Présenté le 20 janvier 2025 dans le cadre du séminaire de l’ALI : « Effets subjectif des discours contemporains sur les parlêtres »
« Si la psychanalyse habite le langage, elle ne saurait sans l’altérer
le méconnaitre en son discours »
Lacan, leçon du 15 février 1956
Si dans le passé, la psychanalyse a pu faire autorité à la fois dans les institutions et dans l’espace public, force est de constater que cette autorité est en déclin ; l’aura jadis attribué à la découverte freudienne pouvant même devenir un repoussoir vis-à-vis de ceux qui s’en réclament au sein des institutions, au profit de théories diverses et variées qui valent la plupart du temps pour les réponses simples et pragmatiques, « sans prise de tête », qu’elles apportent à des questions complexes. La notion même d’inconscient semble tomber en désuétude au profit d’une lecture neuronale, biochimique, comportementale ou traumatique du symptôme.
Il n’est pas sans intérêt de souligner que cette désaffection s’inscrit dans le relativisme que connait notre époque, relativisme des savoirs en particulier, qui n’accorde pas plus de bien-fondé à la psychanalyse et à ses formalisations, qu’à la dernière technique du moment ; la polyvalence, la capacité de jongler avec des théories psychologiques parfois incompatibles les unes avec les autres semblant être aujourd’hui le signe d’une ouverture d’esprit plutôt que le témoignage d’une absence d’engagement. Ajoutons que la désaffection de la psychanalyse comme panacée – ce qu’elle n’a jamais été – n’est peut-être pas sans rapport avec le statut de l’Autre du symbolique dans notre modernité, car il est notable que bon nombre de thérapies modernes se caractérisent justement par cette éradication de la dimension de l’Autre, la disparité des places y étant évacuée au profit d’une relation de réciprocité ou le tutoiement n’est pas exclu, je pense en particulier au développement personnel qui, comme vous l’avez sans doute remarqué occupe aujourd’hui, tient le haut du panier sur les rayons des libraires, à Paris ou en province, grignotant allègrement la place occupée autrefois par les livres de psychanalyse.
Mais si les thérapies 2.0 font dans leur dispositif l’économie du grand Autre, force est de constater que dans ses cures, l’analyste ne peut plus tout à fait occuper la même place qu’autrefois ; les nouvelles générations nécessitent une souplesse, des ajustements, des inventions qui rendent la cure possible : le grand Autre silencieux, frustrant et réduit à l’os du symbolique c’est fini ! Il se doit aujourd’hui d’être plus humain, capable d’ajustements sur mesure, mais aussi plus charitable pour permettre au patient de s’engager, c’est à dire d’engager sa parole. Cette adaptation de l’analyste à la modernité connait néanmoins des limites, nous pourrions par exemple nous interroger sur le tutoiement systématique des enfants en analyse tel qu’il se pratique couramment aujourd’hui, ne contrevient-il pas en effet à la fonction du grand Autre que l’analyste est sensé occuper ?
Ce que je viens d’introduire ici ne signifie absolument pas que la psychanalyse aurait été en meilleure posture dans un monde régi par un ordre symbolique fort et par la transcendance, c’est même l’inverse ! Car si une machine à remonter le temps avait projeté Freud dans la Rome ou la Grèce antique, ses efforts pour articuler le symptôme à la dynamique du désir inconscient se seraient montrés vains, incompréhensible dans une culture organisée par les dieux ; l’inconscient portant alors un autre nom : le destin. La psychanalyse n’a pu être inventée que dans un monde en pleine mutation subjective, c’est-à-dire ou l’individualité prenait le pas sur le collectif, ou – pour prendre une métaphore – l’église n’était plus au centre du village, un monde à cheval entre la tradition et la modernité donc, ce qui pose bien sûr la question de la capacité de l’invention freudienne à continuer d’exister dans ce nouveau monde qui ne fait que commencer.
Si le psychanalyste peut encore être appelé dans les médias afin de donner son avis sur tel ou tel « sujet de société », son discours n’a donc pas plus de légitimité que celui des autres invités au débat du moment ; on pourrait même dire qu’il en a moins, puisque son savoir l’a conduit à un rapport critique vis-à-vis de l’idéal d’émancipation contemporain, les propos qu’il peut tenir sont alors entendus comme relevant de l’idéologie ou pire de son avis personnel, opposable à une autre opinion et ce d’autant plus qu’il ne peut se réclamer que de sa clinique et non pas d’essais scientifiques randomisés qui légitimerait son discours. Ceci pour souligner un point trop souvent négligé, c’est que ce qu’on appelle classiquement « déclin de l’autorité » ne concerne spécifiquement que l’autorité de la parole car si aujourd’hui un énoncé se réclame du chiffre, c’est-à-dire de la science, il fait autorité. Ce qui donc fait autorité aujourd’hui, ce n’est plus une énonciation, c’est un énoncé, hors champ du symbolique donc. La première conséquence de cela, c’est que n’importe quelle imbécilité peut être accueillie sans réserve si elle porte les habits de la science et les publicitaires ne manquent pas d’utiliser cette spécificité contemporaine, la seconde c’est que cette mutation de l’autorité favorise celle des algorithmes dont les réponses propres et non sexuées ne sont pas perçues comme un abus de pouvoir ; ainsi dans son ouvrage « Justice Digitale », le juriste Antoine Garapon nous apprend que « Aujourd’hui le public est plus rassuré par une vérité établie par le biais d’algorithmes que par une décision humaine, serait-elle entourée des garanties procédurales. Les candidats au divorce par exemple, s’inclinent plus volontiers devant une statistique leur indiquant un certain montant de prestation compensatoire que devant l’ordonnance d’un juge » (99).
Aujourd’hui, le psychanalyste se retrouve donc l’invité privilégié des espaces médiatiques conservateurs ou il incarne un « tout fout le camp » qui n’entraine l’approbation immédiate que de la part de ceux qui critiquent déjà cet idéal d’affranchissement. La dénonciation du monde comme il va, semble être devenu depuis plusieurs années la pente savonneuse sur laquelle tombent bon nombre d’analystes transformés en prophètes de malheur, qui, face aux mutations accélérées nous promettent l’apocalypse à venir. Evidemment, puisque nous sommes psychanalystes, nous sommes en mesure d’interroger les choses et de nous demander par exemple si notre lecture de la modernité ne relève pas parfois d’une défense individuelle contre les changements du monde, ce qui est le propre des anciennes générations ; les vieux – c’est connu – n’aimant pas la nouveauté, de mon temps, vous le savez, tout était plus tranquille sauf évidement si on se met à lire des livres d’histoire… Ceci n’est d’ailleurs pas sans évoquer l’histoire elle-même du mouvement psychanalytique postfreudien où tout était figé jusqu’à ce que Lacan débranche le congélateur. La question évidement qui doit nous agiter aujourd’hui, c’est notre capacité à ne pas trop congeler les formalisations lacaniennes, certes précieuses, mais écrites il y a 70 ans, à ne pas les mettre au service d’une idéologie. Songez tout de même qu’il y a bientôt 100 ans, Lacan dans un texte intitulé « Les complexes familiaux » évoquait déjà le déclin du père et de sa fonction… cela nous permet de relativiser ce que nous avons toujours tendance à vivre comme une nouveauté, je reviendrai là-dessus.
On pourrait s’interroger sur l’autorité passée de la psychanalyse, sur la légitimité accordée à ses formalisations, en France en particulier. S’interroger par exemple sur ce qui a permis au discours psychanalytique de faire référence à partir des années soixante-dix dans les médias, les institutions de soin, auprès des travailleurs sociaux, dans les supervisions d’équipe et enfin dans les universités[i]. La question est d’importance, car la réponse qu’on peut y apporter nous permettrait peut-être de relativiser les jours heureux ou le discours psychanalytique faisait consensus. Était-elle en effet prise pour ce qu’elle est, à savoir un discours subversif, l’envers du discours du maitre, qui met à mal l’idéal de maitrise – en raison de son rapport différent à la dimension de l’impossible – et qui ne transforme pas en expert celui qui s’en réclame ? Je rappelle que le discours analytique ne peut structurellement devenir un discours dominant, faire autorité et s’imposer aux autres discours, pas plus dans le social, la vie conjugale ou dans le politique du fait même que ce qui vient le commander, la place d’agent, c’est un objet singulier qui ne peut valoir pour tous et qui rend donc impossible toute prétention d’hégémonie sur un collectif. Ceci n’empêche pas les enjeux de pouvoir dans les associations psychanalytiques mais ces enjeux ne relèvent pas du discours analytique. Ajoutons que la fonction d’extraterritorialité de l’analyste a toujours rendu illusoire une pratique fondée à partir de cette seule référence dans l’enceinte d’une institution, Lacan soulignera d’ailleurs combien l’exercice institutionnel implique la nécessité de « collaborer[ii] », formule ambigüe qui révèle l’hétérogénéité entre l’or pur de la psychanalyse et le plomb de discours du maitre. Soulignons enfin que la facilité qu’ont toujours eut les analystes eux même à subvertir le discours analytique et cela tout au long de l’histoire de la psychanalyse[iii], semble indiquer que quelque chose rend difficile la fidélité à ses formalisations et à son exercice. Reste que l’autorité des références freudiennes et lacaniennes ont favorisé dans les institutions la curiosité au sein des équipes, la mise au travail des textes, ce que l’éclectisme actuel – que l’on peut entendre comme une inappétence au savoir – ne permet plus
Que des analystes soient encore invités dans les médias pour dire le vrai sur la marche du monde, ne doit pas non plus nous faire faire l’économie d’interroger ce qui autorise l’analyste à traiter du social, alors même que sa pratique est celle de l’individuel. Peut-on en effet interpréter une dynamique sociale comme nous le ferions pour un patient associant librement sur notre divan depuis plusieurs années ? Lorsque Freud s’est risqué à cet exercice, dans « Psychologie des masses et analyse du moi » par exemple, c’est à partir du postulat qu’un phénomène collectif pouvait être surdéterminé par les spécificités de la dynamique inconsciente individuelle, autrement dit qu’il n’y a pas lieu de les distinguer. Thèse que Gérard Mendel reprendra à son compte dans son ouvrage « La révolte contre le père[iv] » qui analysera le mouvement de Mai 68 à partir d’une lecture œdipienne. Freud a néanmoins insisté à de nombreuses reprises sur l’incidence de la culture elle-même sur l’économie psychique, qu’il s’agisse de « l’avenir d’une illusion » qui souligne les effets délétères de la morale religieuse sur la subjectivité, ou encore dans la préface de « Psychologie des masses et analyse du moi » où il écrit que « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre (der Andere) intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale[v] », affirmation que Lacan résumera d’une formule : « Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel [vi]». Il faut d’ailleurs reconnaitre à ce dernier le talent d’avoir su éviter l’écueil de la sociologie ou de la psychologie pour parler de son époque ; son mérite découlant du fait d’avoir su dégager que l’assise du sujet dépendait de son rapport à la structure du langage et du réel qui le constitue, mais aussi que le lien social était organisé par différentes modalités de discours, opérateurs logiques qui sont chacun à leur façon une réponse à un réel[vii]. Plus tard, Lacan résumera cette dynamique d’une formule restée célèbre, « L’inconscient c’est le social », que l’on peut déplier de plusieurs façons, en disant par exemple que les refoulements à l’œuvre dans le social ne sont pas sans effet sur l’économie de notre désir, c’est-à-dire sur notre propre refoulement, ou bien que le registre du symbolique dans le social n’est pas sans effet sur notre économie subjective, autrement dit ce n’est pas la même chose par exemple d’être en délicatesse avec son nom-du-père dans une culture traditionnelle ou le symbolique tient le haut du panier, que dans une société ou la dimension symbolique et la tradition ne sont plus les références qui organisent le vivre ensemble. Dans son dernier ouvrage, Jean-Paul Hiltenbrand illustra ce point à partir de l’exemple du narcissisme : « Les auteurs de la Renaissance – écrit-il – ne sont pas moins narcissiques ni moins tourmentés que nos contemporains, mais ils continuent à fonctionner dans leur registre qui demeure celui du symbolique et de l’hétéronomie », autrement dit, si le narcissisme a toujours été un des constituant de la subjectivité humaine, la culture est aussi ce qui peut le contenir ou au contraire le faire flamber et ceci a une conséquence capitale : c’est qu’aujourd’hui c’est au sujet seul de renoncer aux jouissances imaginaires primitives parce que le social n’est plus en mesure comme auparavant de lui apporter une assise qui lui ferait défaut ; voilà donc une façon d’illustrer cette formule de Lacan, l’inconscient c’est le social ; mais il me faut tout de même ajouter encore une chose, c’est que si l’inconscient c’est le social, cela peut nous conduire à interroger l’hypothèse d’une Nouvelle Economie Psychique et nous demander si dans notre modernité, ce à quoi nous avons affaire ce n’est pas tant à une mutation du coté de la structure subjective mais plutôt à une nouvelle clinique, précisons, nouvelle clinique en souffrance du grand Autre.
Pour avancer dans mon propos, j’ai voulu me replonger dans l’autobiographie de Stephan Zweig « Le monde d’hier », écrite au début des années quarante ; j’en ai dégagé deux choses importantes pour nous ce soir, d’abord ce livre témoigne que la culture, les progrès immenses que le XIXe siècle ont apporté dans toute l’Europe n’ont pas empêché le retour de la barbarie. Le peuple Allemand, aussi brillant intellectuellement, porteur de valeurs spirituelles, aussi créatif dans les arts a néanmoins accepté de suivre aveuglément un homme qui a livré le monde au chaos : « Nous avons du donner raison à Freud quand il voyait dans notre culture qu’une mince couche que peuvent crever à chaque instant les forces destructrices du monde souterrain » (19). Jamais l’Occident ne fut à un si haut niveau culturel et pourtant la barbarie s’est imposée.
Dans cette autobiographie testamentaire, Zweig ne témoigne pas seulement de ce monde perdu mais souligne aussi des changements dans la culture qui se sont opérés tout au long de sa vie : « J’éprouve toujours une impression d’invraisemblance quand j’observe avec quel abandon les enfants d’aujourd’hui bavardent avec leurs maitre, presque d’égal à égal (…), quand je vois qu’ils peuvent exprimer ouvertement, tant à l’école qu’à la maison, les vœux et les inclinaisons de leur jeunes âmes curieuses (…) ce que nous imposait l’ancienne pédagogie, c’était l’apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie mais pour lui-même » (47). Une des impressions que nous laisse ce livre c’est qu’il nous parle d’un monde en tout point différent du nôtre, un monde hiérarchisé, pas seulement au niveau de la culture mais aussi au niveau des places de chacun dans la famille, dans le social ou dans la vie professionnelle, un monde où la verticalité, la différence des places était encore de mise : « Je me souviens par exemple que mon père évita toute sa vie de diner chez Sacher, non par économie mais par ce sentiment naturel des distances à respecter ; il lui eut paru pénible ou inconvenant de s’assoir à la table voisine de celle d’un prince » (38), ce que Zweig souligne là, c’est que pour son père il était plus important de privilégier le respect des places de chacun plutôt que sa curiosité, sa gourmandise ou son confort. Autrement dit, dans un système social où le symbolique prévaut, la dimension du sujet, la subjectivité est effacée, elle passe à la trappe et c’est d’ailleurs ce qui peut conduire certains historiens à affirmer qu’au Moyen-âge, ce qu’on appelle l’individualité n’existe pas. « Tandis que le jeune homme et la jeune femme de notre temps – écrit Sweig – tous deux grands et sveltes, tous deux imberbes et portant les cheveux courts s’adaptent déjà l’un à l’autre comme des camarades, à cette époque – c’est-à-dire au début du siècle dernier – les sexes se différentiaient autant qu’il est possible. Les hommes arboraient de longues barbes comme attributs reconnaissables de leur virilité et chez la femme, le corset rendait ostensible les seins, caractère distinctif de son sexe » (95). L’écrivain nous dit ici deux choses, la première concerne la nécessité au début du siècle dernier de tenir sa place dans le monde au regard de son sexe – c’est-à-dire d’être l’agent de l’équilibre sexué du monde – mais surtout qu’en 1940, au moment où il écrit ces lignes, les choses sont en train de changer, qu’une mutation est en marche, autrement dit, ce qu’on appelle « la révolution sexuelle » et que l’on situe classiquement dans les années 60 est d’abord la conséquence d’une dynamique d’émancipation des contraintes symboliques et des traditions ; la maitrise de la fécondité n’a donc été pensable et possible qu’à partir de cette émancipation qu’elle a évidemment amplifié. Ce qu’on désigne du terme de « sexualité » par exemple, n’a aucune signification dans la Grèce ou la Rome antique, pas plus que la notion de genre d’ailleurs, avant d’être un homme ou une femme on était avant tout citoyen ou esclave ou étranger et c’est à partir de cela que le licite ou l’interdit s’organisaient.
Je voudrai insister sur un point qui me semble capital et qui nous permet d’appréhender notre modernité pilotée par la technoscience. Les productions issues de ce savoir technoscientifique soutenus par l’économie capitaliste ont un pouvoir d’attractivité dont nous ne mesurons peut-être pas toujours l’importance et les conséquences. Pouvoir d’attractivité dans le fait même qu’elles nous apportent du confort et des jouissances supplémentaires. Lacan soulignait déjà ce crochetage entre technoscience et capitalisme lorsqu’il inventait dans les années 70 le mot de « lathouse » désignant : « Ces objets que vous allez rencontrer en sortant, là, sur le pavé à tous les coins de rue, derrière toutes les vitrines, ce foisonnement d’objets faits pour causer votre désir, pour autant que c’est la science maintenant qui le gouverne (…), la science nous met des gadgets sous la dent à la place de ce qui nous manque [1] ». Mais cette jouissance supplémentaire a une autre conséquence qui doit nous intéresser ce soir, c’est qu’elle n’est pas sans effet sur le statut de l’Autre du symbolique. Revenons par exemple sur la maitrise de la fécondité que je viens d’évoquer, maitrise dont les effets réels, symboliques et imaginaires sont considérables, autant du côté de l’inversion du pouvoir phallique – puisque ce sont maintenant les femmes qui peuvent choisir d’enfanter ou pas – que de l’enfant lui-même qui n’est alors plus le produit d’une réponse en lien avec le grand Autre, mais le résultat d’une volonté, d’un projet, d’une planification.
Pour prendre la mesure du fossé qu’il peut exister dans un monde ou la conception relève d’un mystère, d’une énigme, d’une bénédiction ou d’un malheur en provenance d’et celui ou elle est transparente et maitrisée, songez par exemple que lorsque l’anatomiste André Vésale est mort noyé lors d’un voyage le 15 octobre 1564, ses contemporains parlèrent de punition divine pour avoir exploré et décrit anatomiquement l’intérieur du corps sexué féminin, c’est-à-dire pour avoir profané le temple sacré et le miracle de la conception. La maitrise de la fécondité a donc des conséquences subjectives, réelles et symboliques mais qui aujourd’hui souhaiterait sa disparition au nom de ces conséquences ? Nous sommes donc en tant qu’analyste pris en étau entre des repérages qui ont des conséquences qui peuvent nous préoccuper, mais nous pourrions en tant qu’homme ou en tant que femme les refuser pour notre propre compte.
Pour avancer encore, partons d’une grande caractéristique de notre modernité, c’est le remplacement du contact humain par des machines, pas seulement pour fabriquer des voitures ou des téléphones mais pour des échanges simples qui impliquaient autrefois des interactions humaines, acheter un livre, faire des rencontres, partager des émotions, demander son chemin, aller chercher de l’argent à la banque, payer ses produits à la caisse ou même prendre rendez-vous chez le psychanalyste ; tout ceci tend a être remplacé par des interfaces numériques. Les écrans nous font gagner du temps mais surtout – et c’est là ou je veux en venir – nous permettent aussi de faire l’économie d’un dialogue, d’une interaction humaine, je dis « nous permettent » car apparemment pour un certain nombre de gens, lorsqu’un choix est possible, c’est la machine qui est préférée, le libre-service ; autrement dit le « sans contact » se généralise et il se généralise à tel point – je vous livre là mon expérience personnelle – que bon nombre de praticiens – psychanalystes compris – n’ont plus jugé utile de serrer la main de leurs patients une fois la pandémie passée.
Mais si les machines et les écrans ne semblent plus pouvoir être limités dans leur expansion, c’est parce qu’ils vont dans le sens d’une dynamique qui était déjà apparue avant leur invention et c’est bien cela qui a fait leur succès. On trouve par exemple dans un ouvrage de l’historien Christopher Lash la remarque suivante : « Ce qu’il y a de meilleur dans la tradition culturelle de l’Occident, trouve son origine dans les conventions qui, jadis, réglaient les relations impersonnelles des gens en public. Ces conventions, qu’on trouve aujourd’hui contraignantes, artificielles et incompatibles avec la spontanéité affective, créaient des barrières de politesse entre les gens, établissaient des limites aux manifestations publiques de l’affectivité, mais encourageaient le cosmopolitisme et la courtoisie ». Autrement dit, présence d’un symbolisme dans le social prévalant sur le moi individuel, la suite du texte illustre cela. « A Londres, ou à Paris, au XVIIIe siècle, des étrangers pouvaient faire connaissance dans une rue ou dans un jardin et s’adresser la parole sans aucune gêne. Ils possédaient en commun un fond de signes publics, qui permettaient à des gens qui n’appartenait pas au même milieu de s’entretenir poliment et de coopérer, sans devoir pour autant dévoiler leurs secrets les plus intimes. Mais cette réserve a disparu au XIXe siècle (…) le culte de la sincérité, de l’authenticité arracha les masques que l’on portait en public, mina la distanciation entre la vie publique et vie privée. On se met à considérer le domaine public comme un miroir de soi ; on perdit la capacité de distanciation et donc de donner des relations sur le mode du jeu, car le jeu présuppose, un certain détachement par rapport à soi-même ». Ce que décrit cet historien, c’est donc que progressivement – en presque deux cent ans – le moi, l’identité individuelle a remplacé la place de chacun dans le champ du symbolique et ceci n’est pas sans rejoindre les propos de Zweig dont je vous ai lu des extraits. La désocialisation dont parle Lasch n’est donc pas initialement liée à la télévision, au numérique ou aux téléphones portables mais est le résultat de plusieurs changements, d’abord ceux liés à la sortie de la religion, c’est-à-dire du passage de l’hétéronomie à l’autonomie, d’un monde où l’homme est gouverné par des dieux à un monde de structuration autonome où les hommes se gouvernent eux même, mais cette mutation a aussi été déterminés et amplifiée par des facteurs économiques, industriels, technologiques ou encore par ce que Lacan appelait en 1967 « les regards errants et les voix folâtres dont vous êtes tout naturellement destinés à être de plus en plus entourés dans les yeux et les oreilles », c’est-à-dire l’envahissement par les mass média, réseau sociaux compris. Pour bien prendre la mesure de ce dernier facteur et de son influence sur les subjectivités, reportons-nous une dernière fois au monde d’hier de Zweig : « Le siècle où je suis né [Zweig est né en 1881] était un monde sans hâte. Le rythme des nouvelles vitesses ne s’était pas encore transmis aux machines, de l’automobile, du téléphone, de la radio, de l’avion aux hommes, le temps et l’âge avaient une autre mesure. On menait une vie plus nonchalante (…) la précipitation ne passait pas seulement pour un manque de distinction, mais elle était réellement inutile, car dans ce monde très bourgeoisement stabilisé, jamais il ne se produisait rien de soudain ; les catastrophes qui pouvaient survenir au loin, à la périphérie du monde, ne traversaient pas les parois bien capitonnées de cette vie « assurée ». La guerre de Boers, la guerre russo-japonaise, même la guerre des Balkans ne pénétrait pas de plus d’un pouce dans l’existence de mes parents. Ils sautaient avec la même indifférence, dans le journal, les relations de batailles et la rubrique sportive. Et réellement, en quoi pouvait les toucher ce qui se passait hors d’Autriche, en quoi cela modifiait leur vie ? ».
Tout cela a une conséquence capitale, c’est que si les machines et les écrans sont venus répondre et amplifier bien entendu ce changement dans l’organisation symbolique du social, nous ne pouvons pas envisager un retour en arrière possible au niveau collectif, qu’il soit politique ou autre : le symbolisme d’hier est irrémédiablement perdu ! Mais il nous faut prendre encore la mesure d’autre chose, c’est que si par je ne sais quelle opération nous étions tous projeté dans « Le monde d’hier », un monde organisé par la transcendance et la tradition, je crains que nous serions tous bien en peine, bien malheureux, frustrés et révoltés contre toutes les contraintes symboliques imposées : nous ne les supporterions pas et cela pour une raison très simple, c’est que nos subjectivités contemporaines sont aussi le produit du déclin de la fonction symbolique dans le social. Ce sont les limites que l’on peut rencontrer chez certains auteurs qui, faisant le constat de la mutation du symbolique, tentent de proposer des « solutions », je pense en particulier au sociologue allemand Hartmut Rosa qui dans « Pourquoi la démocratie a besoin de la religion », souligne la course en avant frénétique de notre modernité et insiste sur la nécessité de réintroduire du sacré afin de sortir de cette vision instrumentale du monde qui conduit l’humanité à sa perte par épuisement des ressources. Cependant, si son analyse est structurellement fondée, par quel miracle pourrions-nous réintroduire une transcendance nous permettant de sortir d’un rapport objectal au monde ? Comment pourrions-nous remettre l’église au centre du village ? Comment pourrions-nous réenchanter le monde ? Cela, Hartmut Rosa se garde bien d’y répondre. L’organisation religieuse du monde avait effectivement l’avantage qu’elle soutenait la dimension du grand Autre – sous la forme d’une autorité transcendante extérieure – permettant de faire communauté, mais au prix d’une imaginarisation de ce grand Autre. Le paradoxe, c’est qu’aujourd’hui nous pouvons en tant qu’analyste insister sur la prise en compte de la place d’exception au nom d’une nécessité de structure, mais cette réflexion n’a été possible que du fait même de cette sortie de la religion.
Le pouvoir d’attractivité des productions issues des technosciences est tel, qu’un certain nombre de formalisations produites par les analystes n’ont aucune incidence sur les analystes eux même ou sur les associations de psychanalystes, c’est par exemple le cas du dispositif « Zoom » pour lequel bon nombre de collègues ont pu souligner combien un tel procédé était incompatible au transfert et à une transmission qui ne se réduit pas à la réception d’une information, sans que tout cela n’ait de conséquence sur la suite à donner d’un tel procédé. Dans un très beau texte consacré à l’espace du transfert dans la relation avec le psychotique par exemple, Nicholas Dissez part d’un constat, celui de la nécessité pour éprouver le sentiment de beauté devant une œuvre d’art, d’être en présence du tableau lui-même : « Difficile d’en être saisi devant la reproduction photographique d’une peinture dans un catalogue d’exposition. Le surgissement de cette dimension de la beauté nécessite la présence de l’œuvre – il fait ensuite un lien avec la relation thérapeutique qui nécessite la présence physique des corps – on conçoit ici également que le déplacement dans cet espace de la beauté, l’appui sur cette dimension du prochain que j’ai essayé de mettre en évidence, est difficilement compatible avec les téléconsultations ou les vidéo consultations. Si ces séances à distance ont pu se révéler nécessaire pendant la pandémie, les effets d’un échange (…) me paraissent nécessiter la présence de l’analyste » (88). Nous assistons donc – me semble-t-il – de la part des analystes et des institutions psychanalytiques à un véritable clivage au sens freudien ou d’un coté nos formalisations nous conduisent à souligner les impasses produites par les consultations ou par l’enseignement à distance mais de l’autre, au nom du confort et de notre appétence à la modernité, ces impasses sont déniées, jugées sans conséquence dans la transmission de la psychanalyse et cela – je le souligne – dans la majorité des associations.
J’ai évoqué au tout début de mon exposé la position critique énoncée par de nombreux analystes, au regard de la dynamique contemporaine de l’émancipation. Certains pourtant se veulent ouverts vis à vis des grandes transformations du monde occidental, dénonçant alors la position qualifiée de réactionnaire des analystes tenants de l’ordre symbolique. Toute la question est néanmoins de savoir si les analystes ne sont que des idéologues ou des moralistes comme on a pû le leur reprocher, ou bien si leur pratique, l’enseignement de Lacan et leur propre cure ne les a pas conduits à produire un savoir sur la nécessité de prendre acte de choses sur lesquelles nous n’avons pas à capituler. Parmi ces choses il y a la fonction de la parole par exemple, nous sommes, nous devrions être les garants de cette fonction, cette nécessité ne relevant alors pas seulement du cas par cas mais de la structure. Je rappelle qu’au cours de son séminaire sur la relation d’objet, Lacan interrogeait par exemple les incidences subjectives de l’insémination artificielle d’une veuve : « La question est évidemment de savoir comment et par quelle voie, sous quel mode s’inscrira dans le psychisme de l’enfant cette parole de l’ancêtre dont en fin de compte la mère sera le seul représentant et le seul véhicule. Comment fera-t-elle parler l’ancêtre mis en boîte, si je peux m’exprimer ainsi ? » (19 juin 1957), il ne s’agissait pas alors pour lui d’un jugement moral ou d’une prophétie de malheur, mais plutôt de poser l’enjeux à partir de ce qui fonde notre condition de parlêtre.
Olivier Coron
Psychologue, psychanalyste, président de l’Ali-Rhône Alpes
[1] Lacan, L’Envers de la psychanalyse, leçon du 20 mai 1970
[i] Voir à ce sujet l’ouvrage de Sherry Turkle « La France Freudienne », Grasset, 1982
[ii] Lacan, « Radiophonie »
[iii] Ce qu’a pu par exemple souligner Lacan dans son texte « Variante de la cure type »
[iv] Gérard Mende, « La révolte contre le père »
[v] Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » in « Essais de psychanalyse », Petite bibliothèque Payot 2001, p137
[vi] Lacan, « temps logique… » p 213
[vii] « Ce qui définit un discours, ce qui l’oppose à la parole (…) c’est que le détermine un réel ». Lacan, je parle aux murs, Seuil, 2011, p68