L'horreur, existe-t-elle au pluriel ?
2020

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CASTRO Juliana
Séminaire d'été
L’horreur, existe-t-elle au pluriel ?
la décomposition du corps dans le cancer et dans la psychose 
Juliana Castro
Séminaire d’été, 29/8/20

Je travaille à l’Institut National du Cancer (INCA) à Rio de Janeiro et viens d’une longue pratique à l’Hôpital Psychiatrique de Jurujuba à Niterói. Dans ces deux champs, bien que de manières différentes, la question de l’image du corps m’interroge. Je soutiens l’hypothèse que le dévoilement du montage de l’image du corps aurait un lien avec l’horreur. Ce montage de l’image du corps est beaucoup plus évident dans la psychose. Et dans la névrose: la douleur serait un élément clinique qui pourrait le mettre en lumière. Je vais aborder tout d’abord des cas cliniques issus des ces deux pratiques, et évoquerai cette question, pour ensuite soulever une conséquence du dévoilement de ce montage qui serait l’horreur. C’est par ce biais que je cherche à développer la discussion, trois signifiants donc: corps, douleur et horreur. 

À l´hôpital psychiatrique, André, 50 ans, cachectique en raison de sa mélancolie, disait qu’il souffrait d´une hémorroïde qui bouchait son anus, l´empêchant d´évacuer ce qu´il avalait. La nourriture “s´accumule”, disait-il, “au moment d´évacuer, ça ne sort pas, ça ne descend pas”. “C´est très douloureux!” Il se plaignait de douleur à l´anus qui se propageait dans le dos et dans le corps tout entier. “J´ai une maladie grave, je ne sais pas si c´est le cancer, le SIDA, la tuberculose.” Son sang serait épais. “Je suis complètement foutu, pourri de l´intérieur.” “J´ai une douleur chronique.” “Je suis laid de naissance.” “Je suis né marabouté.” “Je suis si mauvais que même le diable ne veut pas de moi.” “Je suis la pelure de l´orange: un raté, sans avenir.” Les moments d´auto-agressivité n´étaient pas rares: il se cognait la tête contre le mur jusqu´au sang, donnait des coups de poing sur les vitres, se brûlait avec des cigarettes et il ne ressentait pas de douleur durant ces épisodes. Il a fait des tentatives de suicide par étranglement, ingestion d´objets ou absorption excessive de médicaments, il s´est jeté sous des voitures. 

Je lui ai proposé d´écrire sur sa “douleur chronique”.  Il a commencé à écrire de façon chaotique, les lettres partaient dans tous les sens et remplissaient toute la feuille. Nous avons fait un travail où il lisait, et nous introduisions ensemble la ponctuation. Avec les scansions, les mots ont fait leur apparition. Son écriture s´est organisée sur le papier. Il a pris du poids, a commencé à écrire des poésies qu´il vendait au sein de l´hôpital et achetait des “friandises” avec l´argent récolté. Il a commencé à écrire aussi des histoires d’horreur, de monstres, de corps morcelés et putréfiés. 

À l’hôpital de cancérologie, j’ai reçu Denise, qui souffrait de douleur chronique au bras gauche suite à une opération de mastectomie du même côté. “Ma vie se passe très bien, mon mari est très bon, mes enfants… Mon seul problème est cette douleur dont aucun médicament ne vient à bout.” Denise avait alors 53 ans et disait se sentir comme “une vieille de 70 ans”, au corps rigide et courbé, portant une minerve. Elle m´a parlé de la mort de sa mère qui aurait eu le même type de cancer et au même âge et de la certitude qu´elle mourrait et qu´elle laisserait sa fille orpheline, tout comme sa mère l´avait laissée. 

Au cours du traitement, la douleur a cessé d´être incontrôlable et Denise a retrouvé de la mobilité. Elle a commencé à faire des cauchemars dont elle ne se souvient pas et se réveille en criant, insultant et frappant son mari. Tout cela la dérange beaucoup, elle trouve cela étrange, “c´est comme si ce n´était pas moi”; tout en se responsabilisant: “mais c´est bien moi qui ai rêvé”. Elle m´a rapporté un cauchemar dont elle s´est réveillée en entendant son propre cri: “Où est le  sein? Où est le  sein?” “Où est le sein?”, ai-je demandé. “Le sein est parti en analyse” [c’est à dire en anatomopathologie]. Ce à quoi j´ai répondu: “le sein est venu en analyse”.  

À la suite de cela, elle a commencé à évoquer la démangeaison qu´elle ressentait sur le mamelon du sein mutilé et qu´elle associait au psoriasis qu´elle avait eu quand elle allaitait sa fille – “ma fille a tété le cancer”. “Je ressens une douleur au sein qui lui n´est pas là, là, c´est le ventre!”, faisant référence au greffon de peau du ventre sur le sein. Denise me parle de l´étrangeté de trouver des poils pubiens sur son sein: “C´est un sein? C´est un ventre?” “Comment puis-je ressentir une démangeaison si je n´ai pas de sein?” Elle parle de l´étrange, “Je sais que le sein n´est pas là”, mais tout de même, sa présence est bien réelle et vécue avec angoisse.  

“C´est la douleur de la mort de ma mère” – le sein et la mère, le sein est la mère qu´elle n´a pas pu perdre. J´écoute le sein présent et dans le présent. Il est à noter que Denise utilise le mot peito, ce qui n´est pas impropre en portugais mais renvoie inévitablement à “sein maternel”. “Sein” en portugais, se traduit par des mots aux sens distincts: seio (du corps de la femme), peito (du corps de la mère), mama (le terme médical) et mamá (du vocabulaire infantil, assonant avec “maman”). 

À l’INCA également, une autre patiente Jacqueline, 40 ans, hospitalisée en soins palliatifs, souffrait d´un cancer du sein. “Ce qui me gène le plus, c´est l´odeur, odeur d´eau de saumure, de viande pourrie: charogne.” Elle me parle d´une douche qu´elle a prise: “Je regardais par derrière, sur le sol et je voyais les morceaux de chair, comme ça, qui s´écoulaient…” 

 La fonction de la beauté dans la tragédie est d’être une “barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale”, dit Lacan (1963). “Les images sont trompeuses”, dit-il dans l’Éthique, car nous ne voyons pas que les belles images sont toujours creuses. Il traite de l´au-delà de la capture de l´image, de ce qui n´est pas donné à voir en elles. Cela peut arriver quand, dans l´attente de l´image du corps présumée, nous trouvons ce qui ne devrait pas être vu. Comme les “lambeaux” arrachés du corps de Polynice – ou de Jacqueline – “pourriture” qui doit être voilée aux yeux; sans ce voilement, ce serait la “dissémination de l´horreur et de l´épidémie”. Il faut “éviter les émanations épouvantables du cadavre”. “Ce qui se passe au-delà d’une certaine limite ne doit pas être vu”: c’est le geste d’Antigone. En recouvrant le cadavre de son frère, elle recouvre le réel. Lacan parle aussi dans le séminaire de la “limite de la vie et de la mort du cadavre encore animé”, dans l’image de Niobé pétrifiée. 

Pour Freud (1914), dans la douleur ou la maladie, on peut perdre tout intérêt pour le monde extérieur et centrer son investissement libidinal dans le moi. Il dit que “la manière dont, dans les maladies douloureuses, nous acquérons une nouvelle connaissance de nos organes est peut-être de nature à nous donner une idée de la manière dont nous nous élevons à la représentation de notre corps en général” (1923). Pour Lacan (1966), “c’est seulement à ce niveau de la douleur que peut s’éprouver toute une dimension de l’organisme qui autrement reste voilée”.  

Melman parle, dans la maladie, du corps qui pèse, qui souffre, qui est présent et auquel se réfère comme le corps en tant qu´étranger. Il évoque “des parties spécifiques du corps qui peuvent venir supporter ce caractère d´être étrangères dans l´organisme”.  

Pour Czermak, il faut un discours pour relier les organes en fonction, pour qu’ils soient organisés selon leurs fonctionnalités, leurs spécificités et rythmicités. Il n’y a pas de discours pour relier les organes en fonction dans la psychose, dit-il, ainsi que dans les phénomènes psychosomatiques et ceux du vieillissement, où la destruction du discours produit des manifestations d’obturations orificielles et des dysfonctionnements. 

Ainsi, ce que serait un corps n’est pas évident. Le corps n’aurait rien de naturel et serait l’effet d’un type de montage ou de composition, c’est-à-dire une manière de former un tout en assemblant plusieurs éléments.  

Sur ce point, la psychose peut faire apparaître la décomposition de ce montage: André montre que la fonction de l´anus ne correspond pas forcément à celle de déféquer et que celle-ci peut être exercée par la bouche, bouche désespécifiée et anus comblé. On peut voir que les orifices naturels ne coïncident pas obligatoirement avec un trou, et que la fonctionnalité pulsionnelle et le fonctionnement physiologique, n’ont rien de naturel. Dans le cas d’André, comment lire l´effet de l´écriture et du rythme de la ponctuation et ses conséquences dans le corps? Pourrait-on dire qu’il y aurait eu, avec l’écriture, une tentative de venir faire bord et une certaine distanciation qui apaisait? 

Dans la névrose, la douleur serait un élément clinique qui nous donnerait des repérages de l’image du corps. Denise disait que sa vie se passait très bien et que son seul problème était la douleur. Il s´agit d´une économie dans laquelle, en dernière instance, rien n´a plus d´importance, si ce n´est la douleur, c’est une façon de dire avec Freud que l’âme est resserrée en ce lieu là du corps. On pourrait peut-être dire que la douleur aurait à voir avec un refoulement réussi, sans retour du refoulé, et que par le travail de parole, quelque chose a commencé à se mobiliser.  

En d’autres termes, du fait que Denise a commencé à parler, il y a eu deux effets: les cauchemars et la démangeaison. Les cauchemars sont un signe d’un processus psychique qui est à l’œuvre: le matériel qui est dans les cauchemars relance les choses au niveau de la parole. En raison de cela il s’est effectué un changement: on est passé de la fixité de la douleur dans un point précis du corps qui obturait tout à des éléments de son histoire qu’elle a remobilisé et qui ont amené le sein dans le discours. C’est-à-dire, ce n’est plus une douleur chronique qui anesthésie la vie, mais c’est le sein dans son discours qui a fait retour. À partir de là, une autre écriture prend place. Le sein est apparu dans son discours dans toute son équivocité: il est parti en anatomopathologie et il est venu en psychanalyse.  

Cela a mis en jeu la question du mouvement de la présence et de l’absence. On a peutêtre fait miroiter le sein du côté d’un réel et d’un imaginaire corporel vers un signifiant.  

Denise vit une certaine expérience du corps en tant qu´étranger, elle éprouve la démangeaison avec grande étrangeté, la présence (de l´objet) qui ne devrait pas être là 

– l’Unheimlich. Le sein qu´elle n´a pas pu perdre revient dans l´expérience “hypocondriaque”, “xénopathique” de la démangeaison.  Comme si elle avait subi une espèce de coupure qui n´opèrerait pas une division mais un comblement qui apporterait dans le réel (de la douleur fantôme) la présence de l´objet. C’est-à-dire, il se peut que la coupure de mastectomie ait fait osciller pour elle quelque chose dans l´image du corps propre et qui aurait eu pour effet l´apparition de ce qui n´aurait pas dû se trouver là: le mamelon du sein dans la démangeaison. Quelle écriture topologique permettrait ici une lecture clinique? 

Nous arrivons maintenant à la question centrale de ce que je voudrais soulever. Quelle opération faudrait-il pour voiler un minimum et, si nous pouvons le formuler ainsi, actualiser l’opération qui fait corps?  

Les trois cas posent la question du montage et du refoulement de ce montage. Dans la psychose d’André, cela se révèle dans la déspécification pulsionnelle. Si le cas de Denise amène l’expérience de l’inquiétante étrangeté, celui de Jacqueline se situe surtout du côté de l’horreur.  

Celle-ci parle de l´horreur de vivre la décomposition de son corps et de le voir se défaire, s´écoulant en morceaux par la bonde de la douche: Jacqueline, en devenant charogne, a quelque chose de la limite de la vie et de la mort de Niobé. Toute en étant vivante, elle observe son corps se décomposer comme un cadavre se décompose. Il y a une certaine indistinction corps/cadavre, dans la mesure où elle est aussi une charogne: sur un bord de ce qui était son corps propre, elle est un cadavre, un cadavre en état de décomposition déjà avancée: c’est la mort empiétant sur la vie. C´est peut-être justement parce que l’image du corps est une opération discursive qui peut (ou non) “s’actualiser” et avec ses conséquences singulières, que l´on survivrait à des dommages radicaux du corps.  

Je propose ici l’hypothèse que l’horreur pourrait advenir comme effet du dévoilement de ce montage de l’image du corps.  

“Horreur”, du latin horror, “hérissement, frissonnement”. “Sensation physique qui fait que la peau devient chair de poule et que les cheveux se hérissent”; abjection, cruauté, dégoût, haine, effroi, monstruosité, laideur. Le sens de frissonnement se rencontre aussi dans le grec φρίκη phrikè, horreur, du verbe phrikô, faire frissonner, se faire dresser les cheveux, faire horreur. Différemment du français, horror est un nom masculin en portugais, comme son origine en latin. Quelles peuvent-elles être les conséquences du fait que horreur soit féminin ou masculin dans la langue? – c’est une question qui se pose. 

Horreur en français, ou en portugais, est d’un emploi extensif. Si le français est plus abstrait, cela n’est pas le cas de l’allemand qui, selon Goldschmidt, est marqué par la relation à l’espace concret et a la présence physique du corps en lui. Cette présence peut-être évoquée dans les mots qu’utilise Freud et qui sont traduits en français et en portugais par horreur (Das Grauendas Grausendas ou die Abscheudas Entsetzen), qui renvoient respectivement à: sentir des frémissements; un mouvement de recul, un dégoût physique; être jeté hors de son siège. Chaque mot a sa nuance corporelle, dit Pastorello-Boidi, “le corps est très présent chez Freud, du fait même de la langue allemande”.  

L’allemand maintient cette nuance corporelle, que horreur, en français ou en portugais, n’apporte pas d’emblée, même en ayant son origine en “hérissement”. Ce que nous montre la langue, c’est que l’horreur a un étroit rapport avec le corps. 

Il y a des objets dont l’aspect et la consistance évoquent un état intermédiaire, comme le visqueux, qui  répugne en soi, car il est à mi-chemin entre le liquide et le solide et “attaque la frontière entre soi et moi”, ce qui renvoie à “l’horreur de la dimension de l’ambigu” (Pénochet). L’horreur est évoquée par une certaine vacillation des frontières du corps. L’abject c’est l’entre-deux, le mixte, ce qui ne respecte pas les limites. Les déchets écœurants comme une plaie de sang, de pus, l´odeur de la putréfaction et le cadavre, indiquent ce qu’on écarte en permanence pour vivre. 

C’est parfois face à cela que nous sommes confrontés au quotidien dans le travail clinique. Peut-être y sommes-nous confrontés, particulièrement en cancérologie, à l´apparition du difforme et à la décomposition du corps et, dans la psychiatrie, à la despécification pulsionnelle et au corps morcelé. Dans ces deux cliniques on peut être devant le dévoilement du montage de l’image du corps et devant l’horreur qui peut en être l’effet. De ce fait, existerait-il une horreur “de” la psychose et une autre “du” cancer, deux horreurs différentes, au pluriel?  

J´ai tendance à penser qu´il s´agirait surtout de l´horreur, dans la psychose ou dans la cancérologie, et de l´insupportable pour chacun à partir de la place où l´on se trouve, à partir de sa position subjective. Ainsi, il n’y aurait pas des horreurs à une place ou à une autre, mais de sujet qui éprouve de l’horreur. Quand on dit “Il m’a dit des horreurs” c’est déjà métaphorique d’une certaine façon: ce n’est pas l’affect brut, ce sont des mots qui renvoient à des choses horribles. L’horreur fondamentale, c’est au singulier. 

Avec ce travail, je commence à ouvrir un champ de questionnement. Un de ses fils, celui que j’ai tiré, repose sur la question de l’horreur. C’est une nouveauté pour moi d’avoir pris les interrogations que la clinique pose par ce biais. Ce processus d’écriture a changé mon point de vue par rapport à la clinique. Au début de ce travail je pensais que je pourrais trouver une modalité topologique qui parlerait de toute la cancérologie, mais cela n’est pas vrai: un cancer du sein ou de l’estomac par exemple, ce ne sont pas les mêmes histoires. Je n’apporte pas de conclusions, mais seulement ce que le travail que j’ai fait m’a permis de trouver jusqu’ici.