Elle s’appelle Mariam, elle est archéologue et chargée de retrouver les objets perdus après le saccage des musées en Syrie. C’est la seule femme à apparaitre dans le livre de Laurent Gaudé « Ecoutez vos défaites »1 dans lequel il évoque les grands hommes victorieux. Agamennon, Hannibal, le général Grant, Hailé Sélassié. Tous vainqueurs et mâchant l’amertume de l’après victoire, de ce qu’il en a coûté de vies humaines, de sacrifices et de blessures. C’est cette femme Mariam qui sera chargée de tisser les mots de cette tâche amère. Si elle parle de défaite ce n’est pas pour pointer les erreurs et les lâchetés mais pour faire entrer dans un temps différent. Celui « où les forces s’amenuisent, où le jaillissement, l’étonnement, la surprise deviennent plus rare ».La défaite, c’est une entrée dans le temps, hors du combat, « dans la partie du reste ».
Il m’a plu d’entendre dans cette “tâche amère » qui suit les victoires, quelque chose de ce à quoi se trouve convoqué le sujet dans son avancée en âge, quelque soit son âge pourrions nous dire. Il fait ici récit finalement de la castration. La spécificité de l’âge avancé c’est que la tâche parait prendre des allures d’un combat acharné une « lutte à mort » où se mêle l’aspiration à se « laisser aller ». J’ai cherché ce qu’en ont écrit les femmes pour tenter de tracer les lignes d’une réponse à la grande question qui fait le titre de notre journée « Eternel féminin…jusqu’au bout de la vie ? »
Si j’offre à mon propos le titre de « Lit-tes-ratures au féminin » en l’orthographiant en Lit-tes-ratures, c’est pour mieux faire entendre ce que « ces ratures », qui se détachent, offrent à la lecture. Ces « ratures » détachées pourraient se lire en ride, en ride et rature pour mieux les faire chanter ensemble. Car on le sait, les rides sont dit-on l’affaire des femmes. C’est aussi vraie en littérature.
Mais avant les rides et ratures, il a fallu du temps pour que les femmes entrent en littérature. Si l’on reconnait au XIIème siècle à Christine de Pizan de mettre « la main à la plume », en revendiquant son droit à ne plus être sujette des hommes, mais « seulette »2 dans son écriture, il faudra plusieurs siècles pour que les femmes soient reconnu dans leur droit à écrire. Les Béguines, les abesses, les princesses, les amazones, et finalement les romancières, toutes marqueront leur siècle. Mais l’écriture de la vieillesse est un champ moderne si j’ose dire. Ce n’est qu’au XXème siècle qu’il va être inaugurer. Il le sera par une femme. Simone de Beauvoir. 3
C’est un essai qu’elle titre « La vieillesse ». C’est en termes sociaux et culturels qu’elle déploie magistralement le relief escarpé du vieillir. Mais sa vision est universalisante et ne déplace pas la question sur ce terrain de façon différente que ses collègues masculins. Ceux-ci ont, à l’époque en commun l’idée que les êtres vieillissants deviennent invisibles en créant comme une étrangeté à soi-même. Ils tendent à se pétrifier sous le regard d’autrui.
Reconnaissons cependant à cet essai d’être le premier à tracer cette « ligne d’ombre qu’est le vertige de la cinquantaine qui confronte les femmes à la question de la perte de capacité de séduction, sinon du désir d’être désirées ». C’est cette ligne à partir de laquelle, les femmes des générations suivantes vont écrire.
Martine Boyer-Weinmann4 dans son anthropologie littéraire de l’âge qu’elle titre « Vieillir, dit-elle » recense les auteures qui s’attellent à la tâche. La maturité fait écrire. Nuala O’Faolain est une écrivaine irlandaise qui dénonce, comme Beauvoir, le traitement inégalitaire du vieillir pour les hommes et les femmes dans le social. Mais c’est au féminin qu’elle va décliner le phénomène d’invisibilité. Chez elle, les femmes vieillissantes se rendent compte insensiblement, par une somme ténues de petits riens, qu’elles ont disparu des radars de l’espace érotique. Entre pathos et humour , Nuala O’Faolain passe du « Ça a commencé comment » au « Jusqu’à quand être de la partie ? »5Elle questionne.
Quand viendra -t-il le dernier homme? Comment faut-il prendre congé de ce moi ancien soumis à l’hypertrophie imaginaire des regards ?
La prise de conscience va de l’incrédulité initiale au constat résigné d’un moment inéluctable qui serait propre à la condition des femmes. La souffrance est solitaire mais l’humour est partagée. Cette ligne de la maturescence fait aussi écriture chez Belinda Canonne dans « La tentation de Pénélope » 6 où elle a beau se savoir séduisante, lorsque l’amant lui accole l’adjectif « mûre », elle chute d’un piédestal. Annie Erneaux, quant à elle raconte que lorsque qu’elle se fait voler son sac à main par un jeune homme, la frayeur est moins vive que l’humiliation qu’elle ressent. « Comment tant de maîtrise, d’habilité, de désir ait pour objet mon sac à main et non mon corps ».
Pourtant, cette invisibilisation peut aussi faire éprouver de tout autre sentiment. C’est celui d’une délivrance « paradoxale »dont parle Nancy Huston7 ou quelque chose d’un soulagement, voire même une désaliénation chez Catherine Millet ou Virginie Despente,8 c’est la fin de l’injonction de séduire à tout prix dira Laure Adler.9
La maturité se tisse dans la contradiction et dessine ce qui divise la subjectivité de la femme, ce dédoublement de la jouissance dont parle Jacques Lacan. Plaire, se laisser désirer mais jusqu’où ? Une jouissance autre, pas-toute phallique attend celle et ceux qui veulent bien se ranger sous la bannière du féminin. Mais ce que souligne Anne Joos dans un récent colloque10 c’est que si ce dédoublement vient permettre une certaine mobilité psychique cela ne peut se faire qu’à la condition de se supporter sans référent. Sans référent, cela veut dire sans bord, sans un sens établi qui borne le paysage intérieur. Comment peut-on s’y supporter?
J’émets l’hypothèse que l’humour partagée des femmes entre elles pourrait apporter ce soutien. Si l’humour que l’on dit parfois « vache » semble bien servir à prendre une petite revanche symbolique sur les disparités et les injustices sociales en visant les hommes, elle rencontre dans le vieillir, une deuxième cible. Et cela passe par le corps. Si mon corps me lâche, qu’est-ce que je deviens?
Et bien« Viens donc dans un club de gym avec moi…quelque soit le sens de la vie , il faut qu’on apprenne à éviter les chutes et les fractures du col du fémur « dit l’héroïne dans « Best Love Rosie » de Nuala O’Faolain11. Et dans « La Touche Etoile » Benoite Groult12 dit que son corps est un costume d’Arlequin: « Assise, j’ai soixante. Debout, je me tasse un peu mais ma démarche reste alerte. Je suis insoupçonnable sur un terrain plat. Mais c’est en descendant un escalier , que je deviens septuagénaire. Je le descends avec ma tête car je ne fais plus confiance à mes jambes »
Nous sommes loin du développement personnel et de ses mièvreries. On n’angelise pas l’âpre réalité du vieillir. Vieillir devient un boulot à plein temps nous dit Benoite Groult. Et d’être écrite, la tâche amère qui l’accompagne prend une acuité finalement rafraîchissante.
C’est aussi cela que l’on retrouve dans l ’ouvrage d’Hélène Cixous « Eve s’évade » sous titré: La Ruine et la Vie.13 Sa mère devenue une très vieille dame se présente comme « une vieille femme encore humain » Dans l’effroi de l’approche de la mort, qui la laisse provisoirement sans défense, sans masque de survie, elle détourne les handicaps, comme sa « cousine surdité » pour faire paravent à son entrée en scène de très vieille dame qui aura à dialoguer avec la mort , celle-là même qui a pris logis dans son corps et son esprit: « C’est toi mort qui m’accompagne, j’entends le sifflement de ton conseil » dit Eve.
L’humour permet ce dédoublement sur la scène du vieillissement et de l’angoisse létale qui l’accompagne. Si la perte des capacités de séductions au regard, aliènée, porte tristesse et solitude dans son sillage mais pas seulement comme nous l’avons souligné, la perte des capacités réelles que le corps vieillissant inflige ouvre la voie à l’humour qui peut prendre valeur de détachement, voire même d’une salutaire séparation. Vivre, c’est mener un combat à mort contre la mort. L’écriture peut s’en faire l’écho.
Hélène Cixous, en 2009 s’attelle dans « Eve s’évade- La Ruine et la Vie » a en faire trace. Sa mère devenue une très vieille dame nécessite une présence quasi constante de sa fille, qui la lui donne sans sacrifice apparent. Mais ce n’est pas par soucis autobiographique que Cixous intègre sa mère à son univers littéraire. C’est une nécessité, il ne peut en être autrement. Elle ne se résout pas à l’idée de la déchéance, quand elle observe sa mère qu’elle dit poétiquement « maquillée d’éloignement ». Dans l’interdépendance fusionnelle, où se redistribue les rôles de la filiation, prendre du retard sur la mort devient l’enjeu. C’est avec son filet à mot que Cixous tente de traduire ce vieillir escarpé de l’âge extrême. Car les cent ans, sa mère a décidé de les avoir en premier de cordée. Vivre demeure son grand engagement.
Simone de Beauvoir dans « Une mort très douce »14 relate les derniers moments de vie de sa mère. Après la fusion de l’enfance, l’éloignement cassant de l’adolescence, sa mère, jadis corsetée de préjugés, se met soudain à se libérer de toutes sortes d’entraves. Elle s’offre l’accès à une certaine authenticité et parvient à confier à sa fille, que Simone de Beauvoir, la femme mais aussi l’écrivaine, c’est à elle qu’elle lui doit sa vitalité. Tout se renverse dans la relation mère-fille.. L’agent et le bénéficiaire du don de vie se troublent. Simone de Beauvoir prend ici la mesure du chemin parcouru par sa propre mère pour se forger une existence propre. Un chemin fait de transformation silencieuse, indicible pour sa propre fille. Et l’on peut tout a fait penser que la publication des années plus tard de son essai sur la vieillesse porte héritage de ces moments cruciaux.
Chez Annie Ernaux , dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit »15, journal de ses visites à sa mère atteintes de maladie d’Alzheimer c’est l’inversion des positions qu’elle dénonce crûment. Après s’être attardée sur la cinquantaine épanouie et le début de renoncement à séduire de sa mère, Erneaux poursuit « Jusqu’à vingt ans j’ai pensé que c’était moi qui la faisais vieillir » Désormais c’est l’inverse qui se produit. La décrépitude de la mère prend ici valeur prophétique « J’ai pensé » dit-elle « qu’un jour, dans les années 2000 je serais l’une de ces femmes qui attendent le diner en pliant et en dépliant leur serviette, ici ou autre part ».16
Ces trois ouvrages, qui tisse un filet de mot autour de la mort ont vertu pionnière car il font surgir une possibilité nouvelle dans la vieillesse.
Si vieillir c’est régler ses comptes, ranger sa maison, ranger les ruines dira Cixous, c’est aussi en quelque sorte, créer une sorte de hors temps pour combattre la maladie du temps, sans que ce hors temps se fige en état , un « Etre vieux ». Il y aurait à exercer une sorte d’oubli actif, non concerné par ces enjeux qui sont tout de même essentiellement des enjeux sociaux.
Charles Melman nous le dit « La vieillesse ça peut nous rendre intelligent » et ce dont les femmes en écriture nous enseigne, dans ce corps à corps où l’humour fait lieu de détachement, c’est que vieillir, peut laisser intacte le désir d’apprendre, d’apprendre à désapprendre et réapprendre sans fin, douter d’apprendre et continuer de créer… jusque’au bout. Ce pourrait être cela, ne pas devenir de petites vieilles !
1 « Ecoutez vos défaites » Laurent GAUDÉ, Actes Sud 2016
2Femmes et littératures. Une histoire culturelle, Tome I sous la direction de Martine REID, Folio, Inédit Essais2020
3 « La vieillesse » Simone DE BEAUVOIR, Folio Essais, 1970
4 « Vieillir, dit-elle. Une anthropologie littéraire de l’âge, Martine BOYER-WEINMANN, Champ Vallon, 2013
5 Ibid, p116 et suivantes
6 « La tentation de Pénélope » Belinda CANNONE, Stock, Coll L’autre pensée, 2010, Ch 32
« Comment vieillir » p 192
7 « Nord perdu » suivi de « Douce France »Nancy HUSTON, Actes Sud, 2004 La Dragueuse, p123, 124
8 Vieillir, dit-elle. Une anthropologie littéraire de l’âge, Martine BOYER-WEINMANN, Champ
Vallon, 2013, p p 88
9 Les grandes conférences liégeoises, Laure Adler, 2023 https://www.youtube.com/watch?v=gai4ZolnqBc
10 « Lacan sur la sexuation, de l’Angoisse à Encore » 15 avril 2023, Centre de Recherche Psychanalyse, Médecine et Société. Intervention. De Anne JOOS « Le féminin est-il si évident pour une femme aujourd’hui’hui? »
11 « Best Love Rosie » Nuala O’Faolain, Traduit de l’irlandais en 2008, Sabine Wespieser
12 « La touche étoile » Benoite GROULT, Grasser 2006, Coll Le livre de poche
13 « Eve s’évade. La ruine et la vie » Hélène Cixous, Ed Galilée, 2009
14 « Une mort très douce » Simone DE BEAUVOIR, Folio ESSAI, 1964
15 « Je ne suis pas sortie de ma nuit » Annie Ernaux, Folio, 2017
16 « Une femme » Annie Ernaux, Folio, 2005