Pat scrute son visage un instant.

-Mais vous ne m’entendez pas.

–  Qu’est-ce que je n’entends pas ?

  Assise sur le capot de cette misérable voiture, les yeux encore bien trop brillants au goût de Bobby, elle fait tournoyer un doigt pointé vers le ciel et lui répond :

 -Le silence. » (Fin de citation.)

 

Certes, le doigt pointé vers le ciel le montre vide, vide de tout recours possible. Certes, ce silence peut renvoyer à l’omerta qui gangrène tout le quartier, le quartier blanc comme le quartier noir, pour des raisons différentes d’ailleurs, mais surtout parce que personne ne veut trop d’ennuis. Mais il me semble que ce silence, posé, à ce moment, violemment, dans ce livre, montre l’événement de l’impossibilité d’une parole. Et ce silence n’est pas rien, une impossibilité n’est pas rien.

 

Marie-Pat s’est battue, elle a semé la bagarre dans le bar du vrai chef du quartier, celui qui tient le réseau de la drogue et qui se débarrasse de ceux qui feraient des problèmes, elle a cherché sa fille. Au moment où on essaie de payer pour qu’elle cesse de faire du bruit, on essaie de la corrompre, elle sait alors que sa fille est morte. Il reste encore où la trouver. Une fois trouvée, que reste-t-il ? La quête s’arrête et avec elle quelque chose comme le désir. Sa fille a été tuée, non pas en relation avec le meurtre du jeune noir, mais par l’un des chefs du quartier dont elle attendait un enfant et pour lequel elle demandait de l’argent. Elle a été tuée, en même temps que cet espoir d’enfant, et pour Marie-Pat, c’est la fin de tout futur.

 

Alors qu’est-ce que c’est que cette destruction et, en face, cet indestructible que décrit si bien l’écrivain ? Quelque chose d’indestructible qui va provoquer un carnage où Marie-Pat va mourir. Je ne crois pas à cette facilité qui nous fait dire parfois que le pulsionnel prend le dessus et déborde, car le pulsionnel est ancré au langage. C’est par une confusion de l’imaginaire que nous confondons et que nous abritons parfois le pulsionnel avec l’impulsif, le sans frein, le ouf ! Si nous parlons de barbarie en effet, c’est le moment où le temps s’est aboli au même instant que la métaphore, et donc que la parole,  et où se tient quelque chose comme un regard sur une destruction totale. Le doigt pointé vers le ciel est ce qui indique seulement d’où le spectacle de la destruction est visible, quelque chose comme les déserts de certaines images de Salvador Dali ou de Tanguy. C’est sans doute ce point perspectif vide qui est le silence dont parle l’écrivain. Seule trace de ce qui a pu être la parole et donc le désir. Marie-Pat dit à Bobby qui l’écoute mais n’entend pas, qu’il n’entend pas ce silence.

 

Faut-il alors tant de barbarie pour arriver à distinguer, écouter une parole et entendre un certain silence, qui  révèle alors la précarité de la parole voire son impossibilité. Je ne sais pas. Il ne s’agit pas, ici, des empêchements divers de la parole, ni de ses bégaiements ni de ses mensonges prévisibles et sans doute dérisoires,  qui donnent pourtant l’épaisseur à la parole.

 

  Une impossibilité de la parole, c’est là l’indestructible qui permet de saisir ce que la parole dans sa fragilité ouvre de temps pour le désir, si on sait que nulle ontologie ne le fonde, ce désir. Cette impossibilité n’est pas rien, et cela rompt, de dire cela, la symétrie des oppositions, car ce qui est si bien décrit cliniquement dans ce livre, c’est quelque chose qui nous est proche dans notre pratique. Ce silence, c’est cette impossibilité d’interpréter, c’est-à-dire d’accrocher quelque chose d’Autre, d’assurer une métaphore sans quoi le désir ne peut plus être, car le désir comme le soutient Lacan est l’interprétation même. Il n’est que cela, c’est-à-dire ce qui se risque à Autre chose.

 

Voilà. Je vous remercie.

 

 

***

 

Discussion

 

Jean-Marie Forget  Tu m’as emmené dans ce livre-là, et c’est vrai que c’est une clinique du désespoir. C’est vraiment tout à fait saisissant, et d’ailleurs il souligne à certains moments qu’il y a différents degrés, types de désespoir, et tu en rends compte d’une manière qui nous sonne tous.

 

Christiane Lacôte-Destribats. Dennis Lehane est vraiment un très grand écrivain. J’avais déjà cité cet écrivain dans mon livre sur Nadja : « Un dernier verre avant la guerre », c’est magnifique et juste.

 

JM.F.  Et la manière dont tu insistes sur le temps, à la fois l’arrêt, pour permettre un temps logique.

 

Ch. L-D. Pas n’importe quel arrêt, pas du tout quelque chose qui va figer, arrêter, mais quelque chose que nous avons remarqué dans les Journées sur le Temps logique de Lacan. Ce qui fait penser les temps d’un processus, et non une dialectique.  Plutôt une succession de processus.

Sur le texte de Lacan, à la fin du temps logique, nous nous interrogions sur la façon dont c’est à l’intérieur du processus d’identification qu’il y a ce moment où je risque de ne pas être reconnu comme humain, c’est-à-dire par les barbares, et où moi-même je peux l’être, barbare. Lacan, là, n’est pas un moraliste, mais il montre quelque chose de structural dans le processus d’identification, qui inclut le moment où l’on ne reconnaît pas l’autre et où l’on n’est pas reconnu par l’autre, et où l’on risque de ne pas reconnaître l’autre comme humain, c’est-à-dire la barbarie. C’est la seule définition qui tienne.

 

F. Et dans tes propos aussi, il y a un terme qui est ramassé et qui est assez saisissant : « L’indestructible est le nom du vide que la destruction a laissé. » Il me semble que ça représente bien ce qui amène cette femme au passage à l’acte, un moment de désespoir qui amène au passage à l’acte.

 

Ch. L-D. Sur ce que tu décris comme un passage à l’acte, je ne te suis pas autant que tu crois, mais cela ne fait rien. Mary-Pat est tellement, comment dirais-je, anéantie, que ce n’est même pas du désespoir. Parce que le désespoir, c’est un affect tout de même, or ce qui est décrit là, ce n’est même pas un affect, c’est destruction et anéantissement.

Ensuite, il faut dire que là, j’ai été un peu rapide, et le livre qui, prudemment se situe en 1974 et non aujourd’hui, nous permet de lire les crimes racistes qui continuent aux Etats-Unis et même ailleurs, avec cet accompagnement de manifestations, de brutalités. Il y a dans ce livre une critique bien actuelle des élites bien-pensantes, parce que, bien sûr, pour que les communautés vivent ensemble, on va échanger les enfants dans les écoles. Ce sont ces visions de planification pédagogique dont nous sommes assez familiers malgré tout.

 

Pascale Belot-Fourcade : Enfin, il faut se rappeler qu’il y a eu quand même un effet pour que Monsieur Obama soit président des Etats-Unis. Il ne faut pas oublier quand même cela.

 

Ch. L-D : Je ne l’oublie pas du tout ; mais justement, ce n’est pas du tout ce que Dennis Lehane a placé au sud de Harvard, au sud de Boston. Or Obama sort de Harvard…

 

B-F. Les populations noires ont quand même eu à nouveau une possibilité d’expression qu’ils n’avaient pas auparavant, ce n’est pas vrai que c’est resté sans effet.

Ch. L-D. Absolument. Ce roman est un roman à thèse politique…

 

B-F. Ce roman, tu me l’as indiqué, et je suis en train de le finir, c’est extraordinaire, je dois le dire. Mais quand même, il y a une sorte de dynamique politique nihiliste qu’on ne peut pas nier.

 

Ch. L-D. En tout cas c’est là la question.

 

Bernard Vandermersch. J’aurais voulu tout de même que tu précises un peu le rapport entre ce que dit Lacan : cette formation du Je, en même temps que l’histoire de « m’affirmer être un homme de peur d’être convaincu par les autres de n’en être pas un », ce que j’ai associé au pire.

Ch. L-D. Oui, au pire.

 

B.V. Je ne vois pas en quoi il est essentiel à la formation non pas du moi, mais du Je. Je voudrais essayer de comprendre ce que ça veut dire.

 

Ch. L-D. Il dit simplement, enfin il décrit cela en trois temps, ce sont les trois temps de la position du Je. Ce qu’il dit, c’est que ce moment où tu te hâtes parce que tu as peur de ne pas être reconnu comme homme, ce qui inclut aussi qu’il est possible de ne pas reconnaître l’autre comme humain, c’est cela, la barbarie, c’est « assimilé » à ce processus de production d’un Je.

 

B.V. C’est quoi ce Je ? ce Je sujet du désir ?

 

Ch. L-D. Le je, sujet du désir.

 

B.V. On a le sentiment que ça a plutôt à voir avec une espèce d’assurance moïque dans le monde.

 

Ch. L-D. Je ne suis pas d’accord avec toi, mais on peut discuter. On n’a pas le temps, mais c’est une question qui se pose. Mais dans le sens du Temps logique, c’est l’affirmation : je suis un homme. C’est repris dans le séminaire sur l’Identification d’ailleurs.

Mais ce qui est très bien c’est que la barbarie n’est pas prise dans un contexte moraliste, c’est cela qui est important.

Allez, on t’écoute Jean-Marie.

 

F. Je vais essayer d’articuler les choses autour de ce que tu as évoqué, de la précarité subjective menacée par la barbarie.