Comment se défendre devant le virus de la violence ?
La solution souvent prônée semble très simple : il faut fabriquer des anti-corps. Et pourtant, malgré cela, la violence, souvent, loin de s’apaiser flambe de plus belle, car le remède se révèle bien pire que la maladie. Cette facétie, qui peut sembler bien légère au regard d’un sujet capital, permet néanmoins de rebondir sur un texte d’Emmanuel Levinas, récemment réédité : « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme ». Il s’agit d’un texte fondamental, paru en 1934, en réaction au discours dit « du rectorat » de Martin Heidegger.
Levinas ne se permet pas sans réflexion préalable de proposer comme titre de l’un de ses articles « Philosophie de l’hitlérisme », même si, de voir réunis, dans une telle proximité, philosophie et Hitlérisme ne va pas sans quelques grincements de dents. Ceci emporte déjà un poids de vérité, et ne relève pas d’une provocation gratuite. En effet, pour Levinas, l’hitlérisme ne fait pas rupture avec l’histoire de la pensée occidentale, mais s’inscrit dans le droit fil de celle-ci. Voilà le tranchant de la question qu’il soulève, celle du partage de l’espace, de la façon dont cet espace est occupé, de ce qui régit les échanges, et surtout du corps. J’y ajouterai la question de la terre, du sol, et de l’identification.
Qu’est-ce qu’un corps ? Je reprends la définition qu’en donne Charles Melman dans ses Nouvelles Études sur l’Hystérie : « Il nous faudrait entendre corps comme la réponse donnée par le Réel au questionnement qu’il suscite ; s’il n’y a de questionnement que suscité par le Réel, corps est sa réponse généreuse, disant : jouis ! ». Cette médiation nous est nécessaire. Je m’appuie sur les avancées de Lacan en 1975, qui tranchent nettement sur ce qu’il avait jusque-là mis en avant, mais qui cliniquement était rendu caduc via la question qui nous occupe aujourd’hui, à savoir celle de l’effondrement des identifications dans la psychose devant la déficience de l’instance qui ordonne le symbolique : on ne jouit jamais que d’un corps, ce lieu où toute jouissance phallique, c’est à dire échangeable va être située. Peut-être est-il également important de se souvenir que dans le texte qu’il consacrera au roman de Marguerite Duras, « Lol V. Stein », il soulignera l’importance de la fonction de l’Imaginaire dans le délitement psychotique.
Emmanuel Levinas réfère la question de l’hitlérisme, donc du totalitarisme, qu’il est en train de pressentir, à ce qui dans nos civilisations ne cesse de rater dans la pensée même du corps, soit la mise en avant de ce qui se promeut depuis un certain temps, quelques millénaires, dans cette opposition corps et âme. Aucun orateur n’a pu à un moment ou à un autre éviter de venir buter sur ces questions des croyances, de l’organisation, de l’institutionnalisation de ces croyances, ces croyances répondant toutes de cette question qui les divise profondément mais qui pourtant les rassemble : Comment ça s’accroche, la parole au corps ? Comment se joue la question de l’identification ? Comment ça se construit, sur quelles dettes, sur quelle histoire, sur quelles perspectives ? Comment quelqu’un sait-il qu’il est lui et rien d’autre ?
Je vous cite un court passage du texte de Levinas :
« Une conception véritablement opposée à la notion européenne de l’homme ne serait possible que si la situation à laquelle il est rivé ne s’ajoutait pas à lui mais faisait le fond même de son être. Exigence paradoxale que l’expérience de notre corps semble réaliser ».
Jaillit alors une question : « Qu’est-ce, selon l’interprétation traditionnelle, que d’avoir un corps ? ».
La réponse de Levinas vient aussitôt — nous sommes en 1934 — « c’est le supporter comme un objet du monde extérieur ».
Levinas remarque la chose suivante : devant cette impossibilité à conceptualiser quelque chose du corps qui serait dans une juste distance, et devant les vides induits par les religions monothéistes et creusés par les nouvelles modalités d’échanges que développe la société industrielle, la philosophie hitlérienne va promouvoir l’existence d’une identification fondée sur la biologie et la génétique. C’est ce que Levinas appelle « l’engluement, ou l’être-rivé dans son corps ». A cette impasse dans l’organisation des croyances, du Glauben freudien, quelque chose surgit du côté de la certitude soufflée, la prise en masse de la foule autour d’une identification de suppléance, ce que l’on a appelé la moustache du Führer, par exemple. Il s’agit alors de réfléchir sur la notion d’intégrisme à partir d’une des remarques de Levinas : « C’est le sentiment de l’éternelle étrangeté du corps par rapport à nous qui a nourri le christianisme aussi bien que le libéralisme moderne(…) Les matérialistes (en réaction) le plaçaient dans la nature, ils ne lui accordaient pas de rang exceptionnel dans l’univers. L’interprétation classique relègue (le corps) à un niveau inférieur et considère comme une étape à franchi un sentiment d’identité entre notre corps et nous-mêmes ». Bref, le corps, c’est l’étranger même.
Comment va-t-on définir l’intégrisme ? L’intégriste, c’est le vierge, qui réaliserait le fantasme d’un état inentamé par quelque perte dans la transmission de l’histoire des origines et constituerait alors un savoir assuré. Mais, pour peu que l’on entende cette position comme un symptôme, l’intégrisme est aussi la tentative désespérée, meurtrière sans doute, de soutenir que ce qui n’est pas intégrable le sera. Voici désignée la butée ultime : Il y a un os, que Lacan appelait l’os du réel, à jamais inintégrable, et le non-dupe est condamné à l’errance qui peut s’organiser et devenir meurtrière.
L’intégriste pointe exactement les impasses des modèles de pensée qui nous sont fournis et qui sont préalables à l’entrée qu’y fait le petit d’homme. Ce langage est organisé ; il n’est pas vierge. S’y sédimentent les traces d’un savoir. Tout n’y est pas possible. Il y a certes la place pour l’invention, pour la création, mais pas pour tous, pas tout le temps, suivant des lois définies. Il y a des places assignées, des discours, nous dit Lacan, qui rendent compte de la façon dont s’organisent les rapports entre un agent, une production, un objet, et une perte, un plus-de-jouir. C’est à l’intérieur de ce cadre qu’il faudra inventer.
Cet appareil symbolique bute sur un objet inintégrable. C’est une autre façon de dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Cet objet est inintégrable, et quelque chose continuera à faire trou. On peut toujours ensuite prétendre que ce trou, c’est du manque. C’est déjà une traduction, déjà du voile, déjà une croyance, peut-être nécessaire, mais qui peut se déconstruire. Toutes les religions monothéistes ont repéré ce que Lacan appelait le faux trou, mais la nature de l’intégriste a horreur du vide… et la phobie, contrairement à l’hystérie, n’est pas une structure contagieuse.
L’intégriste prétend fabriquer une Weltanschauung, un guide à identification, qui une fois pour toutes prétendra pacifier ce non-intégrable, ou le voilera dans un système qui de ce fait ne peut échapper à la paranoïa, au sens où l’entend Jacques Lacan quand il avance que toute connaissance est paranoïaque.
Nous évoquions ce matin les moments ayant marqué l’évolution des idées, la séparation de l’église et de l’état, l’abandon du droit divin, la séparation du savoir scientifique et du savoir religieux. La légende de la physique nucléaire oppose traditionnellement Einstein abandonnant ses travaux parce que « Dieu ne jouait pas aux dés », à Niels Bohr, qui, lui, les poursuivra en résumant sa position par un aphorisme : « Dans le fond, la science est un ensemble de recettes qui réussissent ». Comment entendre alors la formule de Lacan selon laquelle « Le sujet de la psychanalyse, c’est le sujet de la science » ? Quand la science elle-même vire au pragmatisme, rien d’étonnant à voir revenir sous la forme de flux et de capitaux parfaitement anonymes une machine qui s’emballe, fonctionnant dans un espace purement symbolique, indexé d’aucun corps, d’aucun arrimage, somme toute fort proche du pragmatisme économique dont il était question tout à l’heure. Et somme toute, comme le soulignait déjà Freud, pourquoi attendre de la psychanalyse ce qu’on ne peut plus attendre des autres champs ? Ceci n’est qu’une illusion sans avenir…
Dans le fond, à quelles conditions le savoir-vivre peut-il être autre chose qu’une question de pragmatisme. Quelle est la part de croyance que renferme notre propre question ? Ou pour le dire autrement, Quelle est la part d’espoir qu’elle comporte ? C’est en cela que le texte de Levinas pose une question qui nous intéresse, en tant qu’êtres humains, citoyens, et aussi en tant que psychanalystes. Cela fait maintenant deux mille ans qu’en Occident se constituent des mouvements de pensée dans lesquels l’humanité de l’homme se définit toujours à corps exclu : il faut sauver les âmes et le corps n’est pas forcément très important, voire parfois même plutôt encombrant. Que dire alors de la flambée qui traversa le monde lacanien des années soixante où il fut de bon ton de chanter les louanges du « primat du symbolique », jusqu’à ce que le maître lui-même donne le signal d’une révision nécessaire, en constatant que l’édifice œdipien repose sur une croyance, la croyance au père. Le plus étonnant n’est-il pas de constater combien parmi les élèves, il fut difficile d’accepter le changement, tant le monde de l’esprit paraissait alors promis à une paix durable. Les psychanalystes ne peuvent s’exclure de l’avertissement que lançait Levinas, il y a maintenant quelques soixante années. Nous héritons maintenant d’une longue trajectoire et tout cela n’est pas nouveau. La question de la purification se rencontre déjà chez Aristote. Comment se purgent les passions du politique ? Comment fait-on du propre ? N’est-ce pas avec le modèle aristotélicien de la catharsis que Freud devra rompre, comme le soulignera Lacan en faisant du mot d’esprit le modèle de l’interprétation psychanalytique ? Il faut alors donner à la remarque freudienne toute sa portée : le rire est le signe que le Witz a touché juste. Le rire, ce grand exclu de la lecture chrétienne d’Aristote, comme le montre remarquablement Umberto Eco dans « Le Nom de la Rose », signale une catharsis qui, au delà du tragique, ouvre sur le non-sens.
Notre propre question « Pourquoi la guerre ? » ne pourrait-elle pas simplement s’arrêter sur un « Parce que ».