Si quelqu’un, hors du champ de la psychanalyse, devait me demander ce qu’est la castration je dirais ‘La castration c’est accepter et assumer d’en perdre un bout, un petit bout, pour ne pas tout perdre’. Entendu ainsi, la castration sort de la logique du ‘tout ou rien’, si présente aujourd’hui.
Et si cette personne me demandait alors : En perdre un bout mais de quelle perte s’agit-il ? Que répondre ?
En perdre un bout de jouissances immédiates. Soumis aux lois du langage le parlêtre n’a plus accès à l’immédiat, mais bien à la médiation de la parole s’il accepte cette perte. Ce que lui procure la prise de certains produits licites et illicites n’est qu’une illusion d’immédiateté de jouissance.
En perdre un bout d’une jouissance pleine, la jouissance pleine est une jouissance mythique, les jouissances que nous avons à notre portée sont partielles, écornées par l’objet ‘a’, objet perdu à tout jamais. (comme le présente le Nœud Borroméen )
Je partirai ce soir de ces quelques remarques de Lacan dans la conférence intitulée ‘Du Trieb de Freud au désir de l’analyste’, qu’il tient à Rome en 1964. [1]
Lacan y fait la différence entre la crainte de la castration et l’assomption de la castration. En effet, s’agit-il de craindre la castration ou de l’assumer ? Lacan, dans ce texte, soutient cette différence entre crainte et assomption, différence qui permet de distinguer la visée de la psychanalyse de celle des psychothérapies, du moins de celles qui, orientées par la crainte de la castration, visent la normalisation sexuelle,[2] alors pour la psychanalyse c’est « l’assomption de la castration qui crée le manque dont s’institue le désir ».
Assumer que ce ne sera ni tout, ni tout de suite, voilà comment on pourrait en parler en mots de tous les jours, une façon de rappeler ainsi à un sujet, qu’il soit petit ou grand, la dialectique du manque et du désir. (‘le manque dont s’institue le désir’)
Car si le désir est, comme Lacan le souligne dans ce texte, accroché à l’interdit, il s’agit d’entendre cet accrochage comme nécessaire, et d’en préciser l’objet ; ce n’est pas le désir qui est interdit, par contre c’est « la Loi qui est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste ».
Cette Loi, Lacan la rappelle en ces termes : « c’est grâce au Nom-du-Père que l’homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère. » On peut discuter au sujet d’un complexe d’Oedipe dépassé ou non aujourd’hui mais ‘ne pas rester attaché, accro au service sexuel de la mère’ me semble toujours et même d’autant plus d’actualité.
Voilà une autre façon de dire ce qu’il y a à perdre, à lâcher, au sens de s’en détacher et ce tant pour le garçon que pour la fille. ‘Die Abwendung von der Mutter’, comme l’écrivait Freud, cité par Martine Lerude[3]. ‘Se détourner de la mère’ est une opération en soi, non synchronique avec le ‘Wendung zum Vater’, nous a rappelé Martine Lerude. Mais qui rappelle aux garçons et aux filles d’aujourd’hui de ne pas rester attaché au service sexuel de la mère ?
Jean-Paul Hiltenbrand donne un autre nom à l’interdit de l’inceste qu’il nomme interdit de complétude (ce qui s’oppose à la définition de la santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social, selon les directives de l’OMS). De plus, Jean-Paul Hiltenbrand souligne que l’inter-dit est « contenu dans l’incomplétude de la demande et de son ratage» (p. 143, La condition du parlêtre[4])
Avec l’incomplétude, nous ne sommes vraiment pas à la mode !
Et que la demande soit organisée pour aboutir à l’insatisfaction, n’est pas à la mode non plus ! C’est le contraire qui est à la mode. Aujourd’hui on voudrait satisfaire toutes les demandes.
Et puis, toujours à propos de la castration et de son assomption, Lacan fait cette remarque qui a attiré mon attention :
«c’est le fait que la femme doive en passer par la même dialectique – alors que rien ne semble l’y obliger ; il lui faut perdre ce qu’elle n’a pas – qui nous met la puce à l’oreille : en nous permettant d’articuler que c’est le phallus par défaut, qui fait le montant de la dette symbolique : compte débiteur quand on l’a – quand on ne l’a pas, créance contestée. » [5]
Cela vaut la peine de s’y arrêter, quand bien même cette remarque date de 1964 et que nous sommes en 2024, soit soixante ans plus tard. Est-ce toujours de mise ?
Rien ne semble l’y obliger, serait l’idée que du fait d’en être privée la fille pourrait être exonérée de la castration. Et non ! Roland Chemama rappelle dans le dictionnaire de la psychanalyse que ‘Le phallus en tant que signifiant symbolise ce qui est prélevé pour tout sujet, qu’il soit homme ou femme, il symbolise le prélèvement par la loi qui nous régit, la loi du langage. Le phallus renvoie donc tout être humain à la loi du désir et à la fonction de la castration’.[6] Et Lacan le dira autrement : ‘L’introduction dans le monde du signifiant, exige que quelque chose de la relation naturelle soit sacrifié, amputé, afin qu’il devienne l’élément signifiant de l’introduction de la demande, tant pour la fille que le garçon’. (Lacan, sem, V, 1958, p. 284)
Alors la perte (il lui faut perdre) s’inscrit-elle différemment pour la fille que pour le garçon, tel que Lacan le souligne par compte débiteur quand on l’a, créance contestée quand on ne l’a pas ?
Cette créance contestée, on peut l’entendre sur son versant freudien : à savoir que ce n’est pas parce que la petite fille est dépourvue du pénis qu’elle n’attend pas d’en être dotée.[7] Alors que dans l’inconscient, elle l’a, nous rappelle Marc Darmon.[8]
Ce terme, « dotée », a toute sa valeur signifiante. Car il dérive du mot don[9] et ouvre à ce qui a valeur d’échange, la dot étant le bien apporté par une femme en se mariant. Toujours dans le séminaire V, Lacan parle de la nécessité pour une moitié de l’humanité de devenir le signifiant de l’échange. Il précise ‘ce que nous observons dans la dialectique de l’entrée de l’enfant dans le système du signifiant est en quelque-sorte l’envers du passage de la femme comme objet signifiant dans la dialectique sociale’ (Lacan, Sém V, p. 285).
Mais il met des guillemets à cette affirmation, en insistant sur la dépendance du social à l’endroit de la structure signifiante. Ce qui se produit aujourd’hui est l’inverse, quand le social impose de faire des signifiants des mots qui ne renvoient plus à la dimension de l’impossible. Il me semble que c’est là ce qui mène à la barbarie. J’y reviendrais à la fin de mon intervention.
Reprenons cette créance contestée : Ce n’est pas parce qu’elle ne l’a pas qu’elle n’attend pas de le recevoir, mais de qui et sous quelle forme ? Il lui faudra perdre ce qu’elle n’a pas, renoncer à trouver chez sa mère ce qui n’y est pas, (die Abwendung von der Mutter), condition pour qu’elle se tourne vers le père, (Wendung zum Vater), afin d’y rencontrer la promesse de pouvoir obtenir, d’un homme, plus tard, ce qui lui manque, d’où l’équivalence pénis-enfant.
On a là les trois manques du complexe[10] : castration (renoncer au vœu secret d’avoir un jour le phallus), frustration (quand elle se tourne vers le père où elle rencontre l’interdit de l’Œdipe et l’impossibilité d’avoir réellement le pénis), et privation. Dans le vœu d’avoir un enfant du père, comprenons qu’il s’agit d’avoir ce pénis sous une forme symbolique. L’enfant est là comme symbole de ce dont elle est réellement privée, une privation qui l’introduit néanmoins à une attente qui, elle, est hautement symbolique. Bergès et Balbo préciseront « symbolique d’une créance, cet enfant lui est dû. » Ce qui leur fait dire que cela peut faire d’une femme « l’être le plus intolérant à la frustration, l’être le plus narcissique qui soit, le plus revendiquant aussi, puisque revendiquer c’est réclamer son dû. » (Bergès, Balbo, p. 82[11]).
Cette revendication qui concerne un objet symbolique est-elle dépassée en nos temps actuels ? Il en va de reconnaissance et de promesse. Réclamer son dû, ‘ça m’est dû’ comme on l’entend davantage aujourd’hui sur un versant victimaire puise ses racines dans ce terreau-là.[12]
En ce qui concerne l’enfant, certes aujourd’hui, pas mal de jeunes femmes renvoient la question d’avoir un enfant à plus tard. La promotion de parité et d’égalité les incite à investir en premier lieu études et profession, dans lesquelles bien souvent elles excellent et par lesquelles elles participent et jouissent d’une reconnaissance phallique manifeste. Il ne s’agit pas d’avoir le phallus mais d’obtenir la reconnaissance phallique. Mais malgré la reconnaissance phallique que l’investissement professionnel leur offre, la promesse d’enfant ainsi remisée n’est pourtant pas effacée.
Quand l’horloge biologique vient rappeler la limite, (à moins d’avoir fait congeler leurs ovules[13] préalablement) c’est alors avec hâte qu’elles[14] entament cycle sur cycle la programmation d’un enfant. Mais décider d’avoir un enfant, de façon volontariste, court-circuite la dialectique de la demande, rabattant ainsi le désir sur un vouloir et ne met pas une femme en position de le recevoir comme don, comme cadeau ; ce qui peut compromettre pour une femme les conditions de sa fécondité [15]; ce qui exacerbera à son tour la revendication.
Pour d’autres, les mamans solo, comme on dit aujourd’hui, il s’agira de ‘réaliser’ leur projet d’enfant avec un donneur… anonyme, de ‘se’ réaliser dans leur projet parental. Le don sera ici réduit au donneur sans nom, et l’avoir se passera de la dimension symbolique, c’est un devis qui sera signé au centre de médecine reproductive. Serait-ce là une façon de mettre en acte, toute seule, le vœu d’avoir enfin l’enfant du père pour soi ?
Dans cette clinique que j’ai longuement traversée, celle où les femmes viennent se plaindre de l’enfant qui ne vient pas, ces questions autour de l’avoir, ne pas l’avoir reviennent souvent. D’autant plus si elles suivent scrupuleusement les traitements proposés par la médecine. « Si seulement on pouvait m’assurer qu’au bout de tous ces traitements je serai enceinte », demandait une jeune femme. Qui pour lui tenir cette promesse ? La science ? Le discours de la science ne fait pas de promesse symbolique, ce discours évacue la dimension du Réel, ou pour reprendre la formule de Pommier, ‘le Réel tend à être chiffré par la science’. A sa question d’être (r)assurée, le médecin lui répond par des données statistiques. Avec les statistiques l’impossible est contourné.[16]
Pour une femme le signifiant de la perte s’inscrit jusque dans son corps, disait Serge Leclaire. Perdre et recevoir. Perdre ce qu’elle n’a pas ou perdre ce qu’elle a ? Perdre symboliquement ou perdre réellement ?
Par une perte réelle une femme peut se soustraire à l’économie de l’échange. J’ai ainsi rencontré cette femme (Rose) dans le cadre d’une demande de PMA. De son premier mari elle a eu trois enfants mais déjà avant le troisième l’entente dans le couple était devenue orageuse et de la violence conjugale surgit régulièrement. Se retrouvant enceinte sans vraiment l’avoir planifié Rose décide de garder cette troisième grossesse, non sans un certain espoir que la venue de cet enfant ramène la paix du début de leur union. Mais après un certain temps, la violence conjugale réapparait, elle demande au gynécologue de lui ligaturer les trompes, ce qu’elle obtint. Quand je lui demandais ce qui s’était passé ensuite elle dit : ‘après j’ai pu le quitter’.
Que s’était-il produit ? Pourquoi lui fallait-il perdre réellement un petit bout de corps, une castration réelle, pour pouvoir se séparer de cet homme, père de ses enfants, qui la violentait ? En quoi la précédence de cette coupure dans le corps lui permettait-elle la coupure symbolique qui s’en suivit ? Une ligature pour se délier de lui. Comme s’il lui fallait cet impossible réel faisant trace à tout jamais sur le corps féminin, cette entame sur le corps, pour amorcer le mouvement de se penser et se dire pas-toute à lui, plus toute-à-lui et à sa violence. Et de se barrer.
Quand je lui demandais si à ce moment-là elle ne souhaitait plus d’enfant, elle dit : ‘ah oui, pour moi c’était fini, je n’en voulais plus’. ‘Et maintenant’, l’interrogeais-je, ‘qu’est-ce qui vous donne envie d’avoir un autre enfant ?’ Elle répondit : ‘Mais c’est à cause de lui, il n’en a pas, et ce serait bien d’en avoir un ensemble’.[17] Vous entendez comment la question d’en avoir ou pas se rejoue dans l’économie du couple…
Il ne faudrait pas tirer de conclusions trop hâtives à partir de cette situation, mais il est un fait que cette chronologie d’en passer par un agir sur le corps avant de pouvoir s’autoriser n’est pas sans nous interroger. Plus particulièrement côté féminin. Comme s’il fallait inscrire jusque dans la chair le ‘ce n’est plus possible’, avant qu’il puisse se penser et ensuite s’énoncer. Cela nous renvoie à d’autres cliniques où l’entame réelle sur le corps précède la pensée nécessaire à la séparation. Telles les adolescentes dans leur tentative de séparation du corps maternel. Une entaille sur le corps, comme les scarifications. Scarifier, c’est l’anagramme de sacrifier. Une séparation s’opérant d’abord sur le corps réel, inscrivant la perte à même le corps avant que celle-ci ne devienne symbolisable.
Alors l’avoir ? ne pas l’avoir ? Si la femme est sans l’avoir, Marc Darmon[18]rappelait que le névrosé s’affirme ‘ne pas l’avoir’ pour ‘l’être inconsciemment’. S’agit-il dans cette formule, du phallus ‘objet imaginaire’ ou signifiant ? Il ajoute : ‘c’est qu’il faut sacrifier l’un pour accéder à l’autre’.
Côté féminin : Comment une femme va-t-elle se débrouiller avec ce qui caractérise la position féminine, ‘elle est sans l’avoir’ dans notre univers unisexe, qui tend à effacer les différences sexuelles, dans ce monde où le manque n’est plus ce à partir de quoi s’identifier, un monde où la production des objets servent à combler le manque. Pourtant, à qui prête l’oreille, la question du féminin revient mais de façon recouverte. ‘’Je manque … de confiance en moi’’ disent les analysantes, et la demande sous-jacente serait d’être plus assurée, moins manquante, voire augmentée d’une assurance positivée. La pleine conscience !
Dans sa vie amoureuse, une femme espère trouver une réponse, quelque chose qui la rassure, fusse momentanément. Mais comme son identité est moins assurée, elle réitère sa question, ce qui peut énerver son amoureux, c’est une question sans fin, le féminin est une béance. Par sa quête inconsciente, ‘suis-je, ou, comment suis-je femme pour toi ?’, elle s’essaye de trouver comment elle peut représenter pour lui ce qu’elle n’a pas, à savoir le phallus.[19]
Côté mère : une mère aussi ne l’a pas.[20]
Mais aujourd’hui, comme hier, pour certains enfants l’idée que la mère l’a, persiste longtemps. Pensons au petit Hans. Un cas de phobie chez une jeune fille, phobie du ‘membre manquant’ m’avait fort interrogée à ce propos. Elle voyait des estropiés partout. (j’en avais parlé aux journées sur la castration féminine en 2012) Comment pour cette jeune fille perdre ce qu’elle n’a pas alors que couvée par sa mère, celle-ci se présentait comme toute-sachante, une toute-mère peu divisée par sa propre féminité. Phobie comme défense contre la mère toute. Comment s’opère aujourd’hui ce ‘Wendung zum Vater’, quand il n’y a pas de père ?[21] Avec Jean-Marie Forget nous allons reprendre les questions dans un séminaire l’année prochaine.
Et du côté des filles aujourd’hui : En 1995[22], Melman rappelle qu’à la sortie de l’Œdipe, la fille va s’identifier au garçon, elle aura un comportement éventuellement garçonnier, (souvent transitoire) et dit-il, « on peut se demander s’il n’y a pas dans toute identification, une façon de se prendre pour l’Un, une récusation de la castration ».
Aujourd’hui avec l’effet iatrogène lié au discours de la science et de la médecine, (tel que le souligne Czermak déjà en 1997) l’offre crée la demande, et les jeunes en mal d’identité trouvent sur internet les adresses des centres qui prennent en charge et promettent de supprimer le mal-être identitaire par une coupe réelle, réel au sens de réalité, un trait positivé, via les hormones et la chirurgie. Trait positivé qui fournirait là quelque chose à quoi se tenir plutôt que de devoir supporter le manque (de signifiant de l’identité féminine).
Dans les consultations pour transidentités plus de 75 % des demandes proviennent de filles, souhaitant devenir garçon. Nicole Athéa[23] relève que les jeunes femmes entendues en consultation demandent d’être soulagées de ce ‘féminin en soi’.
Soulagée par adjonction d’hormones mâles, par amputation des seins, opération nommée aujourd’hui torsoplastie, supprimant du même coup le mot qui renverrait au féminin, la mamme, le sein.
La quête de ces adolescentes rejoint celle de notre société contemporaine pour qui l’image, les marques et les traits identitaires sont aujourd’hui prévalents à toute inscription symbolique.
Mais s’il ne s’agit pas d’une jouissance au-delà du phallus, de quelle jouissance s’agit-il ?
Je pensais à ce que Melman avait développé à propos de la jouissance du transsexuel, qu’il nomme une jouissance d’enveloppe. « Une jouissance d’enveloppe », dit-il, « où il n’y a pas d’au-delà du sujet», « où nous avons affaire à un sac, à un sujet non divisé, qui se présente sur le mode de la complétude, tout-en-Un/…/avec ce paradoxe que la complétude, pour l’atteindre, il demande qu’on la lui coupe ».[24]
Exhibant fièrement la cicatrice longiligne traversant son torse, lors de la gaypride à Bruxelles, je regardais non sans effroi, cette jeune personne, ni homme, ni femme ayant fait don ou sacrifice de ses seins sur l’autel de la transidentité. Une nette jouissance se lisait dans cette exhibition, torse dénudé, alors qu’il ne faisait pas si chaud. S’agit-il là de ne pas l’avoir pour l’être ? S’identifier totalement à ‘l’être trans’ ? Une jouissance de l’être ? Entre ‘une façon de se prendre pour l’Un’, (cf Ch. Melman à propos de l’identification) et vouloir réaliser ce Un, il y a une nette distinction, ce n’est pas du même ordre.
Le refus de s’inscrire du côté de l’altérité[25], « Oter ce féminin en soi », imposerait-il d’en passer par cette amputation réelle ?
La récusation de la castration peut aller loin, très loin, même à l’opposé de ce que Lacan nommait ‘perdre ce qu’elle n’a pas’. Pour gagner quoi ? Fini la division, le tiraillement, la déchirure, entre désir et idéal ? [26] Récusation de l’Autre, ne plus dépendre de la nomination qui vient de l’Autre (appelée aujourd’hui ‘assignation’) mais exigence d’être reconnu à partir de son affirmation de soi, de son identité privée, être reconnu par la communauté, ‘ceux de notre communauté’ disent les militants LGBTQIA+, une communauté colorée faite de la juxtaposition des uns.
Quel impossible dans ce lien social où il n’y a pas de discussion possible, sinon l’étiquetage ‘phobe’.
Melman précise que ce qui fait assise c’est la mise en place d’un impossible. « Soit on en revient au discours, soit on s’engage dans la barbarie ».[27]
Je me disais que la barbarie c’était confondre la dimension signifiante (nommé femme) avec l’organe (l’attribut féminin). Un signifiant qui n’a peut-être plus valeur de signifiant, qui n’est plus lesté par l’objet ‘a’, un signifiant mutant, dont Charles Melman disait qu’il était ‘en transition’. (1997, p. 395)
[1] J. Lacan, ‘Du « Trieb » de Freud et du désir du psychanalyste’, Ecrits, Seuil, pp. 851-854
[2] Cette visée normative de la psychothérapie infantilise l’adulte, avec l’interdit de la transgression, affectant ainsi l’obéissance, arrêtant la pente homosexuelle ( ce qu’on appelle e.a. les thérapies de conversion)
[3] ‘Die Wendung zum Vater, die Abwendung von der Mutter’, est une formule de Freud (33ième conférence sur la féminité, 1933) citée par Martine Lerude dans son texte ‘Quelques remarques sur le transfert au féminin’, et rappelée aux journées tenues à l’AFB/ALI sur le thème ‘Les aléas du transfert’ en octobre ‘22)
[4] « le désir n’est pas un lieu de satisfaction mais un sous-produit de la demande et que la demande est parfaitement organisée pour aboutir à une insatisfaction. », J. P. Hiltenbrand, La condition du parlêtre, Erès, 2019
[5] J. Lacan, « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste »,
C’est un texte de 1964 qui n’a pas été repris dans la version Poche des Ecrits.
[6] R. Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse.
[7] Je reprends ici la remarque de Georges Haberberg, in ‘Rencontres avec la castration maternelle’, L’Harmattan, 2017
[8] Marc Darmon, ‘Homme couleur de femme, femme couleur d’homme’, Conférence à l’EPHEP
[9] Donner ( dare : donner, jouer) et les mots du don : datum, dativus, data, datio, dos, dotis, donum, donare, dotatio, donator, addonare, perdonare. Dict. historique de la Langue française.
[10] Agent : Père Réel ; Manque d’objet : Castration, Dette symbolique ; Objet : Imaginaire = phallus
Agent : Père, mère symbolique ; Manque d’objet : Frustration ; Objet :Réel = sein, pénis
Agent : Père Imaginaire ; Manque d’objet : Privation ; Objet : symbolique = enfant
[11] Bergès et Balbo, ‘Psychose, autisme et défaillance cognitive chez l’enfant’, Erès, p. 82
[12] « La réduction de la situation œdipienne à l’identification de l’objet d’amour, à l’objet qui donne satisfaction, peut produire des fixations, des arrêts précoces du devenir femme ; pour Lacan, c’est la source de la paranoïa féminine.» Bergès et Balbo, id.p. 82
[13]‘Time-freeze, social-freeze’ aux USA ou ‘autoconservation ovocytaire en France’.
[14] Je dis « elles » car c’est souvent « elles » à la manœuvre, même s’il y a un couple.
[15] Marie-Madeleine Chatel, Malaise dans la procréation, Albin Michel, 1993, p. 74
[16] La crainte de ne pouvoir être enceinte (entendons : de recevoir sous une forme symbolique ce dont elle est réellement privée) est à la mesure de la demande (d’amour et de reconnaissance) non réceptionnée par l’Autre.
[17] Au fond, nous pourrions dire que pour Rose, le désir d’avoir un enfant était noué à la relation qu’elle avait avec celui qu’elle mettait en place d’homme pour elle. Et avec ce qui, pour elle, résonne de ce signifiant père. Pour Rose il importait de faire de son nouveau compagnon un père et pas seulement un beau-père. Comme si père et compagnon formait une entité qui ne pouvait être déliée et que d’avoir démis son ex-conjoint d’une position de père (pouvant encore lui faire un enfant) lui avait permis de le quitter en tant que compagnon.
[18] Marc Darmon ‘Homme couleur de femme, femme couleur d’homme.’, op. cit.
[19] C’est dans un très ancien Bulletin Freudien, ‘’Pas l’un sans l’autre’’, BF 7 mars 1987 (site association freudienne de Belgique) que Melman rappelle qu’une femme dans la relation conjugale n’est pas seulement représentante de la femme mais elle est représentante de l’objet qui organise notre libido, qui est le phallus. Tant pour une femme que pour un homme, la libido est organisée autour des objets représentants du phallus, et il rappelle l’interrogation de Lacan : en quoi quel que soit son sexe c’est une image féminine qui se trouve représentante du phallus ?
[20] Serge André nous rappelle qu’une mère ne peut transmettre le signifiant de l’identité féminine, puisqu’il n’existe pas, et elle ne peut transmettre le phallus parce qu’elle ne l’a pas. S. André, Que veut une femme, Seuil, 1995, pp. 202-207
[21] Martine Lerude proposait se tourner vers un Autre moins totalitaire, moins toute que sa mère…
[22] Ch. Melman, Séminaire 1995-1998, Lacan tout contre Freud, Erès, p. 344
[23] Quand les filles deviennent des garçons, Marie-Jo Bonnet, Nicole Athéa, Odile Jacob, 2023
[24] Ch. Melman, Séminaire Lacan tout contre Freud, op.cit.
[25] C’est une formulation empruntée à Marie-Charlotte Cadeau.
[26] Lacan , « Si jamais le sujet arrive à l’identification, à l’affirmation que c’est le même que de penser et être, à ce moment-là, il se trouvera irrémédiablement divisé entre son désir et son idéal ».
[27] Ch. Melman, Lacan tout contre Freud, p.395
JL.C. : Merci beaucoup Anne.
On va quand même prendre quelques minutes pour discuter.
Sur le début de ton propos où tu reprends Lacan sur l’assomption de la castration. Tu reprenais l’assomption de la castration comme assumée ; ou la crainte ou l’assomption de la castration. Mais est-ce qu’on ne peut pas aussi ajouter, parce que chez Lacan, l’assomption c’est quand même une référence au dogme catholique. L’assomption c’est l’élévation du corps et de l’âme de la vierge. C’est peut-être dans cette dimension de la castration, à la fois le corps et l’âme, le corps et le langage.
A.J. : C’est quand même assumer des conséquences très … J’entends bien ce que tu dis.
JL.C. : Pourquoi il emploie le terme d’assomption ?
A.J. : Corps et langage, oui, qui renvoient à ce que Jean-Marie Forget disait quand il parlait d’une rigueur dans la langue.
JL.C. : Avant de passer la parole à Bernard, une remarque sur cet enfant qui lui est dû, c’est un point très important, au titre de la symbolisation d’une créance, est-ce qu’aujourd’hui cet enfant lui est toujours dû ? Est-ce qu’il ne lui est pas dû, de la science ? Et ce que je me disais, c’est cette différence dans ce qui lui était dû, à quel titre l’enfant lui était dû ? Est-ce que ça ne change pas aujourd’hui pour la place de l’enfant lui-même ?
A.J. : Oui complètement. On ferait bien de s’arrêter un peu là-dessus. Oui, je crois bien. À partir du moment … déjà dans son livre Malaise dans la procréation, Marie-Madeleine Châtel l’avait souligné, c’est un livre qui date déjà des années 80, mais aujourd’hui, pas mal de jeunes femmes, elles doivent quémander, ce n’est peut-être pas le bon mot, mais elles ne le reçoivent plus comme un cadeau. Il faut dire que la contraception a complètement bouleversé nos manières de faire. Je ne veux pas du tout la critiquer.
On voit bien qu’il y a quelque chose ; ce n’est pas parce qu’il y a programmation que l’enfant peut être reçu comme un cadeau, on entend bien quand ça se parle dans les couples : « Tu m’as fait le plus beau des cadeaux, grâce à toi j’ai pu avoir un enfant », on voit bien que ça s’exprime parfois encore dans ces termes-là, mais la donne a quand même changé. La donne a changé parce que c’est toute la question de la dette symbolique qui a changé dans notre société. La question de l’enfant est prise là-dedans.
JL.C. : Mais du coup ça change sa place à l’enfant lui-même. On peut se demander si la mère, dans cette place réelle de l’enfant, si elle peut en être satisfaite ou pas, si elle peut l’accepter ou pas.
A.J. : On en discutait avec Nazir juste avant de venir ici, j’ai toujours soutenu qu’il lui faut toujours adopter son enfant, quelque soit la façon dont elle y arrive. Ça fait partie du travail …
JL.C. : Si La dimension symbolique n’y est plus au titre de la créance, de ce qui lui est dû, peut-être que cette opération de l’adoption est plus difficile à faire.
A.J. : Peut-être bien.
Bernard Vandermersch. : Oui, derrière la science il y a quand même des médecins, c’est un petit peu celui avec qui on va faire l’enfant, je veux dire, comme tiers. Je crois que, individuellement les choses peuvent se passer de façon très diverse. Un enfant, deux papas et une maman peut très bien ne pas être un cadeau.
A.J. : Ou un cadeau empoisonné, oui c’est vrai, c’est vraiment à reprendre au cas par cas.
B.V. : La cicatrice exhibée, si on avait le temps, ça mériterait de reprendre ce qui se passe là. Qu’est-ce que c’est que cette inscription d’un trait identitaire ? Non pas un trait unaire au sens d’un support, mais d’un trait qui marque : « Voilà, je suis ça, point ». C’est pas beau de le dire comme quand on marque le bétail, c’est ça que je trouve terrible, cette jouissance, il y a une négativation au sens de …
A.J. : Au sens de ‘là où il y avait, il n’y a plus’. Il y a eu une opération et c’est l’opération qui est montrée.
B.V. Tu as raison parce que je crois que dans tous ces cas il y a une sorte d’hypocondrie, quelque chose qui est intolérable pour ces sujets mais c’est pas ça, là. Je me demande si cette euphorie d’exhibition, n’est pas quelque chose qui, le lendemain, peut tomber dans la plus grave dépression.
JL.C. : C’était quand même le retour de la Gay pride, c’est un carnaval, et le carnaval, c’est l’envers, on fait ce qu’on ne fait pas habituellement, on montre ce qu’on ne montre pas habituellement, la tradition carnavalesque elle continue d’être là.
B.V. : Je suis désolé, les hommes du carnaval dunkerquois ils se déguisent en femmes. Là, ils ne se déguisent pas, ils se montrent. Enfin pour ce qui est des transsexuels c’est autre chose, ils ne se déguisent pas.
Marika Bergès : Je voulais dire un mot. En effet j’ai associé moi-aussi sur les adolescentes et les scarifications au moment où tu en as parlé, elles appellent ça la coupure, elles. ‘Je vais me couper, je me suis coupée’. Une coupure, comme les seins.
M.L. : Une coupure des cheveux aussi, ces adolescentes qui se coupaient les cheveux avant.
M.B. : Oui, c’est moins dangereux, mais c’est vrai que la scarification, c’est ‘je vais aller me couper, je me suis coupée’.
JL.C. : C’est l’inscription d’un manque, d’un manque symbolique quand même.
A.J. : Je pense que ça peut être pris de ce côté-là, comme la dame dont j’ai parlé avec ses ligatures de trompe, cette coupure-là, on peut penser qu’il y a quelque chose qui est pris dans une logique symbolique, encore que je ne sais pas trop.
JL.C. : Est-ce que ça serait du même ordre que le sacrifice de son corps par l’anorexique ? C’est aussi une tentative quand même d’inscription.
A.J. : Oui, de séparation.
Pascale Bélot-Fourcade : Bonjour, merci beaucoup, je voudrais dire quelque chose. Ce qui est peut-être symbolique dans du réel, il faut savoir que les femmes ont des règles et que ça change tout, comme la ménopause, tout change et rien ne change, et ça c’est une logique féminine tout à fait imparable.
En ce qui concerne les scarifications des filles, j’aimerais vraiment qu’on me démontre aujourd’hui, si c’est pas de l’ordre de la psychose, si une fille se scarifie alors qu’elle n’a pas eu ses règles. Je peux pour ma part avoir toujours traité ces jeunes filles.
Ce qui apparait le plus important à l’heure actuelle, c’est qu’il me semble que plus personne n’est là pour incarner la demande des règles. Qui demande aujourd’hui les règles ? Et ça, ça me parait important. On a traité largement pour la ménopause tout ce que les femmes viennent dire en particulier. Et donc je crois qu’il y a une marque décisive pour une fille, c’est quand elle a ses règles.
Il faudrait reprendre toutes cette notion-là, je pense que c’est quelque chose qui n’est pas symbolisé, mais qui l’était pour les pères et les mères. Tout change pour une fille quand elle a ses règles. C’est une dimension qu’on a peu prise en considération et j’aimerais avoir ton avis là-dessus, Anne. Pour moi c’est très important en ce qui concerne déjà pour l’anorexie, on est bien d’accord que l’anorexie précède rarement, de temps en temps, mais a lieu avec les règles. Il y a une assomption tu l’as dit tout à l’heure, de la féminité.
A.J. J’ai pas très bien entendu ce qu’a dit Pascale.
B.V. : La question des règles, c’est quelque chose d’essentiel, il y a quelque chose qui se passe réellement dans le corps, ce qui n’est pas le cas des hommes.
A.J. : C’est comme ça que j’avais entendu la remarque de Serge Leclaire disant que la perte est inscrite à même le corps d’une femme. Oui bien sûr.
JM.F. : Merci de ce que tu amènes. Quand tu parlais de ‘réclamer son dû à l’autre versant de la vie’, je pensais à toutes ces jeunes filles qui font des IVG en dépit de la contraception et qui illustrent bien cette question. Au même titre que cette femme qui s’est fait ligaturer les trompes, comme tentative de se confronter à l’impossible et au réel. Il m’est arrivé de voir des patientes au fil de plusieurs années, étant maltraitées, de passer par des IVG successives pour se dégager de la maltraitance d’un homme, avant de pouvoir, dans une répétition, consentir à dire non et à prendre position à partir de cette confrontation à l’impossible et au réel à ce moment-là.
Melman avait fait à Reims, il y a assez longtemps, une intervention qui était assez intéressante, où il avait été étonné d’avoir constaté que des femmes en venaient à un désir de mort à l’égard de leur conjoint ou de leur enfant, dans une visée de supposer qu’elles pourraient ultérieurement faire un travail de deuil concernant cet être aimé, qui serait une sorte d’équivalent au travail de la castration. Et le travail qu’il avait fait là-dessus était assez intéressant, je l’avais repris ultérieurement, c’était une remarque assez précieuse, qui montre bien ce qui peut travailler un sujet.
Ce que tu as avancé, le manque de confiance, ça, c’est crucial.
A.J. : Merci.
JL.C. : Merci Jean-Marie. Merci à tous.
Transcription de la discussion par Dominique Dallemagne.