Pourquoi Freud revient-il sur la question de l’angoisse en 1926 et pourquoi il n’utilise plus le terme de névroses actuelles à partir de cette date ? Je me demande si ces questions – peuvent trouver la réponse, selon la logique linéaire, c’est-à-dire, dans l’antériorité du texte, ou, s’il faudrait plutôt la chercher dans sa postérité. Quand je parle de la postérité j’entends, d’une part, la reprise par Lacan dans son séminaire sur l’angoisse du texte de Freud « Inhibition, symptôme et angoisse» et, de manière plus ciblée, de la question de la névrose d’angoisse. D’autre part, qu’est-ce que nous sommes en train de devenir en se posant ces questions aujourd’hui ? D’ailleurs, la question de l’antériorité dans la causalité se trouve au cœur de ce qu’est l’angoisse mais, aussi, de ce qu’ est l’objet dans la théorie psychanalytique. Car la question que Freud traite en priorité dans son texte de 1926 est de si l’angoisse est le résultat ou la cause du refoulement. Et, pour Lacan, dans son séminaire sur l’angoisse, la question est de si l’objet -en tant que cause du désir – est devant, c’est-à-dire spécularisable, ou derrière. Je rappelle aussi que l’objet a, change de place et, se trouve, dans le troisième schéma de la division, à partir du 6 mars 63, avant le S barré. Tandis qu’au premier (séance du 21/11) et au second (séance du 23/1) schéma de la division il était après. Donc, Freud et Lacan opèrent, en rapport avec la triade Inhibition, symptôme et angoisse, une certaine inversion par rapport à leur enseignement précédent, qui est, en même temps, un virement dans leur doctrine, surtout pour Lacan d’ailleurs.
Dans un texte précoce de 1895 (1er diapo) qui avait pour titre « Du bien-fondé́ à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé́, en tant que ‘névrose d’angoisse’» Freud traite la transformation directe de la libido frustrée ou appauvrie en angoisse dans les névroses actuelles. Par ce terme il désignait à l’époque la névrose d’angoisse et la neurasthénie tout en considérant que les névroses actuelles peuvent se combiner avec l’hystérie et la névrose obsessionnelle et produire des névroses mixtes. Le symptôme des névroses actuelles constituait ainsi le noyau organique central, autour duquel se regroupent ensuite les symptômes psychiques. Le plus bel exemple, dit-il, en est bien (1914), la névrose d’angoisse et l’hystérie qui se construit sur elle ; l’hystérie qui a une «compulsion à l’association» (1995). En 1910 il parle des troubles névrotiques de la vision qu’il différencie des troubles psychogènes, car les premiers seraient un équivalent de névroses actuelles, on dirait des phénomènes psychosomatiques de l’œil. En 1914, Freud a inclus aux névroses actuelles l’hypocondrie qui serait dans une relation à la paraphrénie semblable à celle des autres névroses actuelles par rapport à l’hystérie et à la névrose obsessionnelle. La différence entre les névroses actuelles et les psychonévroses de défense – terme par lequel il désignait la névrose obsessionnelle, l’hystérie et la paranoïa – est essentiellement étiologique et pathogénique : la cause est bien sexuelle dans les deux types de névroses mais, dans les névroses actuelles, elle serait à chercher dans des nuisances de la vie sexuelle actuelle par la frustration ou l’appauvrissement de la libido : (le coïtus interruptus, le coïtus retenu, l’éjaculation précoce et l’abstinence sexuelle pour la névrose d’angoisse et l’appauvrissement de la libido par la masturbation et les pollutions nocturnes pour la neurasthénie) ou les deux à la fois, et non dans des événements importants de la vie sexuelle de l’enfance. Ainsi le terme « d’actuel » vient connoter, ici, l’absence de cette médiation qu’on trouve dans la formation des symptômes de psychonévroses de défense notamment par déplacement et par condensation. Leur traitement, disait-il, ne relève pas de la psychanalyse, puisqu’ici les symptômes ne procèdent pas d’une signification qui pourrait être élucidée, et les mécanismes de formation des symptômes seraient à chercher du côté de la chimie, c’est-à-dire l’intoxication par des produits du métabolisme des substances sexuelles. Dans les Trois essais sur la sexualité de 1905, Freud note à propos des névroses actuelles qu’elles présentent la plus grande ressemblance clinique avec les phénomènes d’intoxication et de l’état de manque résultant de l’ingestion habituelle de substances toxiques (alcaloïdes) qui procurent du plaisir. D’ailleurs on peut se rappeler à ce propos que Freud considérait la masturbation comme l’équivalent et le précurseur des addictions ultérieurs (voir par exemple son texte « Dostoïevski et le parricide » de 1928). Bien plus tard, dans son texte « Inhibition, symptôme et angoisse » il dira que « l’analyse des névroses de guerre traumatiques, nom qui d’ailleurs englobe des affections d’espèces très diverses, auraient vraisemblablement abouti à montrer qu’un grand nombre d’entre elles participe des caractères des névroses actuelles». Mais, dans ce texte il met aussi l’accent sur le traumatisme en tant que point étiologique commun entre les névroses actuelles et les psychonévroses de transfert. Comme je vais développer par la suite il définit le traumatisme dans le texte de 1926 de manière très générale, comme situation vécue de désaide et ceci est un point important de ce texte. Et, comme il dira en 1933 : « L’objet de l’angoisse, est, à chaque fois, la survenu d’un moment traumatique qui ne peut pas être liquidé selon la norme du principe de plaisir ».
Mais venons un peu en arrière. En 1916, dans la 25ème conférence de ses leçons d’introduction, intitulée « l’angoisse », il se concentre sur les liens que l’affect entretient avec les vicissitudes de la libido et avec l’inconscient. Dans ce texte, il distingue deux processus pour la production de l’angoisse. Celui de la nature somatique où il y a la transformation de la libido accumulée – et frustrée – en angoisse. Et un autre processus qui fait suite au refoulement : à savoir celui où « l’état affectif qui aurait apparu à la conscience du fait d’un processus inconscient se transforme en angoisse quand le processus inconscient en question subit le refoulement, en vue de la production d’un symptôme». Dans son texte de 1916 sur l’angoisse, il met, déjà, un grand espoir dans sa recherche sur l’énigme de l’angoisse : « Il est certain que le problème de l’angoisse», écrit alors Freud, «forme un point vers lequel convergent les questions les plus diverses et les plus importantes, une énigme dont la solution devrait projeter des flots de lumière sur toute notre vie psychique ». Cette question du « Un » il la répète en 1926 : « La réduction de deux origines de l’angoisse à une seule ne se laisse pas imposer facilement ». Mais encore en 1933, dans le texte « Angoisse et vie pulsionnelle » de sa Nouvelle série de conférences – qui est une reprise de ses thèses antérieures, surtout de 1916 et 1926, il dit que: «on sent qu’il manque ici quelque chose qui, à partir de morceaux, fasse unité ». Je vais essayer de montrer que c’est justement ce qui n’arrive pas, ou plutôt, ce qui arrive, mais d’une manière détournée. Car cela arrive, non par l’élaboration de Freud, mais par la reprise par Lacan du texte de Freud « Inhibition, symptôme et angoisse ». Car, à partir des impasses de ce texte, Lacan découvrira un concept. Et pas n’importe lequel, car c’est le concept qu’il a considéré comme sa seule découverte, à savoir l’objet petit a. Il dit au tout début du séminaire sur l’angoisse : «…vous le verrai je pense, l’angoisse est très précisément le point de rendez-vous où vous attend tout ce qu’il était de mon discours antérieur, et où s’attendent entre soi un certain nombre de termes qui ont pu jusqu’ à présent ne pas vous apparaître suffisamment conjoints».
Mais je reprends d’abord le raisonnement de Freud de son texte de 1916 pour le comparer avec celui de 1926. Dans ce texte, Freud interroge l’angoisse réelle, « rationnelle et compréhensible », afin de cerner l’énigme que constitue «l’angoisse névrotique». L’angoisse – qui est une fuite du moi devant la libido – est cependant, dit-il, engendrée par celle-ci. Pourtant, en 1916 la réalité intervient du côté de ce qui circonscrit l’angoisse et non de ce qui donne naissance à l’angoisse. La phobie d’animal, par exemple, est une projection du danger intérieur à l’extérieur. Dans ce texte la question du signal comme réaction du moi est valable aussi bien pour des dangers extérieurs réels que pour les dangers intérieurs névrotiques qui, quant à eux, ils sont en rapport avec l’exigence de la libido. En fait, il avait déjà fait référence au signal, en tant qu’avertissement, pour que le moi assure sa défense, dans le texte de l’Esquisse et dans son texte sur l’inconscient en 1915. Donc, rien de tellement nouveau en 1916 par rapport au signal. La question de la naissance comme expérience de séparation traumatique est présente déjà dans ce texte. Il répète, ici encore, ses idées sur les « névroses actuelles » en tant qu’effet de l’accumulation de la libido dont le cours normal est entravé par la rétention sexuelle.
C’est à partir des idées, exprimées en 1916, que Freud poursuit son développement, dix ans plus tard, en 1926 (2ème diapo). Depuis 1916 ll y a eu deux apports majeurs de sa théorie et l’apparition du livre de Otto Rank sur Le trauma de la naissance: a) le premier apport était l’au-delà du principe de plaisir et la pulsion de mort de son texte de 1920 et b) le deuxième, était sa nouvelle topique avec la trichotomie ça, moi et surmoi, introduite en 1923. Le texte d’ Otto Rank, qui date de 1924, est peut-être plus une occasion qu’une cause, mais enfin il avait une grande estime pour son élève qu’il considérait comme son fils adoptif. Il rédige le texte d’« Inhibition, symptôme et angoisse » au début de l’été 1925 et il le publie en février 1926.
Dans ce texte, Freud essaie, d’abord, de ramener toute angoisse à une cause réelle extérieure. Ainsi la menace de la castration se rapporte à un évènement extérieur réel et le danger de pulsion ne provoque d’angoisse que parce qu’il rappelle une menace ou un traumatisme réel. Pourtant, vers la fin du texte il revient sur l’importance à la fois biologique, phylogénétique et psychologique de l’immaturité qui a comme effet le besoin d’être aimé. Ainsi, les pulsions ont un potentiel traumatique comme d’ailleurs le monde extérieur car celui-ci peut les frustrer – par l’absence de satisfaction ou d’amour – ou encore devenir une menace qui provoque une excitation. Donc, il y a des raisons accidentelles, mais aussi des raisons inhérentes à la constitution de la sexualité de l’humain comme cause du traumatisme et de l’angoisse. Pour se défendre contre les pulsions, le sujet est amené à les écarter : soit par l’inhibition, le contre-investissement voire le caractère, soit par la formation des symptômes qui sont, en même temps, une satisfaction (des pulsions).
Donc, dans le texte de 1926 il met aussi l’accent sur le traumatisme qu’il définit de manière très générale comme situation vécue de désaide, et c’est un point important de ce texte. Un danger interne doit s’externaliser et vice versa pour qu’un tel vécu de désaide puisse se produire. Le traumatisme est l’élément qui serait à la base aussi bien des névroses traumatiques, qu’il rapproche aux névroses actuelles, que des psychonévroses. Mais dans le cas des névroses traumatiques et des névroses actuelles l’angoisse survient de manière automatique, comme effet de la reviviscence de l’évènement traumatique ou en tant qu’effet des pulsions sexuelles frustrées. L’éclosion de l’angoisse se fait chez elles, du moins dans un premier temps, sans avertissement. Tandis que dans les psychonévroses de défense «il se produit dans le ça quelque chose qui active pour le moi une des situations de danger et amène par là à donner le signal d’angoisse en vue de l’inhibition». L’automatisme de répétition est présent dans ce texte car Freud rappelle qu’après le trauma il y a une tentative de transformer l’excitation subie de manière passive en activité. Et pour la même raison «sur le terrain des névroses actuelles et traumatiques des psychonévroses se développent avec une particulière facilité en tant que tentative de lier l’angoisse par le symptôme».
On pourrait distinguer ici, me semble-il, quatre types de répétitions dans un continuum (et une synchronie), qui va : (3ème diapo).
1) d’un premier type de répétition automatique soit de la scène du traumatisme avec angoisse soit de la pression répétitive, on dirait pulsatile, des pulsions sexuelles frustrées. Le prototype de ce traumatisme – de novo – serait la naissance.
2) à un deuxième type de répétition où il y aurait la répétition juste d’un élément évocateur du traumatisme, c’est-à-dire l’apparition d’un signal, (sans reviviscence ou avec une reviviscence partielle de l’angoisse), accompagnée d’une anxiété qui est présente à la manière d’une expectation anxieuse (Erwartung).
3) Un troisième type de répétition se ferait suite au refoulement ou, plutôt, suite aux refoulements secondaires après le signal d’une situation de danger antérieur qui avait provoqué un refoulement primaire
4) Un quatrième type de répétition aurait affaire avec les déplacements ultérieurs du danger à la condition du danger, c’est-à-dire en fait à la perte de l’ objet et de ses modifications : de la naissance au sevrage, puis à la séparation des fèces, du pénis, voire du surmoi. À ce niveau, il y aurait une possibilité de régression.
Je dévie un instant du texte de Freud en disant qu’on pourrait, en termes lacaniens, parler – au sujet du troisième type de répétition- de processus métonymiques et métaphoriques de la chaîne signifiante. Et pour le quatrième type de répétition on pourrait parler d’une constitution circulaire de l’objet, d’une progression et d’une régression, dont parle aussi Lacan vers la fin de son séminaire sur l’angoisse (séance du 12/6 et suivantes) à l’aide d’un schéma (4ème diapo).
Donc, Freud tend à ramener toute angoisse à celle qui aurait été vécue lors de la naissance, y compris l’angoisse de castration, en utilisant comme terme intermédiaire l’angoisse de séparation. Ces idées sur la naissance et la séparation ne sont pas nouvelles, mais dans le texte de 1926 la question de la séparation de la mère et de l’angoisse de la naissance avec ses racines phylogénétiques prend beaucoup plus d’ampleur. Cela lui permet aussi de faire une équivalence entre la séparation du corps de la mère, avec le sevrage, la séparation des fèces et la castration, tout en essayant de garder le prima de l’angoisse de castration et, par conséquent, de l’Œdipe. C’est une manière, aussi, de garder un rapport étroit entre le Père et le trauma sexuel, rapport qu’il maintiendra même dans son dernier texte, l’homme Moise et le monothéisme. La nouvelle topique, ça, moi et surmoi, annonce une réorientation formelle dans le champ d’investigation de l’affect de l’angoisse. « Le moi est le seul siège de l’angoisse, énonce Freud, […] seul le moi peut produire et ressentir de l’angoisse ». Il est, tout à la fois, lieu de l’angoisse réelle, de l’angoisse névrotique et de l’angoisse morale, chacune indiquant ses relations de dépendances, respectivement, avec l’extérieur, le ça et le surmoi. L’angoisse est perte d’amour dans l’hystérie, menace de castration dans la phobie et angoisse devant le surmoi dans la névrose obsessionnelle. Le moi en tant que siège de l’angoisse fait partie de la tentative de Freud, annoncée déjà en 1916, de trouver le point vers lequel convergent les questions les plus diverses et les plus importantes. Tentative peut-être peu réussie si ce n’est seulement par la place qu’occupe le traumatisme.
Car, ce qui angoisse, après la constitution du moi en tant qu’image du corps dans le miroir, est ce qui de l’excitation pulsionnelle n’arrive pas à être reconnu dans cette image. En ce sens le moi en tant que repère unique de l’angoisse est juste, si on le situe comme image inconsciente du corps dans le miroir et par rapport à ce qui ne peut pas être perçu et maitrisé dans ce miroir. Et, en même temps, et de manière plus générale, ce qui angoisse est ce qui de l’excitation pulsionnelle, n’arrive pas à être endigué par la répétition. Les deux apports, celui de l’au-delà du principe du plaisir et l’autre celui de la trichotomie de la appareil psychique entre ça, moi et surmoi, servent à Freud de tentative de trouver le point unique qui est ce qui échappe à la répétition et ce qui échappe au moi. Mais, c’est Lacan qui va découvrir cette convergence par l’objet petit a, en tant que place logique de ce qui reste et qui échappe à ces opérations de maitrise par le Un de l’image qui fait unité et par les Uns des signifiants qui se répètent sans arriver à donner un sens final. Antériorité de l’objet par rapport au sujet barré, objectalité à la place de l’objectivité spéculaire. La place de cet objet comme produit d’une séparation de l’Autre, voire de l’organe, en déca de l’Œdipe, sert à Lacan de référence pour le passage du «Un» au «multiple», des Uns à ce qui reste. Et, du « Nom du père » aux «Noms du père », terme qui apparaît à la dernière leçon de son séminaire (séance du 3/7) sur l’angoisse et qui était censé être le thème de son séminaire de l’année suivante. Et, par la même, il dégagera, dix ans plus tard, la logique du « pas tout » pour laquelle il n’y a plus le « Un » de l’exception. Une jouissance Autre, non phallique, y trouve sa justification.
Je ne vais pas m’étaler là-dessus car cela dépasse mon propos d’aujourd’hui sur les « névroses actuelles ». Pourquoi Freud nuance son propos sur celles-ci et pour quelle raison il n’emploie plus ce terme à partir de 1926. ? Plus précisément à partir de 1926 il ne parle plus que de la névrose d’angoisse et cela seulement dans son texte de 1933. En 1926 il dit «qu’il m’est arrivé d’accorder une certaine valeur à la présentation selon laquelle c’est l’investissement retiré lors du refoulement qui se voit utilisé comme éconduction d’angoisse. Cela m’apparaît aujourd’hui à peine digne d’intérêt. La différence réside en ceci que je croyais autrefois que l’angoisse apparaissait automatiquement». Et en 1933 il dit : «Que ce soit la libido elle-même qui est ici transformée en angoisse, c’est ce que n’affirmons plus. Mais je ne vois aucune objection à une double provenance de l’angoisse, une fois comme conséquence directe du moment traumatique, l’autre fois comme signal indiquant qu’il y a menace de répétition d’un tel moment». Donc, nous voyons que Freud, à partir de la révision de sa théorie sur l’angoisse, n’accorde plus de l’importance à la distinction entre névroses actuelles et psychonévroses. D’une part parce que l’angoisse devient le tronc commun pour toutes les névroses et le refoulement et d’autres mécanismes de défense peuvent l’endiguer. D’autre part, le traumatisme fait partie de ce tronc commun et ce n’est surement pas par hasard que ce n’est qu’ en 1926 qu’ il dit «qu’un grand nombre des névroses traumatiques participe des caractères des névroses actuelles».
Néanmoins, tandis que Freud a arrêté de parler de névrose d’angoisse en 1933, Lacan revient sur cette dernière durant la séance du 27 février de son séminaire sur l’angoisse. Je le site : «Il reste que je me fais la part belle en vous parlant que de l’hystérie ou de la névrose obsessionnelle, puisque c’est laisser complétement en dehors ce champ de la névrose dont à travers tout ce chemin parcouru nous sommes encore embarrassés, à savoir la névrose d’angoisse – sur laquelle j’espère cette année, par ce qui est engagé ici, nous faire faire le pas nécessaire. N’oublions pas que c’est de là que Freud est parti et que si la mort, sa mort nous a privé de quelque chose c’est de lui avoir pleinement laissé le temps d’y revenir». Et, à la séance du 6 mars il parle de la frustration sexuelle par la pratique du coïtus interruptus que Freud considérait comme une des causes de la névrose d’angoisse durant lequel, dit Lacan, « l’instrument est mis au jour, dans sa fonction, soudain déchu de l’accompagnement de l’orgasme en tant que l’orgasme est supposé signifier une satisfaction commune. Je laisse cette question en suspens. Je dis seulement que l’angoisse est promue par Freud, dans sa fonction essentielle, là justement où l’accompagnement de la montée orgastique avec ce qu’on peut appeler la mise en exercice de l’instrument est justement disjointe. Le sujet peut en venir à l’éjaculation mais c’est l’éjaculation au dehors, et l’angoisse est justement provoqué par le fait qui est mis en valeur, ceci que j’ai appelé tout à l’heure la mise hors de jeu de l’appareil, de l’instrument, dans la jouissance. La subjectivité, si vous voulez, est focalisée dans la chute du phallus».
Mais pourquoi Lacan est dans l’embarras et nous met dans l’embarras avec la question de la névrose d’angoisse et avec son étiologie de la frustration sexuelle par la pratique du coïtus interruptus ? Est-ce qu’il suit Freud qui a eu là-dessus à vrai dire une idée un peu extravagante ? Pourquoi il ne parle pas du tout de phobies, celles en particulier que Freud qualifiait d’hystérie d’angoisse ? Comment comprendre une autre phrase sur le coïtus interruptus de sa leçon du 29 mai : « Dans toute la mesure où l’orgasme se détache de ce champ de la demande de l’Autre (c’est la première appréhension que Freud en a eu dans le coïtus interruptus) l’angoisse apparaît, si je puis dire, dans cette marge de perte de signification ». Il s’agit, ici, de la demande de l’Autre par rapport à l’éjaculation à l’intérieur, la demande de la petite mort de l’autre, la demande à faire l’amourir, dit Lacan. Il me semble que c’est qu’il avance est en rapport avec ce qu’il va dire autour du robinet et de la névrose obsessionnelle vers la fin du séminaire sur l’angoisse. Le robinet est une métaphore pour le pénis en tant qu’organe qui sert à la fois la fonction urinaire, c’est-à-dire à une fonction excrémentielle, et la fonction sexuelle. Il me semble que le coïtus interruptus mais aussi, la rétention de l’éjaculation afin d’obtenir l’orgasme du partenaire – dont Freud parle aussi en tant que étiologie possible de la névrose d’angoisse – interviennent au niveau de la tentative de maitrise de l’acte sexuel (pour éviter une grossesse ou pour provoquer la jouissance du partenaire). Ceci correspond, d’une certaine manière, à la couverture du désir de l’Autre par la demande dans l’Autre, soit pour la frustrer soit pour la satisfaire. Mais cela dépasse bien entendu le contexte de la névrose obsessionnelle. Les femmes, et pas seulement les femmes, trouvent bien entendu aussi leur compte avec par le fantasme de Don Juan, c’est- à-dire de celui qui ne risque pas de se trouver en panne. C’est un idéal d’accomplissement de l’acte et, par-là même, du rapport des sexes en tant qu’idéal de jouissance, du rapport sexuel qui n’existe pas dira plus tard Lacan. Et, en même temps, cela correspond à la tentative de faire coïncider le phallus symbolique avec l’organe sexuel et, par là-même, de faire disparaître le hiatus, la disjonction, entre le désir et la jouissance. C’est-à-dire que l’angoisse apparait dans la mesure où le signifiant, en tant que lien d’un désir à un autre désir, se réduit à une fonction de signe de satisfaction ou d’insatisfaction, d’érection ou de détumescence, de présence ou d’absence, dans cette marge, pour reprendre l’expression de Lacan, de tout à l’heure «de perte de signification». Cette remarque tient compte aussi de la place qu’occupent les addictions qui sont, selon Charles Melman, sont des sexolytiques. Mais aussi, la place des névroses traumatiques ; car toutes les deux, comme l’avait dit encore Charles Melman, ont tendance à réduire le signifiant en signe de présence ou d’absence, de plus ou de moins. D’ailleurs, ce n’est, peut-être, pas par hasard qu’à notre époque la propagation des addictions coïncide avec la montée de la tendance à la victimisation. Réduire le phallus symbolique à l’organe, voire à l’orgasme, dans le contexte actuel du fétichisme généralisé des marchandises et des corps, n’est-il pas une autre manière de parler des névroses actuelles ? La reproduction, la transmission aussi, externalisée du champ de la sexualité (la PMA étant un des exemples qu’on pourrait donner à cet égard) pourrait être considérée, par conséquent (et en guise de boutade) comme un coïtus interruptus généralisé.
Dernier point, la névrose actuelle autour de laquelle un sujet va construire sa psychonévrose de défense est-ce qu’elle correspond, d’une certaine manière, à ce qui a été pour lui rencontre avec un réel en deçà de toute symbolisation signifiante, ce qui ne voudrait pas dire, pour autant, avant toute symbolisation (par exemple, les concepts de « Wahrnehmungszeichen » de Freud ou la lalangue de Lacan se prêtent il me semble à ce type d’interrogation). J’entends par cela la recherche des traces, recherche qui a l’air peut-être obsessionnelle, de ce qu’un sujet a été en tant qu’objet pour l’Autre avant son advenue en tant que sujet barré, avant toute fausse-connexion signifiante, c’est-à-dire en déca du semblant. Ce noyau irréductible est-il, pour revenir à une expression de Lacan, la partie incurable de son symptôme mais aussi, pour boucler la boucle, et pour revenir à ce que Freud disait, l’incurabilité des névroses actuelles par la psychanalyse ?
Et dans ce cas la fin d’une analyse suffisamment poussée aurait-t-elle affaire apparaître d’une manière ou l’autre pour reprendre le mots de Lacan (séance du 12 juin 1963) à propos d’une analyse d’obsessionnel «la véritable dominance, le caractère de noyau irréductible, et presque en certains cas immaitrisable, de l’apparition de l’angoisse à ce point qui doit apparaître un point terme» ?
Je laisse en suspens la question du comment on pourrait qualifier en termes de structure un sujet qui n’a pas pu construire suffisamment des « connexions signifiantes » et si l’analyste aurait un autre type de travail que celui de réduire les « fausses connexions », puisque justement ce sujet n’en a pas eu assez, pour traiter son noyau irréductible.