Les paranoïas : un véritable baromètre de notre lien social
2022

-

NURAL Umur Yiğit
Les cartels de l'ALI

Les paranoïas : un véritable baromètre de notre lien social

Présentation de cartel sur le séminaire « Les Paranoïas » de Charles MELMAN

 

Ce travail en cartel est composé de trois participants de Turquie et de France dont Özge Soysal d’İzmir, Sevinç Beyza Toktay d’İstanbul et moi, Umur Yiğit Nural de Paris. Nous nous sommes réunies chaque 3 semaines pendant deux ans à la suite des travaux de réflexion sur les caractéristiques du discours dominant de notre lien social à partir de nos diverses expériences cliniques. D’où le choix de ce séminaire de Charles Melman sur les paranoïas qui date des années de 1999-2000 et 2000-2001 qui nous permet d’identifier plus clairement les phénomènes de notre actualité.

Certes, cette actualité a plusieurs axes, économique-politique et social concernant la pluralité de notre monde et nous ne penchons sur le sujet qu’en tant que psychanalystes, car nous ne sommes ni des politiciens ni des économistes ni des sociologues. 

Cependant, le populisme en tant qu’une des nouvelles contaminations de notre actualité nous incite paradoxalement à faire une lecture globale des phénomènes qu’on aurait pu appeler autrement local et spécifique d’un pays tout en écrasant les différences qui pourrait beaucoup apporter à la pensée. Le discours du Un du nationalisme, les fanatismes de toutes sortes et la normalisation d’une aliénation à un leader ou aux ex-pères du discours de la science sont les ingrédients habituels de notre quotidienne en Turquie. 

Mais il y a aussi la révélation d’un phénomène qui est assez déterminant et bousculant : c’est la rupture qui s’est creusé de plus en plus entre la réalité régie d’une imaginaire sans appuies symboliques, donc angoissante -car elle risque de réduire le sujet au néant- et les lois de l’altérité. Cette rupture entre les différents registres a des effets remarquables sur les vécus corporels définie en clinique comme “morcelé” “tranché” “évanouie” “perdu” ou « visé », d’où la recherche des calmants unifiants pour cette souffrance énorme de certains sujets. La montée du discours nationaliste est avancée comme l’Un de ces calmants unifiants.  Ce qui correspond politiquement bien avec ce projet de l’Un, car cela se répercute aussi avec la fragmentation de certaines villes en des endroits marqués par les phénomènes de l’immigration.

Il est clair que vivre avec le semblant est devenu assez problématique et insupportable dans notre actualité, parce qu’il exige pour le sujet une restriction de la satisfaction. Et cela explique surement la raison de notre préférence pour vivre dans un monde « factice », comme le dit T. Todorov. Les seuls lieux de sans « faux-semblant » d’après ses termes, sont des lieux où on se heurte au réel où il ne rigole plus[1]. Comme c’est souvent le cas dans les paranoïas, les sujets se divisent entre intérieur et extérieur ou bien devant ou derrière -devant ou derrière l’écran par exemple- d’une manière catégorique qui ne permet pas à l’interconnexion des espaces. Voici une question : si cette construction de l’ex-time grâce à la torsion de la bande de möbius ne s’effectue pas, quels en sont les effets ?

Nous constatons la force de la censure dans certains discours des patients en clinique comme l’une des effets de cette tentative de différenciation qui reste catégorique. Car la disparation de cette torsion dans la structuration qui implique l’exclusions de certaines lettres de la chaine signifiant qui sont les porteuses de l’excès de jouissance en même temps que l’introduction de l’Autre symbolique en tant qu’il assure le respect de ce qui lui échappe[2] produit une conséquence comme l’élision de la subjectivation de la perte ainsi que la dialectisation des contradictions. En effet, l’interconnexion et la flexibilité des espaces au niveau des bords n’est possible que s’il y a la symbolisation du trou structural du langage en tant qu’une perte subjective. Voilà, une des grandes lignes de ces séminaires qui nous a beaucoup travaillé. Une jeune fille qui participe au concours de « qui veux être millionnaire » à la télévision, répond à la question de ce qu’elle ferait avec l’argent qu’elle va gagner ainsi : « Je vais acheter un ami qui serai franc et sincère avec moi et qui va encourager mes réussites ». D’un côté cette jeune fille est bien consciente que la franchise et la sincérité sont des appuis symboliques importants dans un lien d’amitié. Mais d’un côté elle pense que cela peut s’acheter avec de l’argent. D’un côté elle est à la recherche d’un rapport humaine fondamental et d’un autre coté elle veut être la maitresse de cette relation selon ses propres vœux.  Ce n’est ni le fruit d’une rencontre ni un engendrement d’un travail subjectif de chacun dans un lien. Les espaces et les registres restant sans tissages, la réalité est dotée d’un imaginaire imposant et cru.

Mais, soyons franc, comme le veut d’ailleurs cette jeune fille, est-ce qu’on n’a pas dépassé cette frontière où non seulement tout règle est négociable mais chacun a la liberté maintenant de mettre sa propre règle selon son gout ? Et y compris les gouvernements avec ses règlementations passagers sous le prétexte d’une protection dans les moments de crise qu’ils ont eux-mêmes créés. Nous éprouvons le sommet de l’inflation en Turquie après vingt ans et cela a des effets remarquables sur le plan social et relationnel. D’abord cela radicalise la rupture entre le sujet et les autres en élidant toute responsabilité envers l’autrui et en légalisant la règne de l’arbitraire sur le plan social. Et puis cela produit plus profondément cette facticité dont la question de la vérité ne fait plus des soucis dans les relations. Alors voici une autre question : Comment on va prendre des passages entre les espaces, si la question de la vérité ne nous arrête plus avec toute sa complexité pour rappeler justement non pas la coupure mais l’écart structurale qui fait lien entre les différents registres.

Nous sommes loin de faire ici une lecture exhaustive de ces phénomènes ni ces séminaires de Melman dont il est question. D’abord il y a plein de choses intéressant dans ce séminaire qui méritent d’être prise leçon par leçon. Et puis il s’ouvre en plusieurs couches au fur et à mesure en réarticulant les différentes formes de paranoïas aux concepts majeurs de la psychanalyse. Nous avons l’impression que c’est à la fois très évident, cela parle de soi toutes ces exemples de notre vie quotidienne, ces diverses anecdotes d’un travail clinique, cela suit une logique et cela prend une nouvelle tournure à chaque fois en suivant de ce qui a été abordé précédemment et invite à une lecture passionnée comme si on lisait un roman policier dont on est curieuse de la suite. Mais en même temps non, pas du tout, parce que c’est un séminaire qui est très dense et complexe à la fois et appel à la responsabilité du lecteur pour qu’il trouve son propre fil, sa propre interrogation, ses propres issus sinon on reste perdu dans cette aventure ou bien scotché au texte.

Donc d’où l’intérêt de notre question qui s’est dessinée ainsi à partir de ces prémisses : comment entendre la question des paranoïas comme un véritable baromètre de notre lien social ? D’abord les paranoïas, car d’une méconnaissance moïque de notre réalité psychique qui nous est maintenant familier depuis la thèse de Lacan[3] à l’une des formes de psychose qui se différencie par exemple de schizophrénie, il s’agit d’un large éventail. En tout cas, la raison que Melman donne au commencement de son séminaire à ce qui rend d’une certaine façon inévitable son projet sur les paranoïas est l’une des propriétés déterminant de notre époque. Nous sommes les habitants de l’ère de soupçon et cela veut dire que ce qui domine nos échanges sociaux, c’est la suspicion. Mais ce qui est encore plus questionnant, si on suit le cheminement de ce séminaire, c’est que c’est une suspicion qui se veut être certaine, c’est à dire fermée, close une foi pour toute. Autrement dit ce n’est pas un soupçon qui a le statut de doute en rapport avec la structuration du manque qui nécessiterait un temps logique pour le nouage de RSI. Mais c’est plutôt le résultat d’une recherche et une lutte pour le Bien qui dénie le réel avec ses versants de l’impossible, l’imprévisible ou de la surprise et sa prise en compte symbolique.  Donc, la bascule va vers une paranoïa destructive de l’autre plutôt qu’un effort subjectif de garder son écart, c’est-à-dire sa lecture par rapport au paranoïa moïque et commun (le mode paranoïaque de connaissance du monde).

(Début de la partie de Beyza) La phrase “nous sommes les enfants d’un texte” dans le séminaire les paranoïas de Charles Melman est finement stratifiée, comme il l’a expliqué lors du séminaire. Le fait que nous soyons tous les enfants d’un texte contient en lui-même une hétérogénéité et une hybridité. Cette hybridité unit chacun de nous autour du père universel en soulignant l’altérité de chacun. Si nous nous referons au Decameron, 7 personnes se sont assises autour du feu et commencent à raconter des histoires. Chacun étant libre de parler de ce qu’ils aimaient, ils racontent ce qui leur venait à l’esprit. Au fur et à mesure du livre, nous voyons que les histoires qui sont racontées par des personnages se réécrivent à partir de la décadence morale de l’époque. Ces personnes sont donc forcées à passer par des paroles pour saisir ce qui se déroule à l’époque et être le sujet de ce qu’ils vivent.  Ces récits soulignent pour nous une tradition narrative, l’insistance à représenter la souffrance humaine dans sa rencontre avec le Réel et la puissance symbolique des mots pour soutenir le « lien social ». D’ailleurs pour la subjectivité, il est nécessaire d’avoir cette insistance qui a une valeur de « pousse à advenir ».  Car ce n’est pas la peste qui est le sujet essentiel dans cet œuvre ; c’est la reconstruction des relations humaines et des liens sociaux dévastés par la peste à travers les mots et le récit. Dans cette action créatrice-ici, il y a une organisation textuelle et sa restauration spatiale subjective.

Tricotant de ce fil, nous pouvons nous pencher sur deux concepts liés à notre sujet dans « La psychologie de l’immigration »[4] de Charles Melman et de Nazir Hamad en rapport avec le discours courant en Turquie et ses effets sur les subjectivit-és. Ce n’est plus le père l’universel auquel nous nous referons dans le discours courant ; nous parlons de sa réduction au père purement biologique. Autrement dit le père singulier. Le lieu représenté par le père biologique est précisément un père qui renvoie au père universel et ouvre la voie au sujet pour pouvoir construire son récit. Et si ce père ne se référait plus au père universel ? En d’autres termes, si le père de tout le monde est lui-même ? Dans la tension augmentée du baromètre de social, il est possible de voir cette situation de manière plus frappante dans le domaine de la migration et des réfugiés. Pendant la guerre de Syrie, les immigrés ont été rejetés d’une porte frontière à une autre ; certains pays n’acceptaient pas les réfugiés et fermaient leurs portes aux réfugiés en état de guerre. Les « lourdes » conséquences de cette situation se sont manifestées avec des résultats lourds et tristes avec des corps d’enfants frappant au bord de la mer de Bodrum. Si nous pensons en termes du père universel, le principe de « fraternité » est bien échoué. Ainsi ses résultats ont devenu visible de manière éclatante et violente à partir de l’abolition de ce principe qui est « cher » mais qui le paye avec le « chair » dans l’actualité. Ce principe aboli paye sa dette avec le « chair » au lieu de la parole. Le paiement de la dette avec le chair amène les citoyens de « posséder » leur pays et ses frontières avec une logique de xénophobie, d’établir un rapport plus « pur » avec ses propres identités et ancêtres dans un logique de l’Un qui les a uni. De cette manière, le sujet est réduit à une identité partagée où l’Un donne une permission de « jouir » autrement en étant membre de ce groupe-là. Dans cette logique close, nous constatons un discours qui ne permet pas une structuration hétérogène. C’est un discours qui révèle le clivage entre les différents groupes sociaux dans lesquels le sujet reste seul vis à vis d’un system homogène et clos. Nous pouvons entendre ce gendre des phrases frappants dans notre l’actualité : « On ne veut plus des immigrants dans notre pays, c’est tout ! ». Cette phrase évoque une logique de fermeture paranoïaque (car les immigrés sont des objets hostiles dans cette logique-là) qui éjecte les éléments « différents » avec la violence et qui caduque l’identité du père universel qui nous unit tous dans une référence littérale. Comme le dit Charles Melman, « Il y a là dans le champ quelque chose qui ne devrait pas être là, et ce quelque chose, c’est ce qui est dégueulasse et qui doit donc être éjecté, être sorti… »[5]. Donc cette logique de “c’est ça” qui enferme le sujet dans une identité homogène, révèle les passages à l’acte qui laisse les sujets sans médiation. Pour pouvoir sortir de cette homogénéité, la solution vient avec la violence, autrement dit avec la destruction de l’autre.

Le dernier exemple est celui du meurtre du médecin Ekrem Karakaya en Turquie à Konya. Le suspect, qui travaillait comme agent de sécurité dans un autre hôpital, est venu dans l’office de Karakaya le jour du meurtre et il a 9 fois ouvert le feu et tiré sur Karakaya. Il s’est ensuite suicidé avec la même arme. Depuis certain temps, les cas de violence contre les médecins se multiplient en Turquie et des médecins et des agents de santé ont lancés des appels au gouvernement pour pouvoir être protégé. Leurs appels n’ont pas été reçu, ni entendu et ils sont restés isolés comme d’autres groupes essayant de faire entendre leur voix. En revanche le président du pays, le 08 mars 2022, a déclaré : « médecins, s’ils partent, laissez-les partir ! » contre l’arrêt de travail des médecins. Autrement dit, il se positionne en tant que le père singulier de ce pays et les médecins se sont trouvés en tant qu’exclue de ce discours. C’est-à-dire que le père singulier remplace le père symbolique, et celui qui a été déplacé peut choisir son enfant et s’il veut, il peut exclure son enfant de sa filiation comme un déchet.

Nous voyons qu’il y a une tension qui est en train d’augmenter dans le baromètre par à rapport à cette polarisation sociale comme entre les peuples et les médecins ; autrement dit dans une catégorisation banale entre ennemie-opposée qu’il s’agit d’éliminer. Le fait que les personnes à la place de l’adresse refusent de recevoir la lettre et évitent d’être dans cette place de l’adresse, laisse les sujets dans un état d’impuissance et de désolation. Il ne serait pas faux de dire que la destruction et la violence contre l’autre se sont augmentés par la suite. En fait, cette situation elle-même est venue remettre la lettre à l’adresse de manière répétitive dans le jeu des trônes dans l’histoire de l’Empire Ottoman et l’histoire de la République Turque. Eh bien, y a-t-il un interlocuteur dans le discours actuel pour que le sujet puisse prendre ses plis subjectifs et ses médiations ? Y a-t-il un trait qui peut organiser le Nom du Père ? Ce sont précisément ces passages à l’acte qui annoncent la défaillance quant au trait du destinataire auquel s’adresse la parole, et l’appel à la place du destinataire. Ces deux-là aident au sujet pour qu’il puisse « s’appuyer sur ce signifiant et ce manque en eux pour structurer son propre symptôme et sortir des acting dans lesquels il est enferré ».[6]

                Dans ce contexte, il est inévitable de dire qu’avec le déracination des lettres, la banalisation des textes, le discrédit du Nom du Père laisse le sujet dans un champ de détachement social où le pouvoir symbolique de la parole est victime du pouvoir de l’action, où la violence et l’étrangeté se transforment en un duel brutal. Le sujet est bien invité au monde souterrain de Thanatos.

En effet, il est lieu de penser le thème de l’organisation textuelle à partir de sa « charge » symbolique. En revanche, dans le discours courant nous entendons bien qu’il y a une abolition du principe de fraternité qui nous lie en tant que fils et sœur en se penchant sur le père singulier. Cependant les textes et le père universel, qui désignent le sujet, qui le rattachent à une filiation, à une fraternité, à un guide, à une hétérogénéité, sont à la place du « banal », du « médiocre ».  D’ailleurs, ceux qui insistent sur la valeur et l’importance de ce principe sont désormais appelés la génération des baby-boomers dans le discours courant.

((Début de la partie de Yigit) L’aiguille du baromètre révèle également une hausse de pression entre les générations en Turquie. La dimension du clivage entre les jeunes et les âgées qui sont le plus souvent du côté du pouvoir politique d’ailleurs est de plus en plus visible depuis les manifestations du parc de Gezi à Istanbul en 2013. Certes, le défi intergénérationnel existe depuis très longtemps mais ce qui est devenu un instrument politique en Turquie n’est plus seulement un défi qui se porte sur une question de transfert intergénérationnelle. Il s’agit d’un clivage radical qui ferme les générations dans leurs bulles et qui ne permet pas un échange symbolique. Nous entendons souvent les noms des catégories sociologiques comme « la génération Z » ou « Boomers » à la télévision, sur les réseaux sociaux et même dans la rue. De nos jours, les jeunes se présentent désormais comme les membres de telle ou telle génération et les âgées nous rappellent souvent qu’ils connaissent bien « la Turquie ancienne » celle où il n’y avait que des difficultés économiques et politiques. Chaque génération est isolée de son côté par ses propres conceptions du monde et il nous apparait que le feu de Prométhée n’a plus sa valeur d’échange entre les générations.

                Le Un unifiant, autour duquel les différentes générations se réunissent, construit une société divisée en de petites communautés. Au prix de la perte de la différence subjective, les individus s’inscrivent ainsi dans un groupe en s’appropriant une identité partagée. Il n’y a donc plus de différences subjectives entre chaque membre du groupe, mais l’identité groupale distingue la communauté des autres, comme le décrit Serge Lesourd, en révélant la structure du communautarisme.[7] Ce modèle soutient une masse sans faille qui est l’effet « d’une forclusion de la castration » comme le dit également Jean-Marie Forget dans une intervention vers la fin de ce séminaire.[8] Cette structure sociétale produit en conséquence une réaction paranoïaque qui repose sur la violence envers l’autre et sur le déni des différences subjectives. A la place de tenter de dérober le feu (côté des jeunes) ou de le conserver (côté des âgées), comme l’image d’un défi intergénérationnel, nous constatons plutôt la destruction et l’exclusion d’une génération envers l’autre. Les jeunes et leurs actes sont la plupart du temps estampillés « terroristes » ou « traitres », et les âgées sont ainsi devenues des « perroquets » qui répètent sans arrêt leurs anciennes expériences traumatiques. Ces exemples sortent du discours de notre lien social actuel en Turquie. Ce lien social n’est plus régi par l’échange symbolique mais par les mouvements des catégories identitaires. Ces mouvements chamboulent constamment entre eux afin de s’efforcer de rester à jour : la génération Z, la génération و, les loups gris, les boomers, les pros machins, les écolos, les influenceurs, les bobos, les musulmans anticapitalistes etc. Le sujet se trouve donc réduit à un signe, à une identité dans son rapport à la société. Le jeu du signifiant qui rend possible l’échange intersubjectif reste ainsi en panne. Comme le dit Charles Melman dans le séminaire, c’est « la transformation du signifiant en signe »[9].

                Pour illustrer mon propos, je vous donne deux exemples cliniques. L’une des jeunes participantes à mon projet qui porte sur la communication intergénérationnelle dans un EHPAD à Istanbul en 2016, m’a avoué qu’elle avait toujours eu peur d’être dans l’échange avec les personnes âgées, comme si ces gens étaient des monstres avec leurs corps vieillissant et leurs discours relativement catégoriques. La lecture du séminaire de Melman peut alors nous donner une possibilité de comprendre que ce monstre devant lequel cette jeune femme éprouve une certaine angoisse serait l’incarnation imaginaire de l’Autre qui n’est pas tempéré par la fonction symbolique du signifiant. Nous pouvions être « à l’aise et tranquillisé devant la catégorie de l’Autre »[10], nous dit Melman, à la faveur de l’opération du Nom-du-Père par rapport à l’instance phallique. Cette opération rend donc possible un lieu dans l’Autre sur lequel les représentations peuvent défiler et circuler. La trace de la forclusion de l’instance phallique permet au sujet de tisser une connexion de S1 à S2, un pacte que nous appelons l’échange symbolique. Ledit signifiant « monstre », nous apparait coupé et isolé de ce S2 ce qui est donc le lieu de la chaine signifiante qui donne à S1 sa valeur symbolique. Cette coupure détermine la structure de xénophobie que cette jeune femme exprime sous une forme d’angoisse. Dans la mesure où cette instance phallique dans l’Autre apparait dans le champ de réalité, ce signifiant « monstre » se trouve pétrifié, sans connexion au S2 dans sa logique de la réduction en signe.

                Dans un autre exemple clinique, le malaise d’un jeune homme à l’égard de son nom de famille apparait sous une forme paranoïaque. Il dit que « l’on ne partage pas le nom de famille mais on le confisque à la génération précédente ». Il tombe ainsi sans arrêt dans une jalousie excessive vis-à-vis de son père. Cela suscite également chez lui un risque d’exclusion de la filiation. Il se confronte alors à un père qui conserve la clé d’être homme, juste pour lui-même. Par ses idées envahissantes sur « comment je vais devenir un vrai homme », ce jeune homme est enfermé dans une quête identitaire sous une forme paranoïaque. Ce dont nous parlons ici correspond à l’impossibilité d’un transfert intergénérationnel du nom qui est issu de l’opération par rapport à l’instance phallique. Ainsi, la valeur d’usage du phallus symbolique qui inscrit le sujet dans une génération et sous un nom, ne fonctionne plus. Le sujet cherche donc cette valeur d’usage à l’extérieur, dans le marché qui la commercialise, comme le dit Melman :[11] les experts donnent leurs méthodes, les gourous partagent leurs méditations, les communautés offrent au sujet leurs idéologies… Notre ère de soupçon révèle alors le statut du sujet actuel dans sa revendication de son ex-sistence qui se trouve divisé entre les différents registres au risque de sa subjectivité.

 

[1] Le magazine Philosophie, Tzvetan Todorov dialogue avec Andreï Kourkov, no 42, septembre 2010, 32-36p.
[2] C. Melman, Les paranoïas, leçon du 18 Novembre 1999, p.62.
[3] Lacan, 1932, De la psychose paranïique dans ses rapports avec la personnalité, Seuil : Points.
[4] C. Melman & N. Hamad, La psychologie de l’immigration, Paris, Maison d’Edition Langage, 2019
[5] C. Melman, op. cit., p.327
[6]C. Melman, op. cit., p.544
[7] S. Lesourd, Comment taire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales, Erès, 2010, p. 215.
[8]C. Melman, op. cit., p. 542.
[9] Ibid., p. 261.
[10] Ibid., p. 108.
[11] Ibid., p. 527.