Mort d'un Mensch. Hommage à Cyrille Fleishman
2010

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FLORENTIN Thierry
Hommages

« Henri, tu es ici chez toi » avait coutume de lancer Charles Melman à l’adresse d’Henri Meschonnic lorsque celui-ci se déplaçait pour une conférence dans les locaux de l’A.L.I. Nous pourrions tenir les mêmes propos à l’égard de Cyrille Fleishman, disparu le 15 Juillet dernier, tant il est vrai que tant l’œuvre du poète que celle du grand narrateur qu’était Cyrille Fleishman portaient en commun d’illustrer parfaitement l’enseignement de Lacan sur la langue et ses effets, lalangue.

Dans le séminaire Encore, Lacan nous enseigne à juste titre, que « Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle compte comme effets qui sont affects ».

C’est à l’âge de 46 ans, après une carrière d’avocat, que Cyrille Fleishman se lance dans l’écriture de nouvelles courtes, décrivant avec une intense tendresse ironique, la vie d’un univers aujourd’hui en voie de disparition, le petit monde de la yiddishkeit des années 50-60, des Juifs ashkénazes du Centre de Paris, vivant dans un quadrilatère que l’on appelle le Pletzl, bout de quartier compris entre la place de la Bastille, le boulevard Voltaire, le square du Temple, et le Bazar de l’Hôtel de Ville. Humanité de commerçants, bonnetiers, quincailliers, souvent naïfs, parfois acariâtres, où disputes de couples, et réunions d’associations d’anciens, parfois ponctués par la préparation d’un week-end à Trouville, ne peuvent faire oublier, sans que cela ne soit à aucun moment nommé, l’ombre de la Shoah qui les a décapités. Seule la recherche éperdue de l’âme sœur pour ceux qui ne sont pourtant plus des jeunes gens vient rappeler la disparition et l’absence de l’aimée de jadis, et que la vie n’a certainement pas été un long fleuve tranquille.

J’ai connu ces hommes et ces femmes, c’étaient les amis de mes parents, ils ont bercé et accompagné mon enfance. S’exprimant en français, avec plus ou moins d’accent, j’ai toujours été étonné de leur façon si particulière et étrange de dire la vie, si différente que celle que j’entendais des parents de mes amis, et pourtant portant sur les mêmes soucis, les mêmes tracas, les mêmes préoccupations.

Pour le psychanalyste, la lecture des nouvelles de Cyrille Fleishman nous illustre comment la structure d’une langue, façonne un caractère, une façon de penser et de dire, une façon de se tenir dans le monde, une façon d’être un Mensch, ou pour le dire tout simplement un homme.

C’est en quoi ces nouvelles, bien que décrivant un univers singulier, tout comme l’œuvre d’Issac Bashevis Singer, qui reçut le Prix Nobel de littérature, touchent à l’universel.

Avec Cyrille Fleishman, nous touchons à la structure d’une langue, ici le Yiddish, dite dans une autre langue, en français, et ce point nous retient, parce qu’ainsi nous apprenons beaucoup de lalangue. Je ne peux que recommander à ce propos la lecture de deux ouvrages, coordonnés par Max Kohn, L’inconscient du Yiddish, actes d’un colloque tenu en 2002 sur ce thème, aux éditions Anthropos, et « Culture yiddish et Inconscient », numéro 4 de la revue Langage et Inconscient, dans lequel Max Kohn évoque son échange de correspondance avec Cyrille Fleishman.

De l’auteur lui-même, outre la petite nouvelle inédite qu’il avait confié à la Célibataire, pour son numéro 15, il faut lire la trilogie des Rendez vous au métro Saint-Paul (Rendez vous au métro Saint-Paul, Derniers rendez vous au métro Saint-Paul, et Nouveaux rendez vous au métro Saint-Paul). Les lecteurs de ce dernier auront la surprise d’y découvrir une petite nouvelle en forme de clin d’œil humoristique qui montre à quel point il n’est pas erroné de penser que Cyrille Fleishman était en quelque sorte, à l’A.L.I., chez lui…

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