Que peut-on attendre d’une psychanalyse ?
L’objet et son essence générique, ce rien.
Que peut-on attendre d’une psychanalyse ? Rien.
Et « ce rien, c’est pas rien » (Melman 2019).
« Ce rien, c’est ce qu’il y a de plus précieux, dit Charles Melman dans un entretien, puisque c’est la condition pour que se constitue le champ de la réalité, c’est-à-dire le monde des choses.
C’est le champ de la réalité qui constitue les choses, c’est-à-dire le désir, et comme on n’a jamais à faire avec le désir qu’à un monde de semblant, l’on peut toujours prendre l’option qui consiste à dire que, par rapport au rien, ce monde des choses c’est moins que rien. Et donc, que le désir ce n’est pas rien.
[…] Ce qui n’est pas tout à fait rien, ce n’est pas la chose, et ce n’est pas rien. »
Charles Melman nous rappelle qu’« on a reproché à Lacan, dans sa technique de cure, de vouloir influencer ses élèves, mais s’il ne leur fait pas entendre que l’autre ici est un artifice nécessaire, c’est-à-dire habité ; qu’est-ce qu’il peut bien leur faire entendre ? »
Dans la cure l’analyste est alors cet « artifice nécessaire » pour que le monde du semblant s’oriente, c’est-à-dire vis-à-vis de la demande ou de l’insistance du symptôme.
Une psychanalyse est une affaire du désir de l’analyste, désir qui jour après jour trouve son fonctionnement à condition de ce qui, du monde du semblant, vient sans esse rappeler ce rien de l’impossible du Réel.
C’est-à-dire, comme Lacan le rappelle, je le cite librement à partir de la leçon 5 [Lacan La relation d’objet p.80] : Qu’il n’y a rien qui dit précisément pourquoi l’on se met à parler, à exprimer quelque chose. « Ça n’est pas rien, dit Lacan, puisque tout est là, dans le fait que la seule chose qui n’est aucunement élucidée, on peut l’exprimer ainsi, c’est que l’on ne sait pas pourquoi l’on parle dans cette situation [prégénitale] ».
Est-ce le silence de l’analyste qui amène l’analysant à réagir ? Lacan donne l’exemple de l’analysant qui dit à l’analyste : « pourquoi ne me répondez-vous pas»? »
C’est « que seule la verbalisation impulsive, [la manifestation motrice], les espèces de cris vers l’analyste […], nous dit Lacan, représente en fin de compte ce quelque chose qui est valable. […]
Dans cette opération du réglage, si l’on peut dire, de la distance de l’objet interne à laquelle toute la technique en quelque sorte se soumettra, à quoi allons-nous aboutir ?
[…] Cette relation concerne la relation imaginaire, la relation du sujet en tant que plus ou moins discordant, décomposé, ouvert au morcellement, à une image unifiante qui est celle du petit autre, qui est une image narcissique.
C’est très essentiellement sur cette ligne que s’établit la relation imaginaire, de même que c’est sur cette ligne, qui n’en est pas une, puisqu’il convient de l’établir, que se produit cette relation à l’Autre, qui n’est pas simplement l’Autre qui est là, qui est littéralement le lieu de la parole,
c’est en tant qu’il y a déjà structuré dans la relation parlante cet au-delà,
cet Autre au-delà même de cet autre que vous appréhendez imaginairement, cet Autre supposé qui est le sujet comme tel,
le sujet dans lequel votre parole se constitue parce qu’il peut comme parole, non seulement l’accueillir, la percevoir, mais y répondre, c’est sur cette ligne que s’établit tout ce qui est de l’ordre transférentiel à proprement parler, l’imaginaire y jouant précisément un rôle de filtre, voire d’obstacle. » (Lacan La relation p.80). Fin de citation.
C’est ensuite, dans la leçon 6, p.108 (Lacan La relation), que cette illusion, dans le monde des semblants, que Lacan nous dit que Freud est prêt à être embobiné, prêt à garder l’illusion vis-à-vis de Dora, par exemple. C’est qu’elle est jolie, et qu’il veut lui éviter de lui dire, que lui est promis le pire.
D’être ainsi embobiné rappelle évidemment la bobine de l’enfant observé par Freud (Freud Au-delà du principe de plaisir) devant une commode ou dans son lit, où le jeu de l’enfant évoque la présence et l’absence de l’objet. Quand la bobine, c’est-à-dire l’illusion freudienne, est là, l’objet est parti. Quand la bobine est éloignée, l’objet est là, évoqué par le rien. C’est ce qui n’est pas rien et qu’il y a de plus précieux. C’est là où les lois du langage ont lieu.
« Alors le problème, dit Charles Melman, c’est le silence de l’analyste et son abstention parce que l’on peut parfaitement penser que dans l’autre il n’y a personne, parce qu’il ne dit jamais rien. Ou que c’est un mort sans importance et que donc finalement l’on peut faire n’importe quoi, qu’il n’y a aucune loi.
Alors, y a-t-il une loi du langage, et si oui, laquelle ? Donc s’il y a quelque chose à quoi peut mener l’analyse, une cure, c’est à prendre parti vis-à-vis de la loi du langage, de savoir laquelle on choisit.
C’est donc un problème éthique qui est celui de l’analyste. Quel est le désir que, en tant qu’autre, il expose à son analysant. Ça peut être le désir qu’il crève, ça peut être sa haine, ça peut être son intérêt personnel, ça peut être un idéal social ou religieux et donc : que choisira l’analysant ? », demande Charles Melman.
L’analyste est ainsi, pourrions-nous dire, le réceptacle de cet objet dont l’analysant en fin de cure va se débarrasser. Va t-il confondre l’objet avec l’analyste, ou va t-il en faire une distinction ? C’est-à-dire pendant la cure il y a l’objet convoité, le lieu où l’on suppose que l’objet se trouve, et qui par le Réel relève d’un rien, du fait que cet objet manque dans l’Autre, c’est ce au moins un, un rien, ce qui n’est pas rien, qui est très important.
Est-ce alors la double négation : pas et rien, qui relève de l’expérience du rien, n’est-ce pas ce doublon qui amène le fait que ce n’est pas rien. Je fais là rappel à l’article de Charles Melman intitulé « Le oui et le non » (1993). Rappel que les définitions se valent selon leur contexte et que l’on ne peut jamais être vraiment sûr d’un propos et son sens.
La loi du langage, est-elle alors la façon dont a été enseigné la grammaire, ou est-ce la grammaire qui impose ses lois ? Est-ce l’enseignement strict des règles grammaticales qui fait loi, ou est-ce le fait que pour tout parlêtre, ça passe par l’être, il y a des lois qui, par le langage, s’imposent comme étant, ou pas, celles qui conçoivent ou qui reçoivent l’autre ?
Ce n’est pas ce qui fait autorité dans un enseignement ou autorité par ce qui est écrit, parce que l’usage, l’interprétation, le transfert oriente un sujet dans le langage.
Le mot grammaire couvre donc deux aspects en même temps, selon que l’on utilise la grammaire pour préciser les règles d’une langue, et que cette grammaire est elle-même incluse dans ce que sont ces règles, et donc l’outil avec lequel l’on peut observer le langage. C’est le sens double ou équivoque du mot grammaire : il y a les règles grammaticales et l’étude et l’observation de ses règles. Ce ne sont ni des autorités d’état ou d’autres responsables qui ont décidé comment l’utilisateur de la langue, doit utiliser le langage. Une règle grammaticale n’est ainsi pas une norme. Il s’agit d’une régularité, d’une structure ou d’un motif (pattern) qui est établi selon une convention qui n’a pas été explicitement établi par un accord, qui n’a pas été explicitement convenu.
Quelles sont alors les lois du langage ? Et qu’est-ce que le rien dans le langage ?
Il y a bien d’autres exemples de Lacan, dans ce séminaire, où il insiste pour dire que « ce n’est pas rien ». Je vous donne quelques exemples pour voir son fil éventuel. – je le dis de façon ouverte et mise à la discussion -. Ce sont les pages 80, p. 89, p. 220, p. 325, p. 418 et p. 428 (Lacan La relation).
Pour l’essentiel, il s’agit, comme déjà dit, de la parole et la loi du langage, c’est-à-dire de la question de ce que vient faire une parole, à un moment donné, qui face au manque dans l’Autre fait que l’on se met à parler.
Un des exemples de Lacan porte aussi sur la crainte, une crainte vis-à-vis du phallique, ou du trou, phallique ou trou de la mère comme dans le cas du petit Hans.
Le trou est alors ce tour qui relève du parcours de Hans.
Il y a aussi la porte cochère comme limite et lieu topologique, de la façon dont cette porte est nommée par la mère de Hans : « [Changer d’étage n’a pas d’importance, mais] la porte cochère, tu la dois à ton fils ! » (Lacan La relation p.325).
Il y a encore la mère de Hans qui s’interdit de toucher le pénis de son enfant. « [L]ui interdire la masturbation, non seulement ça n’est pas rien, dit Lacan, mais elle a même été jusqu’à prononcer les paroles fatales : « Si tu te masturbes, on fera venir le docteur A. … qui te la coupera. » (Lacan La relation p.220), etc. Je ne vais pas approfondir ceci, ici, juste, je me suis demandé sur quel ton elle le dit à Hans. Il se peut qu’elle fût tout à fait bienveillante, malgré que, son propos montre à l’évidence, que quelque chose la chagrine ?
Il y a l’exemple de Don Juan qui ne dit pas, ou qui dit, son amour pour les femmes, comme le fait de parler à son père de marbre. Lacan dit que : « Ceci n’est pas rien et montre beaucoup de choses, qu’assurément la situation soit toujours pour lui sans issue. » (Lacan La relation p.418).
Lacan dit encore « ce n’est pas rien » à propos de Leonardo da Vinci et l’insuffisance dans ses visions imagées, créatives et intuitives qui ne sont pas celles de l’ingénieur en bleu, qui lui non plus, l’ingénieur en bleu, « n’est pas non plus capable de résoudre certains problèmes à des niveaux plus hauts, […] », dit Lacan (La relation p.428). Est-ce là un raisonnement qu’il semble que l’on pourrait qualifier de circulaire, de la part de Lacan, sur l’intuition autour du rien ?
Ce rien, qui, dans l’imaginaire prend forme d’objet, est un nécessaire ou fondamental en toutes choses, c’est le champ du désir vis-à-vis de ce rien. C’est un rien, dans le sens que dans l’Autre il y a un manque.
L’objet nous rappelle à un sens essentiel, c’est que l’objet représente ce que cet objet désigne : sein, fèces, regard et voix. Celles-ci ne sont pas des signifiants, mais ce que l’objet désigne et ainsi représente.
Le moins que rien, ce moins, est-il alors ce qui, dans le monde des choses, le champ de la réalité, ce moins que rien qui s’impose en moins, c’est-à-dire le manque que l’objet vient combler par ses chimères, par le signifiant ?
C’est l’objet comme un manque dans l’Autre, c’est autre à qui, vis-à-vis de qui, l’on pourra poser ces questions : cet autre, l’a t-il, cet objet ? Est-il, cet objet ?
A y répondre si catégoriquement : rien, c’est à même d’offusquer ceux pour qui l’existence est éminemment poétique ou rhétorique, avec référence à Aristote, pour qui le refoulement ou la forclusion de ce rien fonctionnent très bien, et qui ne veulent rien en savoir. Ils ont bien raison. De broder des métaphores et de tricoter le plaisir autour du rien, voilà les hommes de la poésie ; et « c’est pas rien », Lacan le confirme dans un autre séminaire, celui sur Le savoir du psychanalyste (Lacan Le Savoir 1971-72).[1]
Ce rien, c’est aussi le trauma. Comment le trauma pour chacun nécessite un arrangement qui fait que l’on est dans son quotidien, que l’on s’y trouve dans ce que le quotidien nous rappelle des lois du langage. Le trauma oblige en quelque sorte d’aller en arrière du trauma, je cite librement Charles Melman, c’est-à-dire d’aller vers ce qu’il y avait avant pour retrouver le monde du semblant d’avant le trauma, et ainsi en avant dans l’imaginaire.
Donc, ce rien, que fait-il dans la cure ? Quel est le but de la cure ? Est-ce d’assumer son désir ? La mise en place du désir suppose un rapport correct avec le rien avec ce qui manque. Melman dit : « ce rien, ce n’est pas rien, il y a un petit détour là entre les deux. »
Quel était le désir de Freud ? Voulait-il que le patient devienne un soldat de la psychanalyse ? Et le désir de Lacan ? Est-ce qu’il voulait autre chose de son patient ? Lacan voulait des élèves.
Ce qui est embêtant, c’est la résistance chez l’analyste. S’il se découvre à l’analysant, s’il montre que l’objet de son transfert c’est l’objet petit a, l’analyste peut ne pas souhaiter d’être rejeté comme le sera l’objet petit a. Et donc l’analyste peut résister et s’opposer à ce que l’analysant prenne cette dimension, ou ce fil, qui supporte son transfert à l’analyste.
Quelle distinction faire alors, si c’est de cela qu’il s’agit, entre l’analysant et l’élève dans l’agitation institutionnelle ?
Ce qui fait point de départ, c’est ce rien qui n’attend que l’orientation du sujet qui s’assume en tant que son désir orienté va, ou non, nommer ce que le rien laisse comme manque, et qui demande confirmation par l’expérience.
La question posée : « que voulez-vous ? », passe par ce rien.
Confirmation ou juste, justement, simplement le fait que ce pas rien ne peut que rester suspendu, oublié, refoulé, être craint ou adulé et ne sera salvateur, parce que ceci exige une suite, signifiante, pour que l’incarnation de ce pas rien se relève (relief lacanien) et puisse ainsi exprimer une forme orienté.
La question est très importante, que peut-on attendre d’une analyse ? Nous n’avons que ce rien, dont Charles Melman en dit : « que c’est ce que nous avons de plus précieux. Et ça, n’est pas tout à fait rien. Ce n’est pas la chose, et ce n’est pas rien. »
Bibliographie
[1] Voir la mise en exergue dans mon article sur la lalangue, Lene SCHARLING : La “Lalangue” de Lacan, quand cela parle – l’instant, sur le site de l’EPHEP : https://ephep.com/fr/content/texte/lene-scharling-la-lalangue-de-lacan-quand-cela-parle-linstant