Prémices de l’Acte
2024

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Thatyana PITAVY
Préparation au séminaire d'été

Préparation au séminaire d’été 2024-2025

Étude du séminaire de J. Lacan, L’Acte psychanalytique

 

Mardi 1er octobre

Président-Discutant : Pierre-Christophe Cathelineau

Thatyana Pitavy : Prémices de l’Acte

 

Prémices de l’acte, à la suite de cette première leçon que nous venons de discuter et en vue de l’année à venir, mon propos est ici à la fois un point de serrage, un point d’acte pour reprendre cette expression de Marcel Czermak, mais également un point de commencement, une tentative d’ouverture, « au commencement était l’acte » pour paraphraser le Faust de Goethe. « Au commencement était l’acte », Freud reprendra cette « hérésie » à son compte à la fin de Totem et tabou, car chez Goethe « au commencement était l’action ». L’acte n’est pas l’action. Qu’est-ce un acte en psychanalyse ? D’où il sort cet acte-là ? D’où il trouve son point de départ, son courage ? Le courage de l’acte.

 

Or de quoi il va être question cette année ? Passer par l’acte, passer à l’acte. Nous allons avoir une année riche en matière, car l’acte psychanalytique convoque tout ce qui entoure de façon signifiante la pratique analytique, je dis bien convoque, dans le sens de faire appel, que ce soit la cure, la direction de la cure, la fin de la cure, la passe (le passage à l’analyste), le désir du psychanalyste, le transfert, la technique, l’interprétation, l’installation en tant qu’analyste, la transmission, l’acte psychanalytique en tant que tel, et surtout, et avant tout, l’éthique de la psychanalyse et du psychanalyste. Voyez-vous, tout un programme à dérouler, à déplier, vu que l’acte est au cœur de notre pratique, qu’il est sa condition même. Reste à savoir si l’acte en question relève d’une structure spécifique ? Si oui, laquelle ? Or, à suivre Lacan cette structure va se dévoiler dans la scène analytique elle-même, dans ce que Lacan avance d’une mise en acte du transfert. Dans le dispositif analytique, l’acte psychanalytique est à la fois-là, radicalement-là, structuralement-là, mais sans cesse il doit se renouveler, se confirmer, se dire à l’intérieur du couple analyste-analysant, ce sont des mises en acte successives et contingentes du dispositif.

 

Éthique de la psychanalyse, éthique du psychanalyste, car le psychanalyste à son insu, a à répondre de sa place de sujet aussi, car, même si ce n’est pas de là qu’il opère, il n’y a pas de neutralité du côté de l’analyste, d’où la question : à partir de quoi il opère ? L’éthique de la psychanalyse est le désir du psychanalyste, sur lequel il ne faut pas céder, dit Lacan. Ne pas céder sur son désir. Nous voilà face à un moment de solitude. Car c’est seul que le psychanalyste opère, en matière d’acte, c’est chacun pour soi, on est seul devant son acte et devant son inconscient, « le psychanalyste a horreur de son acte », rappelez-vous, ou encore, « la solitude du sujet devant la cause de son propre désir ».

 

Dans l’Acte de fondation de l’École, 21 juin 1964, Lacan donne cette autre définition de l’éthique, « l’éthique de la psychanalyse, qui est la praxis de sa théorie », or si la praxis de la théorie est l’éthique de la psychanalyse, alors comment donner vie, acte aux concepts psychanalytiques ? La praxis et l’éthique sont ici absolument équivalentes, sont faites d’une seule et même étoffe, d’un seul et même acte. Question essentielle car si la psychanalyse est une pratique, comment transmettre cette pratique à d’autres ? Une pratique qui ne s’apprend pas dans les livres, dans les textes, dans les audios de Lacan, il ne s’agit pas d’une étude exhaustive des concepts, de répéter ce qu’on a lu, entendu. Or, se tenir au texte, lire Lacan à la lettre, certes, mais à condition de s’autoriser à aller au-delà, à condition de pouvoir s’en servir. S’en passer à condition de s’en servir. Que faisons-nous ici ce soir, faisons-nous acte de transmission ? À ce stade-là qu’appelons-nous transmission ? Une mission trans, un passer au-delà.

Praxis (du grec ancien πρᾶξις, « action »), dans l’Éthique à Nicomaque et la Métaphysique d’Aristote, est définie comme action pratique, concrète, c’est-à-dire comme activité qui n’est pas seulement contemplative ou théorique, mais qui transforme le sujet. Praxis et transformation. « La psychanalyse, ça fait quelque chose », nous dit Lacan dans cette première leçon.  La poïésis qui est de l’ordre de la création, elle se réalise dans une œuvre extérieure au sujet, elle serait ici plus proche du concept de sublimation, en ceci que « la poésie aussi, ça fait quelque chose ». Et la tekhné, « l’art du savoir-faire », art et technique sont la même chose, toujours cette idée d’« un métier ou d’une forme spécialisée de technique comme la charpenterie, la forgerie ou la chirurgie. » Praxis, poïésis et tekhné un joli nouage psychanalytique.

 

Mettre en pratique le concept, praxis et éthique, si cela ne s’apprend pas dans la lecture des séminaires, alors comment accéder à ce savoir-y-faire avec les concepts, avec la théorie ? Comment se saisir d’une tekhné psychanalytique ? On pourrait dire que cela s’apprend par l’expérience et quelle est cette expérience qui va donner accès à la pratique analytique ? Disons que cette saisie peut se faire par deux voies, deux voies royales, par l’expérience analytique, par sa propre cure et l’autre par la clinique elle-même, quand on commence à recevoir des patients. Mais quel est le nom de ce savoir-y-faire qui se fabrique sur un divan ? Or, ce qui se produit sur un divan, c’est un psychanalyste. Sujet artisan de lui-même, est-il un poète, un poème ?

 

Pas tout à fait, dit Lacan, « pouâteassez, alors ce qui vient après ça ne va pas nous enchanter, je pense que le psychanalyste ne peut pas se concevoir autrement que comme un sinthome. Ce n’est pas la psychanalyse qui est un sinthome, c’est le psychanalyste ». Nous trouvons ici une équivalence entre savoir-y-faire, psychanalyste et sinthome. N’oublions pas que le sinthome est une écriture réelle, qui vient en réponse au trou de la structure, en réponse à « il n’y a pas de rapport sexuel », mais si cette écriture-là, le sinthome, reste une tentative de faire rapport, disons-le, l’exemple plus intuitif de cela est ce qu’est une femme pour un homme, quand ces deux-là sont bien enchaînés. Dans la topologie de Lacan cela correspond au nœud à quatre, où le quatrième terme vient assurer la fonction nœud, autrement dit, la réalité psychique du sujet.  Ce qui nous interroge, c’est de quelle place nous avons à nous y tenir en tant que sinthome pour nos analysants… ça peut être un peu énigmatique, le psychanalyste-sinthome, car Lacan est catégorique quant au discours psychanalytique, où la place de l’agent est celle de l’objet a. Autrement dit, dans un nouage qui relève de l’écriture borroméenne à trois et non pas celle du nœud du sinthome, à quatre. C’est dans le nœud à trois que l’objet a se tient au cœur, en place d’agent. Après tout, le psychanalyste-sinthome, c’est une invention plutôt heureuse si on en arrive là…disons qu’elle nous fera vivre toute notre vie !

 

Qu’est-ce qui pousse quelqu’un vers le chemin d’une psychanalyse ? Pourquoi allons-nous voir un psychanalyste ?  Pour quelles bonnes ou mauvaises raisons ?  Est-ce que le futur analyste est déjà pris dans cette architecture du sinthome à l’œuvre ? Qu’est-ce qui motive quelqu’un, une fois pris dans sa cure, à vouloir devenir psychanalyste ? Qu’est-ce qui nous mène sur cette voie ? Disons que le désir inconscient qui motive ma demande de devenir psychanalyste, celui-là n’est peut-être pas d’emblée cerné, identifié, le désir de devenir psychanalyste ne dit pas tout de suite son nom, on ne sait pas tout à fait où on s’engage, quelle architecture il s’agit de construire, d’inventer une fois sur un divan. Le désir de devenir psychanalyste ne rejoint pas la vocation du médecin, celle de vouloir guérir, soigner ou de l’assistante sociale de vouloir aider. À partir de quand quelqu’un est-il saisi par ce désir d’écoute et de déchiffrage, et de quel type d’écoute s’agit-il ? Bien évidemment qu’avant de pouvoir écouter quelqu’un c’est le désir de parler qui saisit le futur analyste, parler suffisamment, parler, s’évider de sens pour pouvoir à son tour passer de l’autre côté, écouter l’autre. On dit le silence de l’analyste, mais avant de se taire, c’est le désir de parler qui l’anime… là aussi, on se demande par quel opération/acte on se tait ? On rentre dans un dire silencieux. Ce dire silencieux apparaît chez Lacan sous ce signifiant du tacere, se taire. C’est dans La logique du fantasme[1] , « $D, c’est quand la demande se tait, que la pulsion commence. Mais si je n’ai point parlé du silence, c’est que, justement sileo (se taire) n’est pas taceo (rien). L’acte de se taire ne libère pas le sujet du langage ». C’est très fort ce moment dans une cure, où la demande d’amour et de reconnaissance cesse de s’écrire à l’endroit de l’Autre. C’est quand la demande se tait que la pulsion, le désir commence… Un tacere prêt à passer à l’acte ? Dire silencieux qui est aussi l’acte du psychanalyste.

 

Alors l’acte psychanalytique, qu’est-ce que c’est ?  Partons de cette autre définition qui est assez simple, même si elle ne dit pas tout, l’acte psychanalytique c’est « le passage de la tâche analysante à la position de psychanalyste ; c’est l’acte par lequel l’analysant, s’autorisant de lui-même et de quelques autres, s’autorise à recevoir des analysants et à se faire payer pour cela ». La difficulté ici n’est pas de définir l’acte, la définition que nous donne Lacan est limpide, la difficulté ici est de réaliser cet acte, le courage ici est de passer à l’acte. Lacan était saisi par ce moment de la fin de la cure, par cet acte de conclure, par ce moment de conclure et de passage, ce moment précis de franchissement, où la fin va s’ouvrir vers un début. La fin signe un commencement, un nouvel (amour) désir pour paraphraser Rimbaud avec son poème « À une raison », repris dans le séminaire Encore. « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie. Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche. Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne : le nouvel amour ! » Changement de discours.

 

Ce qui est à savoir, c’est que l’acte psychanalytique apparaît comme l’événement d’un désir nouveau, on dit d’un désir averti, le désir de l’analyste. Alors, quand, comment s’opère ce passage, par quel miracle on finit par mettre un terme, analyse finie ou analyse infinie (c’était le thème du séminaire que Charles Melman et Patrick Guyomard allaient traiter avant que Melman ne nous quitte), mais d’où sort-il ce nouveau désir ? Ce désir pur, désir de désir.  Nous savons qu’au long d’une cure, le sujet supposé au savoir perdra de sa superbe, il sera de moins en moins « agalmatisé », il deviendra de plus en plus présence réelle, présence réelle qui n’est pas sans rappeler la structure de l’objet petit a, petit a cause du désir et bientôt cause du désir du futur analyste. « Le psychanalyste se fait de l’objet a. Se fait, à entendre : se fait produire ; de l’objet a : avec de l’objet a ». C’est ça qui est à offrir à son analysant, dit Lacan, l’objet cause du désir, autrement dit, manque, opacité, mystère, rien.  « Il s’agirait que vous y laissiez – je parle aux analystes – quelque chose de bien différent d’un membre, à savoir cet objet insensé que j’ai spécifié du a. C’est ce qui s’attrape au coincement du symbolique, de l’imaginaire et du réel comme nœud. C’est à l’attraper juste que vous pouvez répondre à ce qui est votre fonction – l’offrir comme cause de son désir à votre analysant. C’est ce qu’il s’agit d’obtenir. Mais si vous vous y prenez la patte, ce n’est pas terrible non plus. L’important, c’est que ça se passe à vos frais. » C’est dans La Troisième. Prendre la patte à entendre comme prendre son pied, si vous vous y prenez la patte, autrement dit, si vous jouissez, ce n’est pas terrible… Alors, sans aller jusqu’à l’idée de pratiquer l’ascèse, il s’agirait quand même de se restreindre, s’abstenir de trop jouir de cette place, à cette place. Le désir n’est pas ici jouissance. Freud utilisait ce terme d’abnégation, mais nous pouvons dire que c’est le désir de l’analyste qui est à l’œuvre, et non pas sa jouissance. Par rapport à ce « attraper juste », on peut illustrer cela comme une balle qu’on attrape dans le champ de l’Autre, qu’on encaisse au/en creux du corps, pour très vite la relancer, la faire passer, repasser, la remettre dans le jeu, dans la cure, l’objet a est en circulation, regard, voix, disons qu’on va éviter la mêlée, l’arrêt du jeu ou la bagarre… Si le discours analytique met l’objet cause du désir à la place d’agent, l’analyste est appelé à occuper cette place, en place de semblant d’objet, il ne s’agit pas de l’incarner, car s’il commence à s’y croire, à positiver cet objet, à en faire UN, à s’y faire UN pour l’autre, on aurait à s’interroger en quoi le discours du psychanalyste serait différent d’une perversion ? Le nœud du pervers (Melman), lui aussi, maintient l’objet fétiche bien serré au centre du nœud.

 

Un dernier point, point de serrage et de départ. Ce à quoi j’essaye de vous rendre sensible, c’est que l’acte est au cœur de la psychanalyse, du désir d’analyste, il est au cœur du nœud à trois, là où Lacan localise l’objet petit a. Chez Freud, « au commencement était l’acte », l’acte étant ici celui du meurtre du père, du père de la horde. Nous connaissons tous le mythe monothéiste du père de la horde, mythe fondateur, qui raconte comment les fils tuent le père et le mangent dans un repas totémique. Le banquet totémique, comme nous le savons, équivaut à la première identification freudienne dite au père, identification qui reste énigmatique, mythique, semblant inaugurer pour le sujet ce sentiment étrange et puissant de l’amour au père.

La question de l’originaire, qu’elle soit mythique ou pas (il faut quand même supposer un commencement), cette première identification/incorporation dite au père, consiste en ce temps logique de la naissance de l’Autre et de l’inconscient, en ceci que l’inconscient reste l’Autre, nous dira Lacan plus tard. L’identification dite au père, au père réel chez Lacan ne se superpose pas au père de la horde telle que Freud l’a décrite, mais elle s’inspire de là, me semble-t-il. On peut dire que Lacan a récupéré le Nom du père de Freud, du père de la horde, pour ensuite formaliser sa théorie du Nom-du-Père. Nom-du-père qui, au début de son enseignement, était défini comme un régulateur des jouissances (interdiction de l’inceste) mais aussi comme un opérateur privilégié de la structure, car sa forclusion, comme nous savons, était devenue le mécanisme spécifique de toute psychose. Cette notion de structure va évoluer avec la théorie des nœuds et le passage que Lacan fera du Nom-du-père aux Noms du père au pluriel. Du monothéisme au polythéisme lacanien, du point de vue topologique, ce passage est absolument radical, car l’invariant paternel ne se supportera plus du UN (du nom) mais du trou central du nœud à trois, autrement dit, du point-trou triple de coinçage, là où réel, symbolique et imaginaire se nouent. Je ne vais pas développer cela aujourd’hui, mais restons à cette première identification dite au père, en proposant cette thèse, à savoir que toute forme d’acte trouvera son point de départ dans cette racine de l’originaire, tout acte viendra célébrer ce père (Autre) réel, autrement dit, ce lieu vide de la structure. Pour le dire autrement, je dirais que le père (Autre) réel est l’invariant, est le support de tout type d’acte. Car si Lacan avance que dans l’acte le sujet n’y est pas, on peut dire que la structure, elle, y est réellement. C’est bien elle, qui de ce lieu vide, appelle le sujet dans ses agirs, à savoir dans ses points d’acte : acte, passage à l’acte et acting-out. Clinique de l’acte. En vous rappelant que c’est l’acte qui fonde le sujet, que le sujet est ici un effet de structure, de la structure du langage. Dans le nœud borroméen, ce lieu d’appel correspond à cette structure minime et irréductible du triskel, ce point triple qui n’est pas encore un nœud, mais le nœud est potentiellement déjà-là, même s’il est potentiellement déjà-là, ce nœud, il faut le faire, dit Lacan. Par un acte de dire et de faire.

 

En français, il y a cette expression argotique, « conclure », pour dire qu’un garçon a réussi son coup, qu’il a réussi à séduire une fille, cela pouvant aller d’un premier baiser jusqu’à l’acte sexuel. Alors l’acte de conclure, l’acte de faire est ici un passage, un commencement, une suspension, un fermer les yeux, le temps d’un baiser qui détermine un avant et un après, un baiser qui ouvre peut-être à l’amour ou à rien peut-être, car un baiser qui ne se rencontre pas, c’est comme deux corps, deux langues qui ne se parlent pas, cela ne fait pas acte d’amour, l’acte de la rencontre est une pure contingence, c’est d’ailleurs cela qui fait toute la magie. Comment un homme rencontre une femme ? Par hasard, nous dit Lacan. Or, dans l’acte de conclure, nous sommes là, dans un avant qui est attente (point d’arrêt), et dans un après qui est mouvement, dans un pas de plus. Entre ces deux moments (avant et après) il y a hésitation, peur, doute, envie, hâte, prémices de l’acte, il faut y aller, vertige de l’acte, on plonge. Un passage, un passer à l’acte. L’acte de conclure évoque aussi la fin de l’analyse, le kairos de l’acte, ni trop tôt, ni trop tard, trouver le moment juste. Comment savons-nous qu’une cure est arrivée à son terme ? Là, il n’y a que l’après-coup qui puisse témoigner de cela, ce sont les effets d’après qui témoignent s’il y a eu acte ou pas.

 

 

 

 


[1] Jacques Lacan, La logique du fantasme, Leçon du 12 avril 1967.