Les embarras de Freud
Je vais être très brève car je voudrais juste faire quelques remarques pour donner suite au dialogue entamé avec Jean Paul Beaumont autour du texte de Freud et les apports de Lacan. Je vais donc reprendre les mêmes questions par un autre bord, le bord de mes embarras à moi et peut-être aussi de mon étonnement encore, par rapport à la radicalité des déplacements que Lacan opère en réponse, on pourrait dire, point par point, au texte de Freud.
Lacan reprend donc là où Freud avait déjà formulé les questions ou à partir de ses points de butées y compris celui qui nous agace tellement dans le texte de Freud : comment distinguer, tout en les articulant les termes de cette triade inhibition, symptôme et angoisse ?
On peut dire rapidement que Freud sépare, à partir du Ça, du Moi et du Surmoi, inhibition, symptôme et angoisse, pour essayer de les articuler en donnant à l’angoisse une place centrale. Il suffit d’ouvrir la première page du texte freudien pour se rendre compte de « l’intérêt nécessaire pour opérer une démarcation entre les concepts d’inhibition et de symptôme »[1] Donc très vite il va mettre l’inhibition du côté de la fonction, du moi, et le symptôme du côté du ça, par exemple. Freud a ce souci-là d’entrée de jeu.
Mais en ce qui concerne l’angoisse, Freud hésite sans cesse : l’angoisse est-elle la cause ? L’angoisse est-elle l’effet ? Du refoulement, par exemple. Lacan lui répond de manière radicale : « l’angoisse est sans cause, mais non pas sans objet. »[2]
C’est la grande nouveauté de la réponse de Lacan à Freud. Cela passe par une révolution dans la relation d’objet, par une invention, par une nouvelle conception de l’objet en psychanalyse, comme nous l’a dit très précisément Jean-Paul Beaumont à l’instant.
Mais pour écrire l’objet a, il faut passer par l’angoisse nous dit Lacan. Pourquoi ? La réponse peut paraître acquise, mais je voudrais pourtant insister.
Ce qui m’intéresse ici, c’est de dégager la dimension structurale de l’angoisse liée à la constitution de l’objet et à l’image spéculaire, mais dans un le cadre : la relation du sujet à l’Autre. L’Angoisse non pas liée à la constitution du sujet comme tel, mais à celle de l’objet, de l’objet que le sujet est pour l’Autre. Autrement dit, c’est l’objet a qui est central et il a l’angoisse chevillée au corps, si j’ose dire.
On retrouve là la thèse du séminaire : on ne peut pas penser l’angoisse sans le champ de l’Autre et sans l’objet a, objet cause du désir. Et la structure, la position, la fonction de l’angoisse qui affecte le sujet sont liées au désir de l’Autre. « Ce dont le sujet est dans l’angoisse affecté c’est par le désir de l’Autre […] et il en est affecté d’une façon immédiate, non dialectisable »[3] nous dit Lacan. L’angoisse donc comme affect du sujet, sujet qui parle, déterminé par le signifiant, affecté par le langage.
Après ce premier déplacement, qui concerne la relation de l’angoisse à l’objet, d’autres vont suivre et qui reprennent les points principaux du texte de Freud :
Pour distinguer et articuler inhibition, symptôme et angoisse, Lacan se sert des embarras de Freud, il les serre dans le nœud, autour de l’objet. Il va s’appuyer lui aussi sur une écriture de la structure qui fait valoir une autre en triade tout comme Freud. Mais à la place de la triade freudienne Ça-Moi-Surmoi, nous retrouvons RSI.
Il va inscrire chacun de ces termes inhibition, symptôme et angoisse, dans des registres différents Réel, Symbolique et Imaginaire, pour ensuite les articuler autour de l’objet central et des jouissances qui lui sont attachées. Donc, ici aussi, effet de continuité entre ces trois termes, enchainement, articulation, comme chez Freud, mais dans une écriture borroméenne – ce qui n’est pas sans conséquences quant à la place de l’objet justement.
Cette nouvelle écriture de la structure permet une nouvelle définition des trois termes qu’on retrouvera dans le séminaire R.S.I. [7] et que je restitue ici de forme ramassée :
Autre point qui m’a beaucoup intéressée : dans le nœud apparait plus clairement aussi la façon dont Lacan va articuler inhibition, symptôme et angoisse à la question de la jouissance, des jouissances. Question à mon sens qui a été esquivée par Freud, et qui constitue selon moi un des embarras majeurs de son texte. Lacan rend lisible cette articulation grâce à l’écriture du nœud borroméen où il va situer l’angoisse dans le croisement du Réel et de l’Imaginaire, au lieu de la jouissance Autre, de l’Autre ; le symptôme comme ce qui relève de la jouissance phallique ; et l’inhibition comme ce qui relève de la jouissance du sens.
À partir de l’écriture du nœud borroméen Lacan opère un nouveau déplacement : comment penser inhibition, symptôme et angoisse sans le Nom du Père mais à partir des noms du Père au pluriel ? Là encore, différence radicale d’avec Freud, d’avec le père chez Freud, et dans une véritable laïcisation de la question
On sait qu’à la fin du séminaire L’Angoisse, c’est à partir de l’élaboration de l’objet voix que Lacan est obligé de reprendre la question du père et annonce la nécessité d’articuler les noms du Père. C’est fort ça ! c’est encore l’objet dans la relation du sujet à l’Autre qui est aux commandes de ce qu’ici aussi, Lacan vient bousculer.
Comme nous savons, Lacan ne pourra pas faire le séminaire prévu et sera « excommunié ». Il ne reprendra cette question que bien des années après, avec une nouvelle écriture que tient compte de ce « que ça sonne, ça consonne » dans Les non-dupes errent en 1973, dix ans après l’Angoisse, et ensuite dans R.S.I. en 1974.
Le séminaire R.S.I. nous invite en effet à penser inhibition, symptôme et angoisse sans le Nom du Père mais attelle les trois nominations réelle, symbolique et imaginaire à chacun des trois termes inhibition, symptôme et angoisse. Il en fait des équivalents.
« C’est entre ces trois termes, nomination de l’imaginaire comme inhibition, nomination du Réel comme ce qu’il se trouve qu’elle se passe en fait, c’est-à-dire angoisse, ou nomination du Symbolique, je veux dire impliquée, fleur du Symbolique lui-même, à savoir comment il se passe en fait sous la forme du symptôme, c’est entre ces trois termes que j’essayerai l’année prochaine, […] que je m’interrogerai l’année prochaine sur ce qu’il convient de donner comme substance au nom du père »[8]
Est-il alors étonnant que le symptôme constitué comme tel soit plus rare et que l’inhibition et l’angoisse soient, quant à elles, prévalentes dans la clinique d’aujourd’hui, si nous savons que la nomination symbolique est mise à mal ? Voilà un point de clinique contemporaine très important dont Jean-Paul Beaumont a déjà souligné aussi les traits saillants : mise en avant d’une angoisse diffuse au détriment d’un symptôme structuré comme tel, et une clinique de l’objet et des jouissances.
En effet la clinique contemporaine met en avant d’un côté l’angoisse comme manifestation subjective de la présentification de l’objet, d’une proximité accrue avec lui et de l’autre côté, l’inhibition comme une occultation structurale du désir. Paradoxe ? Ou interrogation sur le statut même de cet objet qui est là en cause, peut-être, mais qui ne fait pas cause ?
Pour rester fidèle au texte de Freud et à ses interrogations, je voudrais attraper ce point de la clinique actuelle par la question du deuil sans perdre de vue que « le deuil est une structure fondamentale de la constitution du désir » comme nous dit Lacan[9].
Ce qui m’intéresse c’est de faire remarquer que souvent l’angoisse, qui apparait d’abord comme diffuse donc, vient s’articuler très vite, parfois dès le premier entretien, à un deuil, ou à des deuils non faits, « gelés », avec un travail de deuil laissé en jachère, voire dans une impossible réactualisation de cette perte inaugurale qui marque notre rapport à l’objet comme manquant. Consommer une deuxième fois cette perte comme dirait Freud… mais encore faut-il que le sujet contemporain y consente !
Nous allons trouver alors, dans ces cas assez fréquents, cette articulation puissante entre angoisse et jouissance dans un deuil non fait, où la perte d’objet n’est pas entérinée et qui vient marquer au contraire une proximité accrue, privilégiée avec l’objet, une conservation du lien, une proximité avec l’objet qui passe non pas par petit a, c’est aussi une indication de Lacan mais par i(a), par une préservation de l’image narcissique. Nous savons que le sujet « préfère » depuis toujours i(a) à $ ◊ a, dans un mode de relation névrotique à l’objet. C’est un point que je garde en mémoire de l’enseignement de Marcel Czermak
Lacan et sa théorie de l’angoisse, comme manque du manque, est ici précieux. Sinon comment entendre le lapsus de ce patient endeuillé depuis des années et qui vient me voir parce qu’il a des crises d’angoisse : « j’ai une nostalgie monstre de l’absence de ma mère » en voulant parler de sa présence, bien sûr !
J’ai évoqué aussi récemment à la Maison de Amérique latine comment le Covid peut venir exacerber la difficulté de l’homme moderne à faire le deuil, avec la disparition des rites, de la sépulture, et en mettant à mal l’épreuve de réalité dont nous parle Freud, avec des funérailles faites par WhatsApp par exemple. Ces deuils, Covid ou pas, trouvent dans certains cas, une issue très étonnante : un tatouage. Inscription sur le corps, qui apparait ici comme une étape nécessaire du deuil, faisant partie du processus mis en place par le sujet, dans un type d’incorporation qu’on peut questionner, dans un type de rapport à l’objet « perdu » qu’on cherche à inclure dans l’image.
Face aux manifestations cliniques de l’angoisse aujourd’hui, une question mérite d’être posée : serions-nous face à une nouvelle édition de la névrose d’angoisse ? Désexualisée cette fois-ci, au profit de la présence permanente de l’objet ? D’une névrose d’angoisse revisitée par la pollution de l’objet qui nous encombre de plus en plus ? Par une production de l’objet qui ne passerait plus par la castration ? C’est un point important déjà soulevé par Charles Melman. Sinon comment lire le texte de cette publicité qui défile collée sur les bus parisiens : « Tout ce qui vous manque livré en 10 minutes » ?
Je rejoins ici la question de Jean-Paul : comment alors la cure va-t-elle opérer ? Comment rendre compte en effet de ce qui se produit par exemple quand ces sujets endeuillés et angoissés viennent nous voir ? Qu’est-ce que la mise en place du transfert, quand elle a lieu, peut produire ? C’est de quel ordre ?
Merci de votre attention !