Marguerite Duras. L’écriture ou le lieu vide de l’amour
2022

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FANELLI Cristiana
D'autres scènes
Marguerite Duras
L’écriture ou le lieu vide de l’amour

Cristiana Fanelli

Pourquoi l’écriture ?

Je voudrais aborder certaines questions ouvertes par le séminaire Encore à travers l’écriture de Marguerite Duras. A partir d’une question : pourquoi à certains êtres est-il nécessaire d’écrire, pour vivre ? Quelle est la fonction de l’écriture ? L’écriture – disait Duras – est un facteur absolu de transformation. De quoi parle-t-elle ? Comment faut-il entendre ce mot, transformation ?

Il nous suffira de dire que son écriture implique toute une série de réécritures : premièrement de l’érotisme (car elle a beaucoup écrit d’érotisme, on verra) ; et après une réécriture de son histoire car dans ses romans elle parle beaucoup de sa vie et très souvent elle en est le protagoniste. Mais attention : ce n’est pas la biographie qui inspire l’œuvre, mais l’œuvre qui donne une nouvelle écriture de la vie – presque comme il arrive en analyse. Donc : écriture de l’inconscient. Et encore, une réécriture du nom propre parce que l’acte inaugural de son écriture a été réécrire son nom propre à elle. Marguerite Duras est un pseudonyme son nom d’état-civil étant Marguerite Donnadieu. Elle devient écrivain en s’appuyant sur un nouveau nom.

De toute autre façon, la question du nom a été également essentielle pour Joyce. Il s’agissait pour lui de se faire un nom, jusqu’à se faire père du nom. Déjà dans ses lettres à Nora, l’écriture du nom propre et l’écriture poétique du nom de Nora a signifié pour lui réaliser sa signature d’Artiste, parce qu’il a disséminé tous ces-inventions littéraires dans les romans, ce qui revient à se faire un nom.

Mais, pour revenir à Duras, pourquoi cette réécriture du nom propre ? Pour répondre, il nous faudra parcourir le trajet subjectif qui fait de ce nom une véritable nomination. Donc je vous proposerai tout d’abord d’analyser le nouage entre le nom et l’amour qui est à l’origine de son acte artistique, et ensuite de traverser les questions sur la jouissance féminine qu’elle nous pose par ses ouvrages.

L’enfance est interminable

Marguerite Germaine Marie Donnadieu (4 avril 1914) a passé les dix-huit premières années de sa vie en Indochine. Son enfance a été marquée par de nombreux déplacements du Tonkin au Cambodge en passant par la Cochinchine à la suite de son père, un professeur de mathématiques qui travaillait comme fonctionnaire des colonies. Ces coordonnées suffisent à nous donner le profil d’un décentrement spatial et linguistique. En fait, pendant ses dix-huit premières années, Duras parlait vietnamien et français. Je la cite : «Nous étions plus vietnamiens que français. C’est ce que je découvre maintenant, que l’appartenance à la race française, à la nationalité française, était fausse».

Le français est la langue de son père et de sa mère. C’est la langue du lycée de Saigon où Marguerite est entrée à l’âge de quinze ans et qui marque la fin de son enfance vietnamienne. Le lycée qui la livre à un amour absolu et charnel avec un riche homme chinois. Le français est donc la langue de l’initiation sexuelle et sera plus tard la langue de l’écriture.

Le vietnamien est la langue qui est restée à jamais étrangère à sa mère. C’est une langue tonale – avec six tons de voyelles et cinq accents – et très musicale, qui ne fait pas de distinction entre masculin, féminin et neutre, ni entre singulier et pluriel. Il n’y a pas de temps verbaux, ni de conjugaisons verbales. Une langue – comme l’a suggéré Martine Lerude à Naples – dans laquelle on ne peut pas dire «je suis». Une langue qui fait surgir des vacuités.

Mais le vietnamien est plus que ça : c’est une manière d’être au monde, c’est un bout de lalangue . Ce sont les physionomies indigènes avec lesquelles elle était confondue. C’est une manière de manger puisqu’elle ne mangeait volontiers que de la nourriture vietnamienne. Lorsqu’elle est forcée de manger à la française, elle développe une forme d’anorexie. Et enfin, la langue vietnamienne ce sont les paysages dans lesquels elle a grandi, ces paysages illimités qui, dans ses romans, font bord à la violence de la scène érotique. Je la cite :

«Je pense parfois que toute mon écriture vient de là, des rizières, des forêts, de la solitude. De l’enfant perdue que j’étais, petite fille blanche de passage, plus vietnamienne que française, toujours à pieds nus, sans horaires ni règles à respecter, qui regardait le long coucher du soleil sur la rivière, le visage tout brûlé par le soleil».

Mais ce qui a marqué son enfance, ce n’est pas seulement la puissance des paysages, mais ⁶aussi la mort de son père avec ses terribles conséquences.

Le lieu vide de l’amour

Lorsque Marguerite a six ans, son père tombe malade de fièvre infectieuse et il est obligé de revenir en France où il meurt dans sa propriété en Aquitaine :

«Il est mort si tôt – dit-elle – que je peux dire que je ne le connaissais même pas […]. Ma mère ne nous a jamais parlé de lui»[1].

Le silence maternel a figé cette mort, en a dilaté l’irreprésentable. Elle dit :

«J’ai commencé à écrire pour faire parler ce silence dont ils m’avaient écrasée».

Et donc toute son écriture tournera autour de ce silence, de ce vide du père autour duquel se déploiera l’indicible de l’amour : ce que Duras appelle le lieu vide de l’amour. C’est une version du père : l’inscription du père comme vide, matrice première de toute écriture. Le silence a la forme de la mort de son père et Duras en nous donne une écriture très poétique :

«Mon père est mort en dormant un bel après-midi, au début de l’hiver. Il était endormi aussi le grand parc et son silence est entré dans la chambre comme un sortilège. […] Ce silence a probablement suffi à l’endormir pour toujours […] Tout devait être très calme dans la grande maison vide, seule la chambre vivait encore dans l’infini des derniers instants. La fenêtre était ouverte et les grands rideaux rouges enfermaient ce qui était encore éveillé dans les choses. Seuls quelques cris d’oiseaux venus de l’éternité furent pour mon père les derniers appels de la vie […] J’ai grandi, mais sa mort a toujours pour moi la douceur d’un sommeil d’après-midi».

Voilà de quelle façon le paysage entre dans l’écriture (toujours poétique) de l’irreprésentable. Il en ira de même avec l’érotisme.

À la mort du père, la mère et les trois enfants reviennent en France, dans la maison de campagne du père qui se trouve à 10 kilomètres de Duras. Mais ils doivent la quitter car elle est destinée aux enfants du premier mariage du père. La perte de la maison paternelle redouble le deuil et les oblige à faire retour en Indochine où se produit le deuxième événement décisif de sa vie : sa mère investit tout l’argent de la famille dans une immense concession de rizières dans le haut Cambodge. Mais les agents du cadastre l’ont trompée en lui attribuant des terres incultivables. Dès lors elle a tout perdu. Sa mère, écrit Duras, crie comme Moïse dans le désert : «Moïse était tellement rempli par l’idée de Dieu qu’il ne pouvait plus parler, mais seulement crier. Et ma mère était si pleine de l’injustice subie qu’elle criait tout le temps». Sa mère avait une âme violente, dit Duras, d’une violence régal. Pendant trois ans, elle invente toutes sortes de solutions pour vaincre l’Océan et fertiliser la terre :

«Elle ne faisait rien – raconte Duras – sans demander conseil à mon père mort, qui lui dictait tous ses projets pour l’avenir. Ces dictées, selon ma mère, n’arrivaient que vers une heure du matin, ce qui justifiait ses nuits blanches».

Pendant trois ans, la femme construit des barrages qui ont été ponctuellement détruits par les eaux. Dans la perception de Marguerite, ces événements ne sont que la conséquence inévitable de la mort du père ainsi reproduite et amplifiée. Il s’agit d’événements qui empêchent d’en faire le deuil et qui ont transformé cette mort en écriture du désastre, qui l’ont chiffrée comme débordement – un trait qui caractérisait non seulement le réel de ces événements (les barrages qui s’effondrent, les eaux qui envahissent) mais aussi la jouissance sans limite de ces fils alcooliques qui sont morts, du moins les deux garçons, prématurément. La folie dans laquelle Marguerite a vu tomber sa mère a également élargi la mort di père. Sa folie, dit-elle, nous a marqués à jamais :

«Nous connaissions les signes prémonitoires, cette incapacité soudaine à nous laver, à nous habiller, parfois même à nous nourrir». Et encore : «Elle vivait dans l’attente perpétuelle d’une guerre, d’une catastrophe naturelle qui nous anéantirait tous». C’est pourquoi : «Je crois que la mère représente presque toujours, dans l’enfance de chacun, la folie. Elle reste la personne la plus étrange et la plus folle que nous, les enfants, ayons jamais rencontrée».

Mais quand naît l’écrivain ? Quand sa mère décide que Marguerite est la dernière solution au désastre économique. Alors un jour, à l’improviste, elle a embarqué Marguerite pour la France et Marguerite n’est jamais revenue en Indochine : «Je suis une – disait-elle de soi-même – qui ne retournera jamais dans son pays natal». Encore une fois une perte irréparable. C’est de cet exode sans retour que naît l’écrivain. Elle dit : «Ma vie me semblait vide et je ne pouvais rien faire qu’écrire des romans».

En devenant écrivain, elle abandonne son patronyme, Donnadieu, pour prendre le nom d’un lieu : Duras le pays où se trouvait la maison perdue de son père. Il y a donc un double mouvement : d’abord abandon du patronyme, puis réécriture du nom. Ainsi, la petite fille toujours à côté, sans place assignée, toujours à la recherche d’un lieu car, comme elle le disait, «Je ne pouvais jamais être là où je voulais être» (une atopie jamais résolue et mise en place avec Lol V. Stein), cette fille des paysages vietnamiens, inscrira son écriture en langue française dans les territoires de son père. Ce n’est qu’à travers un nom, Duras, que Marguerite pourra border le silence surhumain de son histoire et le vide creusé par ses décentrements géographiques et linguistiques, par ces pertes irréparables (celles d’un père, d’une maison, d’une langue, des terres de famille et de la terre d’origine), par ses amours. Vide autour duquel elle a érigé les barrages – toujours incertains – de l’écriture et de l’encre.

C’est presque la construction d’un endroit, d’un lieu, celui à elle plus nécessaire car écrire, disait-elle souvent, avait été l’acte fondamental de son existence, l’acte qui lui a permis un lien avec la vie sans céder entièrement aux forces débordantes qui avaient fait d’elle une alcoolique grave. Affirmation qui revient en écho dans les mots que Lacan lui a adressés et que Duras elle-même nous a transmis. Je la cite :

«J’étais abasourdie par Lacan. Et cette phrase de lui Elle ne doit pas savoir qu’elle écrit ce qu’elle écrit. Parce qu’elle se perdrait. Et ça serait la catastrophe. C’est devenu pour moi, cette phrase, comme une sorte d’identité de principe, un droit de dire ignoré des femmes».

Lol V. Stein

Lacan, en fait, s’est beaucoup intéressé à Duras et au roman Le ravissement de Lol V. Stein, qu’il a lu comme un cas clinique, car Duras y manifeste une sensibilité clinique rare.

Il y a de fait que la clinique participe à la genèse du roman : le personnage de Lol était inspiré par une femme folle que Duras a rencontrée pendant un bal de Noël dans un hôpital psychiatrique près de Paris. A l’époque Duras s’intéressait beaucoup aux phénomènes de dépersonnalisation, c’est-à-dire selon ses mots «à l’abolition des sentiments. Pourquoi, dans un certain état de vacuité et de vide ça peut arriver». De plus, Duras a écrit Le ravissement de Lol V. Stein dans un état subjectif très particulier. Je la cite : «J’étais absente, complètement, en tous sens, en chaque partie de moi»[2] parce qu’elle est en train de se désintoxiquer de l’alcool et c’est pourquoi, je la cite encore : «J’associerai pour toujours ce livre à la peur de vivre sans alcool».

Le ravissement de Lol V. Stein c’est un roman qui touche à certains aspects de la jouissance féminine.

Tout d’abord l’amour : au jeu de la mourre – dit Lacan – tu te perds, où il faut lire « la mourre » comme « l » apostrophe « amour » et aussi comme « la » « mourre », donc le hasard de la rencontre (nous sommes déjà dans la logique de la contingence que Lacan développera à la fin du séminaire Encore). Le hasard qui, selon Lacan, gouverne l’amour mais aussi tous les événements d’un roman qui décrit comme une femme se perd dans l’amour.

Et puis l’atopie corporelle : elle n’était jamais bien là, dit Lacan, liée bien sûr, cette atopie, à l’absence du sujet car, si la jouissance pas-toute – comme le dit Lacan dans Encore, à la page 78 – quelque part fait une femme absente d’elle-même, absente en tant que sujet, eh bien Lol radicalise cette absence (une absence qui se prolonge en absence de la douleur : Lol fait tabula rasa des sentiments, y compris de l’angoisse) et devient pour Lacan le paradigme de la vacuité. La vacuité décrit donc la disjonction du sujet de son corps : elle n’était jamais là où était son corps.

Vacuité du sujet Lol d’où découle le ravissement, c’est-à-dire la façon dont Lol peut jouir de son inconscient. Ravissement, dit Lacan, ce mot nous fait énigme. On évoque l’âme, et c’est la beauté qui opère. Donc : vacuité, ravissement, beauté.

Une beauté très loin de l’idéal et qui est plutôt tension vers le réel. Une beauté qui surgit sur le seuil de l’entre-deux-morts que Lacan y décrit comme la limite où le regard se retourne en beauté. Je souligne cette phrase : l’objet regard qui se retourne. Il faut noter que dans son Hommage à Marguerite Duras, Lacan inaugure une prospective presque topologique : dans le cas Lol, nous dit-il, il ne s’agit pas de répétition mais d’invention, de nouages, des nœuds qui se délient et qui se reforment.

Mais quelle jouissance surgit dans l’espace de l’entre-deux-morts ? Un espace, dit encore Lacan, qui n’est pas simplement le lieu du malheur comme le croient ceux qui en sont loin. C’est autour de ce lieu que gravitent – dit-il – les personnages de Duras, pris dans les ronces de l’amour impossible à domestiquer. Pas seulement Lol, mais tous ses personnages. Duras le confirme : «Toutes les femmes de mes livres, quel que soit leur âge, viennent de Lol V. Stein. C’est-à-dire, d’un certain oubli de soi». Ce n’est pas une origine chronologique, mais psychique de ses personnages. Il nous faut donc réarticuler la chaine : vacuité, ravissement, beauté, entre-deux-morts.

Enfin, ce roman nous permet de bien distinguer la jouissance pas-toute d’une jouissance toute-pas, donc de la folie féminine. Duras le dit très bien : Lol s’installe pleinement dans un état que normalement une femme touche seulement.

L’indicible

Mais, au-delà de ce roman : «On ne peut faire de la littérature – disait Duras – qu’au seuil de l’indicible». La tension vers l’indicible : voilà le désir qui anime son acte artistique, le mouvement même d’une écriture qui vise à dire l’impossible du rapport entre homme et femme. Une écriture qui vise au lieu vide de l’amour (on a vu de quoi il s’agit-il). Il est étrange, disait Duras, d’être considérée parmi les plus grands écrivains de l’amour parce que je n’ai presque jamais nommé l’amour. Ecrire – disait-elle – ce n’est pas raconter une histoire mais s’approcher au silence, à l’innommable, trouver le mot qui manque. Je la cite : «un mot-absence, un mot trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les-autres mots auraient été enterrés». Un mot impossible à prononcer (comme il était également impossible de prononcer les mots de cent lettres que Joyce a créés dans Finnegans Wake. Bien évidement il s’agit d’un cadre très différent : Joyce a écrit Finnegans Wake pendant des nuits où il s’amusait au point que son rire empêchait à Nora de dormir). Un mot, dit-elle encore, «immense, sans fin, un gong vide». Le même vide auquel elle se heurte dans l’expérience de l’écriture, car en écrivant, disait-elle, on se trouve face à «une immensité vide […] vivante et nue, un grand rien, terrible à surmonter». L’écriture est une bordure du vide. Elle a beaucoup écrit à Trouville, dans la chambre des armoires bleues, face à la mer qu’elle aimait regarder jusqu’à ne voir que le rien parce que ce qu’elle voulait dire, je la cite, c’est «le rien qui est dans tous les mots».

L’impossible des rapports

Si la tension vers l’indicible informe son style, l’impossible du rapport sexuel en est l’objet. Je la cite : «L’écriture ne s’intéresse pas à la catégorie du possible de l’histoire» mais plutôt à l’impossible : «L’homme et la femme sont irréconciliables et c’est cette tentative impossible et renouvelée à chaque amour qui en fait la grandeur». La noblesse de ses personnages est de se rendre à l’impossible sans reculer, sans-essayer de l’éviter, sans viser le salut.

Si l’unification des jouissances est l’aspiration, alors oui les jouissances masculines et féminines sont des jouissances qui ne font pas Un, qui restent dans des espaces différents. Dans ce cas, l’impossible de la relation entre homme et femme c’est un impossible je dirais lacanien. Mais c’est le seul impossible ? Il faut peut-être poser la question… En tout cas, à cette sorte d’impossible, Duras a cherché un ancrage dans l’érotisme, comme si seul l’érotisme permettrait une invention. Au moins littéraire. Est-ce que l’écriture littéraire érotique participe de l’écriture du rapport sexuel ? L’incidence de la lettre sur la jouissance, sur le corps, et parfois sur l’inscription sexuée du sujet : ce sont les mêmes questions que nous ont posé les lettres érotiques de Joyce à Nora. En plus Duras estimait que, d’écrire, on devient un objet érotique. Le corps participe du procès de l’écriture : on écrit avec son corps, on écrit le corps.

Dans les romans de Duras, l’érotisme prend la forme du charnel cru, extrême, violent, qui souvent va de pair avec l’alcool. Une jouissance charnelle qui n’est pas bordée mais qui déborde en désir d’anéantissement. Elle ne cessera d’en écrire. Pourquoi ? Que lui permet l’écriture ? Lui permet d’introduire un espace différent. Dans ses romans la scène érotique est à la frontière du paysage indochinois ou atlantique. Le paysage est à côté de l’espace érotique, il participe de l’événement érotique. Ou, pour mieux dire, l’espace érotique se bouleverse en espace paysager. Du coup, on passe d’un espace à un Autre, d’une jouissance à l’Autre. Dans les paysages larges et illimités, les pulsions se détendent à l’infini, elles perdent presque leur but. Ces paysages alors transforment, comme le dirait Bataille, la violence en sacré. Et à nouveau c’est la beauté qui surgit.

Mais, au fil des années, l’impossible change : se radicalise. L’impossible qui est au cœur de chaque relation d’amour fait place à l’impossibilité de l’amour. En tout cas, ce sont deux impossibles différents. Qu’est-ce qui fait coupure entre les deux ? Le passage par le cinéma auquel Duras se consacre pendant dix années au cours desquelles elle cesse d’écrire. Un cinéma presque muet, mais très musical (comme la langue vietnamienne), où l’image n’est plus au service de l’imaginaire, comme elle disait, mais plutôt le dépasse pour saisir le vide et le silence. Dans ce cadre, l’image attrape le réel beaucoup plus que l’écriture. C’est pour cela que Duras parle de son cinéma comme d’un lapsus d’écriture. Un bout de réel.

Donc, le cinéma fait coupure, et après, son style littéraire change. Ils sont les années du cycle dit Atlantique, des romans tels que L’homme assis dans le couloir (1980), L’homme atlantique (1981), La maladie de la mort (1982), Yeux bleu cheveux noirs (1986) o La pute de la côte normande (1986). Ils sont des livres très courts, avec très peu de mots, à mi-chemin entre un scenario cinématographique et des lettres. Pourquoi des lettres ? Parce que le retour à l’écriture se fait par des lettres : les lettres d’amour que Yann Andréa Steiner lui a écrit pendant des années. Je la cite : «C’étaient des lettres très courtes, comme des notes, c’étaient, oui, des invocations criées depuis un lieu invivable, mortel, une sorte de désert [donc à nouveau l’entre-deux-morts]. Les lettres les plus belles de ma vie», à nouveau la beauté. Pendant sept années elle n’a jamais répondu à ses lettres jusqu’au moment où Yann cesse de lui écrire. Alors : «Dans le vide écrasé par toi, dans l’absence des lettres, des invocations, je t’écris [une lettre déjà très intime] pour te demander pourquoi tu ne m’écrivais plus». A nouveau une écriture du vide et autour d’un vide, le lieu vide de l’amour.

Yann était homosexuel et il avait quarante ans de moins qu’elle : une relation qui commence sous le signe de l’impossible. Mais de quel impossible s’agit-il ? Duras écrit : «Il est impossible de rester complètement sans amour, même s’il n’est fait que de mots, c’est quand même un amour à vivre. Le pire, c’est de ne pas aimer, je pense que c’est impossible». Sans amour, c’est la vie qui devient impossible. Où est donc l’impossible ? Dans les difficultés que chaque relation d’amour connaît du fait de l’impossibilité de faire Un ou dans l’absence radicale d’amour ? Comment vivre sans aimer quelqu’un ? C’est peut-être une tournure plus féminine de l’impossible.

Pourtant, le désir de faire exister l’amour à travers la relation avec Yann, lui était apparu comme une « pure folie ». Le thème de l’amour pour l’absence se renverse en absence d’amour. Voilà l’intolérable qu’entraîne la relation avec Yann Andrea. Elle se pousse à la limite extrême du langage tandis que l’amour bascule en direction de la mort. Elle parle alors de folie meurtrière, aussi dans l’érotisme. Sa dépendance à l’alcool s’aggrave, elle est même plongée dans le coma pour tenter de la sauver. C’est encore l’écriture qui vient à son secours. Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle réécrit l’histoire d’amour et d’éros avec le riche homme Chinois qui a marqué son adolescence. Et en deux versions différentes[3]. Ce n’est que dans L’Amant de la Chine du Nord, édité un an avant de mourir, que Duras reconnait que «il s’agissait d’amour», non seulement d’éros. Comme s’il lui faudrait une vie entière pour arriver à écrire le mot amour. Une écriture qui retrouve le style littéraire précèdent au cinéma («Je suis revenu à écrire des romans», dit-elle) une écriture qui l’accompagnera jusqu’à sa mort.

A certains êtres, oui, écrire est nécessaire pour vivre.


[1] De son père, dit-elle, ne lui reste qu’une photo délavée, une carte postale écrite à ses enfants avant de mourir et un livre de mathématiques désormais perdu. Traces presque effacées d’un passage, mais ça suffit à la petite. En posant son père en continuité avec son écriture, elle dit de lui : «Sans le savoir, c’est lui que, en vivant, j’ai continué à écrire. Je perdais et je retrouvais les hommes comme s’ils avaient été mon père». Un deuil qui l’occuperait pour le reste de sa vie. Hiroshima mon amour c’est l’histoire d’un deuil qui se fait en répétant le nom de l’être aimé mort. Ses romans, ses films, ne font que raconter l’amour comme perte (de l’être aimé ou de soi-même – il suffit penser à Lol V. Stein, le femme qui se perd dans l’amour).

[2] J. P. Ceton, Entretien avec Marguerite Duras, François Bourin Éditeur, Paris 2012, p. 44.

[3] C’est une histoire d’éros et d’amour qui traversera son œuvre littéraire, du début jusqu’à la fin. Il y en a des versions différentes : Cahiers de la guerre et autres textes (édités après sa mort mais écrits entre le 1943 et le 1949), L’amant (1984) et L’amant de la Chine du Nord (1991).