Procréation, filiation : quoi de neuf ?
2024

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CACCIALI Jean-Luc
Journées d'études

Le neuf dans la procréation et la filiation est produit essentiellement par la science mais aussi par les évolutions socio-culturelles et le droit. La procréation médicalement assistée est un ensemble de procédés qui permettent la fusion d’un ovule et d’un spermatozoïde humains sans relation sexuelle,  par une intervention médicale, insémination artificielle ou fécondation in vitro. Je rappelle cette définition élémentaire pour souligner que la PMA est une pratique clinique et biologique. J’insiste sur le biologique. La biologie c’est la science. C’est l’étude, mais aussi la fabrication, du vivant. La science subvertit toutes les institutions sociales, elle subvertit aussi la procréation et la filiation.

 

La biologisation de l’espèce a toujours beaucoup intéressé les régimes dictatoriaux, mais cela n’a pas empêché aussi certains laboratoires américains de poursuivre les expérimentations faites dans les camps nazis. Aujourd’hui, ce sont les grandes fortunes qui financent les recherches sur la fabrication du vivant. Peut-être pensent-ils que cela pourra permettre éventuellement de fabriquer des vivants, performants et obéissants pour de futures guerres ?

 

En ce qui concerne la PMA et la filiation, les glissements toujours possibles de ce que permettent les progrès incessants  de la science peuvent rapidement faire que les aléas ou les impossibilités de la fécondation mais aussi  l’arrivée d’un enfant, perdent leur caractère sacré pour être réduits à une activité et une  pensée biologiques.

 

Avec la technologie il s’agit du discours de la science et pas de la science elle-même. À ce propos Lacan pouvait parler de l’idéologie de la science et dire qu’elle est une idéologie de la suppression du sujet. Pour pouvoir poursuivre ses recherches, pour écarter tout obstacle, moral, religieux, philosophique, face a ses avancées qui peuvent se révéler très angoissantes, la science doit considérer le corps comme étant  simplement un organisme, un corps sans sujet, désarrimé de la langue. Le désir est un obstacle et même une offense faite aux avancées de la science. Obstacle parce que le désir ne peut pas être contrôlé, offense parce que la science ne peut pas conduire à la jouissance sexuelle, elle ne peut conduire qu’à une jouissance organique.

 

Les avancées technologiques sont aujourd’hui si rapides et si importantes que leur référence directrice n’est plus l’Autre, soit le lieu de la parole, le lieu de la délibération, mais la science elle-même. Ce qui donne toute son importance au discours analytique pour réintroduire le sujet, un sujet divisé, dans toutes ces pratiques issues des progrès de la technologie.

 

Pour pallier aux éventuels glissements que pourraient produire ces nouvelles possibilités technologiques, le droit a promulgué des lois nommées lois de bioéthique. L’éthique du biologique en quelque sorte. Le droit s’adapte aux évolutions sociales, tout autant qu’il les encadre. Et en ce domaine les évolutions socio-culturelles sont majeures et peuvent même être de véritables mutations.

 

Jusqu’en 2021, la PMA est autorisée pour les couples hétérosexuels en âge de procréer, présentant une infertilité médicalement constatée. Les évolutions sociales et les nouvelles possibilités produisant de nouvelles demandes, la loi va s’adapter par un élargissement considérable de ce qui est dorénavant admis. Il s’agit maintenant de répondre à un projet parental, et non plus un désir d’enfant, ce projet pouvant concerner, toutes les femmes, les couples homosexuels, les célibataires. Et la loi précise que l’accès à la PMA ne peut être l’objet d’aucune différence de traitement au regard du statut matrimonial ou de l’orientation sexuelle des demandeurs, ce qui restreint beaucoup les limites à l’exercice de ces pratiques. Et puis, il institue un nouveau mode de filiation. Le conseil d’État recommande au législateur de prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant. Il a donc été établi un mode de filiation spécifique permettant une double filiation maternelle. Il a aussi été créé de nouveaux droits pour les enfants issus d’une PMA en ce qui concerne l’accès aux données et à l’identité du donneur.

 

Et puis il y a aussi parmi ses évolutions sociales, des couples qui, de façon délibérée, font au contraire le choix de ne pas avoir d’enfants. Ces évolutions font surgir un nouveau problème, la crainte qu’il n’y ai plus de renouvellement de la génération. En 2050, l’indice moyen de fécondité pourrait être en dessous du seuil du renouvellement de la population mais la science va chercher à pallier à ce problème. Il y a une branche de la biologie, l’ectogenèse, qui est la procréation d’un être humain qui permet le développement d’un embryon et d’un fœtus dans un utérus artificiel qui assure les différentes fonctions de l’utérus humain. Hervé Atlan prévoit que la méthode sera au point dans la deuxième moitié du XXIe siècle, un avenir très proche. Cela annonce des changements considérables à tous les niveaux.

 

La PMA est une pratique clinique et biologique. Au niveau clinique, il y a un changement qui est structural, nous l’avons déjà souligné. Il s’agit de la disjonction entre la sexualité et la procréation puisque c’est une fécondation sans relation sexuelle. Et ceci peut avoir des conséquences sur la sexualité elle-même. Le désir sexuel n’est plus le modèle de tous les désirs et la sexualité tend ainsi  à devenir désacralisée mais aussi désubjectivée, elle se présente comme un besoin organique à satisfaire, sans que cela ait d’autres conséquences qu’une consommation banale quelconque.

 

Il y a une pratique particulière sur laquelle je voudrais insister. Pratique,  qui pour le moment n’est pas autorisée par la loi de bioéthique mais qui le sera sans doute, la demande sociale faisant évoluer la loi. Il s’agit de la pratique de la GPA, gestation pour autrui. Melman [1] lui donnait une grande importance, considérant que c’était une marche vers un asservissement absolu. Et donc que la tyrannie ne serait pas politique. Il déplorait que nous évoquions les dangers de la technologie, de l’intelligence artificielle, du numérique, mais que cet aspect- là soit rarement exploré.

 

Il considérait qu’avec la GPA, la production d’un enfant pourrait entrer dans un circuit d’échange commercial. Jusqu’ici les lois de l’échange mais tout aussi bien les cultes étaient attachés à ne pas mettre le sacré en circulation avec un équivalent monétaire. Je lui avais objecté que cela n’était pas une pratique nouvelle. Il arrivait autrefois que l’on demande à une femme, généralement de condition modeste, de porter un enfant à la place d’une femme stérile appartenant généralement à la noblesse ou à la grande bourgeoisie. Et puis dans la Bible, une femme porte l’enfant de sa sœur stérile. Il m’avait répondu que dans ces exemples, il s’agit toujours d’assurer le devoir de fécondité. Si une femme ne peut l’assurer, « on prend une servante » pour le faire, ce qui n’a rien à voir avec la fécondité sans vouloir en payer le prix.

 

Il pensait que l’on pouvait prédire qu’une pratique comme celle de la GPA, conduirait à passer à une échelle supérieure. Certaines femmes pourront par exemple repousser l’âge d’avoir un enfant en faisant féconder leurs ovules chez une mère porteuse. Il suffira pour cela de payer. Il y a déjà un trafic avec les organes humains mais pour lui il ne s’agit pas d’un épisode parmi d’autres sur le cheminement vers notre libération supposée. Il s’agit  d’un évènement fondamental dont personne ne peut prédire qu’elles en seront les conséquences. Pour lui, il s’agit d’une marche vers un asservissement absolu. Plus rien ne sera préservé, tout sera commercialisable dans les rapports amoureux, alors que même les prostituées préservent certaines parties de leur corps qui ne sont pas accessibles à un échange monétaire. Le sacré fonde les lois de l’échange, notamment celui des femmes dont les lois de l’échange ne peuvent en faire commerce. Il définissait même le sacré comme ce dont on ne peut pas faire commerce. Et là le sacré se trouverait engagé dans un circuit vénal.

 

Dans « En finir avec le jugement de Dieu » Antonin Arthaud vitupérait contre l’usinage insensé de la société organisée en fonction d’une rentabilité technique qui conçoit les humains comme des produits remplaçables. Et la possibilité de fabriquer du vivant peut très facilement glisser dans ce sens.

 

Je voudrais maintenant  aborder également un autre point. Si, avec la pratique de la PMA,  la reproduction et la sexualité deviennent disjoints, puisque l’enfant n’est plus le produit d’une relation sexuelle entre ses parents, cette disjonction en entraîne une autre qui est aussi d’une grande actualité. Une disjonction entre la vie et la mort. Pourquoi avancer cela ?

 

Une mère a le pouvoir de donner la vie. J’avais proposé à Melman[2] que la devise d’une mère pouvait être : rien que la vie. Il avait accepté mais ajouté : une vie débarrassée du sexe, ou alors une vie bordée par un phallus sublimé puisque le phallus, lui, est du côté de la mort. Lacan contredit Freud sur ce point en  considérant que le phallus se présente beaucoup plus comme le gardien de la mort, que comme le gardien de la vie. Une mère symbolise la perpétuation de la vie et pourra du coup ne pas être très encline à voir son enfant entrer dans un ordre sexuel, ordre qui implique une destination mortelle. Une mère est la gardienne du réel de la vie mais limitée par un phallus sublimé et  peut d’ailleurs prendre elle-même un côté sublime dans l’Autre, désexualisée et toujours vierge. Il y a un culte marial tout autant laïque que religieux.

 

Une vie indépendante du désir et du sexe, est un vœu que partage la science. Pour pouvoir avancer, il faut qu’elle ait affaire à un corps débarrassé du désir puisqu’il ne peut pas être contrôlé. Nous pourrions alors nous demander si la science ne pousse pas davantage vers un ordre que nous appelerons materno-centré que vers un ordre, disons, régi par la loi paternelle.

 

Si pour une mère, la vie est séparée de la mort, d’une certaine façon pour elle la mort n’est pas naturelle, elle est accidentelle. Le père lui est générateur de la lignée, pour lui, la vie est une vie entre deux morts, celle de l’ancêtre et la sienne propre. La relation au père implique l’ordre des générations et rend ainsi la mort fonctionnelle, c’est-à-dire comme faisant partie de la vie. Avec la transmission paternelle, la mort est inscrite au départ avec la naissance de la vie.

 

La destitution actuelle de l’instance paternelle, conjuguée avec les effets de la science, contribue à disjoindre la vie et la mort. Une vie séparée de sa destinée mortelle. Ceci mériterait que nous poursuivions ce que Melman a pu appeler le matriarcat, au sens d’une société qui s’organise de façon materno-centrée.

 

De façon structurale, cela produit une disjonction possible entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, permettant ainsi à cette dernière de s’autonomiser et même de pouvoir se déchaîner. Melman considérait le fascisme comme une réalisation de la pulsion de mort.

 

Il y a aujourd’hui une tentative libérale de s’affranchir des limites de la jouissance. Il y a eu un moment dans l’histoire de la libéralisation de l’avortement où a surgi un slogan : mon corps est à moi, un enfant si je veux quand je veux. Aujourd’hui dans le moment de l’histoire où il s’agit de légiférer sur l’aide à mourir,  un autre slogan surgit : ma mort m’appartient. Ce sont deux adages de nature libérale. Mais nous pourrions ajouter que, pour que la liberté soit un progrès, il faut qu’elle s’articule aux lois du langage, sinon plus rien ne peut faire limite, et toutes les dérives, tous les excès, deviennent possibles, plus rien ne peut s’y opposer.

 

Le nouage de la vie et de la mort est central pour un sujet et aussi pour le lien social. Lors d’une conférence que fit Lacan à Yale en 1975, un auditeur, le docteur Lifton qui connaissait le symbolique, tel que Lacan le formalise, lui dit dans la discussion que lui aborde le symbolique avec la continuité et la discontinuité. La continuité de la vie, la discontinuité de la mort. Lacan lui demande son nom et lui répond qu’il est liftonien car il trouve sa direction aussi valide que la sienne. Lui a pris sa direction à cause du chemin par lequel il est arrivé à la psychanalyse, il a pu dire que c’est très tôt l’aperception du non rapport sexuel,  mais qu’il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas d’autres clés et lui répond donc qu’il a à voir ce qu’elle ouvre sa propre clé. De façon audacieuse Lifton propose une autre symbolisation, psychanalytique possible que celle centrée sur le sexuel. Et Lacan semble accueillir avec enthousiasme cette proposition.

 

Je vais terminer avec la question que Melman posait à la fin de nos entretiens . Comment une société peut tenir quand les termes qui sont de toujours les organisateurs de tout groupe social, sont en train de basculer, de perdre leur portée symbolique pour ne plus être que des termes administratifs ? Il citait trois termes : mariage, paternité, filiation.

 

D’où l’importance du discours analytique pour que des termes aussi fondamentaux, pour un sujet que pour le lien social, que sont la vie et la mort ne perdent pas leur portée symbolique.

 

 


 

[1] Flâneries avec Lacan dans l’atmosphère polluée des esprits et de la ville .

Charles Melman entretiens avec Jean-Luc Cacciali – Edition langage

[2] Flâneries avec  Lacan dans l’atmosphère polluée des esprits et de la ville.

Charles Melman entretiens avec Jean-Luc Cacciali- Edition Langage

 

 

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