«No manque’s land»
2023

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MANN Michèle-Christine
Journées d'études

 

« No manque’s land »
Le manque de désir en EHPAD
Michèle-Christine Mann 

« À vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité une formation substitutive ou un succédané »  S. Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, traduction par Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985, p. 36.

La littérature spécifique sur le sujet âgé n’est pas très vaste. A l’époque de Freud encore, cela n’existait pas, et même à l’époque de Lacan ce n’était que dans ses débuts. Dans les années 70 apparaissent les premiers essais de théorisation spécifiques sur le vieillissement en psychologie. D’un point de vue épidémiologique, l’espérance de vie est passée de même pas 60 ans dans les années 30, à plus de 75 ans dans les années 70, et plus de 80 ans dans les années 2000, ce qui explique que certaines pathologies n’ont pu être observées qu’en fin du 20ème siècle (INED). Et encore actuellement, le champ de la gérontologie – qui vient du grec et se traduit par étude du vieillard – est majoritairement contrôlée par la gériatrie et donc les médecins ainsi que toutes les approches cognitivistes. Est-ce parce que cela en jette plus que la psychanalyse ? En tout cas cela va avec notre société qui refuse le vieillissement et la perte de ses capacités et dans laquelle il faut à tout prix combler pour ne pas arriver à manquer.

Ce qui me fait toujours rigoler ce sont les professionnels du grand âge qui parlent d’UNE EHPAD. L’abréviation signifie établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes et son genre est donc clairement masculin : un établissement. Cela me fait penser à une épave, selon Le Robert il s’agit d’une « personne désemparée qui ne trouve plus sa place dans la société. ». L’institutionnalisation est alors un aller simple, pas de retour possible.

J’ai travaillé pendant quelque temps en EHPAD. Avec le vieillissement de la population, ces lieux d’hébergement deviennent de plus en plus nombreux, mais à quel prix ?! Tout devait s’y voir pour attirer des nouveaux clients et impressionner surtout les familles, souvent seuls décisionnaires de l’entrée ou non de leur aîné. Rien ne devait se faire la porte fermée, donner à voir était primordial. Cela est contre-indicatif à n’importe quel groupe thérapeutique qui est censé être contenant pour les participants, ce qui est difficile quand il y a un va et vient incessant de personnes extérieures au groupe.

Ayant dépensé une somme faramineuse (dans les milliers d’euros) pour un dispositif qui s’appelait le ludospace, la direction m’avait demandé d’utiliser ce matériel. J’ai rassemblé toute ma bonne volonté et trié le matériel coûteux, moins d’une dizaine de « jeux » (puzzle infini, poupée, tambour, Jenga (tour en bois), billes, …) sûrement de grand intérêt pour un neuropsychologue mais déjà par l’injonction hiérarchique de devoir faire avec sans aucun sens pour moi. J’ai gardé les jeux qui me semblaient les moins infantilisants pour les proposer à des résidents en groupe et comme moyen de favoriser l’échange entre eux. La plupart m’ont bien fait comprendre que c’était « extrêmement nul » et je n’ai pas insisté. Quelques semaines après passe une psychologue formatrice qui présente cet atelier qui en plus a une structure bien rigide : un jeu par table et les résidents doivent passer par tous les jeux, avec un changement de table toutes les 10 minutes, et : « il faut y jouer toutes les semaines et dans le même ordre ». En EHPAD on vous amuse de force !

Et c’est bien cela le problème, sans interroger cette génération, qui de plus n’a jamais vraiment connu l’amusement et les temps de week-end comme cela est le cas maintenant, on les force à jouer et pire, à y prendre du plaisir à cette activité. Il n’y a zéro place pour le désir car même avant l’émergence d’un quelconque manque, on bouche déjà le trou. De plus, projeter nos propres envies et les forcer sur l’autre peut équivaloir à de la maltraitance en plus d’être l’ignorance totale de la subjectivité de l’autre. Maltraitance, un bien gros mot qu’il ne faut surtout pas prononcer dans ces lieux car le dire prouve sa possible existence qui doit à tout prix être déniée.

On contre avec la promotion de la bientraitance. Selon la HAS « La bientraitance est une démarche collective pour identifier l’accompagnement le meilleur possible pour l’usager, dans le respect de ses choix et dans l’adaptation la plus juste à ses besoins. ». Nous sommes encore confrontés aux besoins, à une ritualisation des soins, sans laisser de place ni à la subjectivité du résident (et encore il ne faut pas dire patient parce que c’est un lieu de vie mais cela ne va pas plus loin) ni à son désir. Vous allez me dire qu’il a bien le droit de choisir ! Mais choisir entre thé et café le matin ou choisir d’être assis à gauche ou à droite lors de la revue de presse, est-ce vraiment un choix…

Quand il n’y a plus le regard de la mère d’autrefois, qui désigne désormais le sujet ? Qui l’unifie avec l’autre du miroir ? C’est aux équipes de soins de se substituer à ce regard aimant et approbateur de la mère, mais ce n’est pas possible dans un environnement où il n’y a que le besoin qui compte. C’est grâce à l’identification à l’autre et au langage que le bébé prend sa place en tant que sujet. Faudrait-il alors parler l’autre pour ceux qui n’ont plus accès à la parole, notamment dans les maladies dégénératives très avancées.

« Les médecins organicistes donnent des médicaments vétérinaires à un corps fatigué, à un corps déprimé, car il y a deux choses dans un être humain : le côté vétérinaire, la pauvre bête qui se traîne et qui n’a plus le courage de vivre […], et celui qui parle, qui échange avec un autre, qui veut rencontrer quelqu’un qui lui dise : “Pour qui vivre ? Pour quoi ?” » (Dolto, 1985, p. 42.)

L’important ici n’est alors pas seulement la parole du sujet mais la rencontre de celle-ci avec un autre qui en atteste réception. Souvent quand on quitte la chambre d’une personne âgée, celle-ci demande à ce que vous restiez plus longtemps, à ce que vous reveniez, comme si son statut de sujet s’écroulerait avec votre départ. On n’est rien s’il n’y a pas le miroir en face, le semblable qui nous reconnaît. Mais pas trop semblable quand-même…En institution, pas seulement chez les personnes âgées mais en général dans la dépendance, le patient tient souvent à ce que cet autre soit un professionnel. Un Autre alors dont il voudrait l’approbation ? Être choisi parmi tous ces défaillants pour avoir droit à un mot, un geste, une reconnaissance qui vous sort de la masse.

Cette image de l’autre prend une grande importance dans la maladie d’Alzheimer. Et Lacan parle beaucoup des différents étages de l’objet a dans son séminaire l’Angoisse.

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Le premier stade correspond à l’objet oral. Dans les unités protégés – comme on dit, protéger qui de quoi ? – les personnes souffrant d’une maladie démentielle très développée montrent souvent une appétence pour la satisfaction de la pulsion partielle orale. Ils mettent absolument tout dans la bouche, le sucent (le mâcher étant souvent difficile), au grand désarroi des soignants, surtout quand il y a des restrictions de consistance alimentaire données pour éviter les fausses routes.

Le deuxième stade, le stade anal, c’est la demande éducative par excellence, l’Autre qui formule la demande d’expulsion de fèces. Et en même temps, répondre à la demande de l’Autre signifie réduire à néant son propre désir. Qu’est-ce qu’on peut alors penser des EHPAD, où, généralement, les laxatifs ne sont plus un traitement symptomatique mais un traitement de prévention. Et sur la plupart des logiciels vous avez les « alertes selles », qui sont justement déclenchées quand il n’y en a pas eu. Mais encore une fois, on ne peut formuler le manque car cela est trop angoissant, donc on essaie de combler par l’objet. Et de plus cette alerte selles va être déclenchée sur tous les comptes utilisateur, l’intimité n’existant plus, le besoin du corps prenant toute la place, et encore un besoin devant suivre des règles prédéfinies, aucune place laissée à l’individualité. Cet objet a vient avec toute une ambivalence : il ne faut pas qu’il manque mais quand un résident l’étale alors sur le mur pour ne surtout pas le louper, alors là cela ne va pas non plus.

Nous arrivons alors au stade phallique où le a est représenté par un manque. Lacan commentait son schéma en disant que « la fonction du phallus fonctionne partout, à tous les niveaux, sauf là où on l’attend : au stade phallique ». Le phallus joue le médiateur à tous les étages, sauf à la sienne où il brille par l’absence. Le fameux roc de la castration.

Le quatrième étage – l’objet scopique. Cela me rappelle une résidente, Annie, qui disait toujours bonjour au miroir dans l’ascenseur. A chaque fois elle déverse cette « autre dame » de compliments : elle porte un joli foulard, elle est gentille, elle est belle, elle est bien habillée, elle a un beau sourire, … Jusqu’à ce qu’on lui dise qu’il s’agit d’elle-même : « Regardez comme je suis vieille ! Je suis moche ! ». Nous sommes loin de l’enfant qui jubile en se reconnaissant dans le miroir sous l’œil approbateur de sa mère… Qu’est-ce qui s’y joue alors pour le vieillard ? Une fragilité narcissique sans aucun doute. La maladie d’Alzheimer comme une dépression qui ne peut se faire ? C’est ce que nous avons vu en début d’année dernière dans l’article La maladie de Léthé (A. Chevance, 2003). Et en parlant de dépression nous sommes très près des objets, car la formule la plus citée de ce fameux ouvrage freudien est bel et bien « l’ombre de l’objet qui tombe sur le moi » pour désigner que le deuil ne se déroule pas aux dépens des investissements d’objet mais des investissements du moi (S.Freud, Deuil et mélancolie, 1917). La différence entre le deuil et la mélancolie sont une absence ou non d’une autodépréciation morbide. Il faut faire beaucoup de deuils à partir d’un certain âge, jusqu’à celui de notre liberté quand nous entrons en EHPAD. De notre liberté certes, mais également de notre désir. Sauf si notre unique désir est désir d’oubli … Ce quatirème étage est également l’étage du fantasme. Selon Kafoa et Roumilhac (2012) « On se sent vieux au moment où l’on perd l’illusion que tous nos désirs et fantasmes trouveront un jour satisfaction. ». Que peut-on dire du fantasme, est-ce qu’il y en a encore ? Je me suis souvent posée la question… Pourquoi tenter quelque chose qui semble perdu d’avance car justement, il n’y a plus de satisfaction possible pour le fantasme. Par rapport à la population générale, les rêves me semblaient toujours briller par leur absence en institution. Si le rêve est alors la voie d’accès royale à l’inconscient et au fantasme, comment l’aborder autrement ?

Le cinquième et dernier étage est celui de la voix. « Y a quelqu’un ? », en mode écoute flottante on pourrait entendre « Y a de l’Un ? »… Toutes ces personnes qui crient seules dans leurs chambres et quand on va les voir pour demander pourquoi ils crient nient catégoriquement avoir crié. Pendant longtemps je croyais que ceci était une ruse pour invoquer l’autre, pour ne pas être dans la solitude tout en ne pouvant assumer cette difficulté. Mais pourrait-il y avoir simplement un plaisir à émettre des sons pour sentir quelque chose, pour amener de la vie dans ce silence, une sorte de babillage pour vérifier que l’on est encore là.

Les stades 4 et 5 sont dans une position de retour qui les corrèle aux stades 1 et deux, et inversement. La flèche en boucle exprime le fait que dans chaque régression il y a toujours une face progressive. C’est quelque chose à retenir ! Dans notre société, le grand âge est toujours vu comme une inversion du développement du début de la vie, représenté par des pertes successives et des régressions, il n’y a rien à y gagner.

Les objets a de Lacan sont presque tous défaillants chez le sujet très âgé, le sujet jeune des fois déjà. Mais les appareillages qui viennent pallier les parties défaillantes du corps ne peuvent que compenser la défaillance sans remplacer l’organe et avec lui le vécu de perte d’une intégrité corporelle. Cela nous renvoie à cette image morcelée que nous retrouvons dans le miroir où le patient ne peut se reconnaître dans sa globalité. Cela expliquerait aussi pourquoi on parle de psychose hallucinatoire chronique chez le sujet âgé, car on ne devient pas psychotique après 60 ans en ayant eu des assises assez structurantes pour être névrosé jusque-là. C’est la démence qui peut entraîner ce morcellement et nous avons à prendre cela en compte dans notre prise en charge. De plus on se rend bien compte que les patients souffrant d’une maladie neurodégénérative cherchent dans leur passé, souvent en tournant en rond, ou en restant bloqué dans des périodes très anciennes et très précises, comment de nouveau s’ancrer.

Je souhaite finir sur une citation très positive de Geneviève Imbert (2012) : L’auteure propose de lire la sénescence, cette partie de la vie qui commence vers 65-70 ans, comme « c’est naissance ». Notre travail est alors d’accompagner les sujets lors des remaniements identitaires et libidinaux de cette période, comme cela est le cas à l’adolescence, pour qu’ils puissent se reconstruire et ne pas céder sur leur désir, peu importe les contraintes physiques, institutionnelles, familiales,… auxquelles ils sont confrontés.

 

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