L’enfant et la pulsion invocante
Le Monde des livres du mois de juillet nous signale une nouvelle traduction des Confessions de St Augustin et met l’accent sur l’enfant, sur la petite voix d’un enfant qui ébranle Augustin au moment du choix de sa vie : il ne sait si la voix est celle d’un petit garçon ou d’une petite fille mais dans ce moment d’hésitation, il entend une comptine qui répète : « attrape et lis/attrape et lis » et qui donc décide à l’instant même de son orientation ; je ne vous dirai pas comment on dit « attrape et lis » dans le latin de St Augustin, mais il y a la comptine et ce que son oreille a saisi (un impératif) : il entend – et il ne voit pas – un rythme, un voisement, une mélodie répétitive, une hauteur, une tessiture et tout cela le déclenche : il abandonne sa vie de plaisirs pour la vie le travail que l’on sait. Autrement dit la prosodie sur deux mots a engagé toute sa destinée et même la nôtre puisque nous le traduisons et le lisons encore aujourd’hui.
Aujourd’hui nous sommes entre deux séries de journées prenant pour thème la voix : les premières ont eu lieu en juin : « qu’appelons-nous voix ? » préparées et organisées par J.L. Cacciali. L’éventail des communications tient dans le titre de son intervention : « qu’y a t-il au lieu de l’Autre dont le sujet prend la voix chaque fois qu’il parle ? »
Les secondes journées sont à venir fin novembre, organisées avec M.C. Laznik autour de la pulsion invocante. Entre les deux, la position est facile : elle donne tout de suite le la, là… : entre père et mère pourrions-nous dire parce qu’il faut un commencement à tout.
Ce travail se voudrait simple mais comment parler du parler ? De « sa propre expérience : ce par quoi le sujet s’éprouve sans jamais pourtant pouvoir se saisir » dit Lacan dans Les non-dupes errent , se saisir de cet objet dont nous nous servons puisque lors d’une communication nous le mettons en scène et nous le faisons entendre ? Du premier cri jusqu’à ce jour, ce que vous entendez, mon objet voix est totalement fabriqué puisque j’ai été obligée d’entrer dans le bain de langage qui m’entourait et, pour faire comprendre ma demande, obligée de tenter d’imiter, de mimer, ce que j’entendais des découpes sonores qui entraient dans mes oreilles, plus ou moins en rapport avec des d’images et des sensations corporelles internes et externes. Encore une fois dans une communication, je parle avec des mots, des lettres, des signifiants et bien d’autres choses puisqu’à ce moment là le support n’est plus le papier mais un souffle voisé, sonorisé dans un entrelacs de consonnes et de voyelles que vous comprenez, qui font sens pour vous malgré les petites différences d’avec votre lalangue.
Commençons par cet assemblage de deux termes « pulsion invocante » que l’on ne rencontre que dans le séminaire Les quatre concepts (bien qu’il soit à l’état de trace dans Les Psychoses, L’Identification et L’Angoisse) : association étrange en effet de ces deux termes qui pose la voix en tant qu’objet, objet d’une pulsion que Lacan nous a appris à mettre sur le même plan d’une certaine manière que les trois autres objets (sein, fèces, regard) ; mais pourrions-nous dire, seule la voix subjective puisque par elle se soutiennent parole et langage qui font de nous des parlêtres. La pulsion qui dialectise dans un rapport grammatical ses différents états : actif, passif, pronominal, et qu’ici le vocare latin permet de traduire par : appeler, être appeler, se faire appeler, dans ce mouvement et ce temps de la pulsion qui fait apparaître un nouveau sujet. Et donc « invocante » en appelle en effet au vocatif latin invocare : « appeler, prendre les dieux à témoin, invoquer leur témoignage ; appeler au secours, appeler, nommer, inviter, de vox, vocis, voix » (Dictionnaire Historique de la Langue Française de A. Rey) ; langue (morte mais après tout pas tant que ça) dont les déclinaisons exprimaient l’apostrophe, l’interpellation, de ce lieu vide où habitent les dieux, où nous supposons un grand Autre mathématisable ou topologique.
En quoi le vocare, la « vocation » pourrions-nous dire, l’appel serait-il différent de la demande ? D’abord en cela qu’il me semble faire partie de la langue, des lois de la langue, de la grammaire de la langue en ce sens peut-être que les déclinaisons latines identifient, reconnaissent et finalement nomment. Ensuite que le service fait, rendu aux dieux, aux mânes des ancêtres dans les invocations journalières diffère d’une demande plus particulière; peut-on inférer que je me rends le service en invoquant le grand Autre de par mon inscription dans le symbolique qui m’engage à cela ? Ma vie va dépendre d’un premier grand Autre qui va forcer mon oreille après avoir entendu mon premier cri, ainsi que ceux qui vont suivre, en les interprétant à sa manière, encourageant, canalisant ainsi mon souffle et les premiers voisements, (jusqu’au premier a-re, identique dans toutes les langues mais quant à lui, comment l’interpréter ?).
Lorsque J. Bergès posait la question aux mères : « l’avez vous entendu crier ? » (à la naissance) il essayait d’entendre ainsi comment ce grand Autre là avait vocare dans sa réponse (c’est-à-dire avait appelé, fait appel dans sa réponse) à ce cri, cri en réalité de souffrance puisque pour la première fois les poumons se remplissent d’air et que le réflexe inconscient de la fonction de respiration se déclenche, cri dont Lacan dit qu’il est « aspiration en soi d’un milieu foncièrement Autre (L’Angoisse, 3 juillet 63, nous soulignons le choix de l’écriture majuscule du A). Car certaines mères disent avec regret « je ne l’ai pas entendu crier » comme si elles avaient raté un engagement, une hypothèse, une Bejahung, un « oui je suis là que me veux-tu ? » pro-vocant ainsi sous les meilleurs auspices la mise en place pulsionnelle d’un objet à venir et bien entendu d’un désir. Pouvons-nous rapprocher cela de ce que dit Lacan dans le Séminaire XI quand il parle de la pulsion invocante comme « d’une expérience la plus proche de l’inconscient » ?
Les références bergèsiennes ne psychologisent pas ce bord qui fait frontière amboceptive entre la mère et son enfant, bord sur lequel de la relation se tisse dans la recherche et l’émergence de cet objet voix, objet qui s’inscrit dans une logique des propositions et une logique du fantasme. Mais il va chercher du côté de la linguistique : il insiste sur la phonétique, sur la phonématique et leurs différences qui ont en quelque sorte donné un support à la question de la prosodie : le bébé en tant que fœtus est d’abord plongé dans les bruits du corps de sa mère avant de débarquer dans les bruits du monde dans lesquels la langue par le truchement de sa mélodie vocale (à la mère) vont « coupdeforcer », si vous permettez ce néologisme, le petit d’homme. Citons ici un extrait de « La mère préspéculaire » (article de 1992 que vous pouvez trouver sur notre site). « Comment rendre compte des rapports réciproques entre d\’un côté l\’immaturité foncière des fonctions du corps de l\’enfant et d\’un autre la projection anticipatrice dans le symbolique ? Cette projection ne tient pas seulement à ce que le langage est déjà là, par exemple, mais aussi à ce que Les instruments attachés à la sensorialité sont parfaitement matures, eux, dans leur montage anticipant même. [dans montage on entend pulsion] Ceci n\’est pas seulement vrai de la sphère visuelle mais aussi de la sphère auditive. L\’enfant reconnaît la voix de sa mère dès le quatrième mois [plus tôt de ce que nous savons aujourd’hui]. Et dans ce cas, il s\’agit bien de discriminer des différences phonétiques caractéristiques d\’une voix par rapport à celle de la mère. De sorte que l\’on est en droit de se demander si cette différenciation qui suppose pour être appréciée une différence de comportement d\’éveil, d\’attention, ne constitue pas le premier support du signifiant, support de la parole dans la mesure où ses variations dans le tonus, la motricité, la respiration etc. tiennent lieu de la dimension motrice labiale, linguale ou pharyngolaryngée de discrimination dans la fonction de l\’organe de la voix. Cette élection d\’une différence phonétique entraîne donc des effets phonématiques parce que purement corporels. » Voilà la pulsion en marche dans ce qu’elle a d’accroché au corps. La voix de la mère, signifiante, lui fait perdre à jamais son statut de cri pur ; l’écart se fait. « La voix devient l’objet chu de l’organe de la parole » (Lacan dans Les non-dupes errent) et commence son travail de significations. Il me semble que l’on peut supposer là le refoulement originaire et qu’alors J. Bergès puisse ensuite dire (Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse, p.317) « nous sommes des amputés de la voix ; ce qui est perdu est de l’ordre du phonétique et de l’ordre de l’éprouvé du corps imaginaire dans son articulation au réel ».
Hypothèse, anticipation, transitivisme passent par la voix de la mère, par sa bouche, entre et sur ses lèvres sur lesquelles lit l’enfant en même temps qu’il entend les différences phonétiques qu’il enregistre selon les aléas de son attention et bien entendu des effets phonématiques s’en dégagent.
Linquistique
Le bébé reconnaît la voix de sa mère : depuis longtemps les psycholinguistes (J. Melher) ont fait des expériences sur les bébés, la plus simple étant la tétée : il tète plus activement quand il entend et reconnaît la voix de sa mère ; dans la succion dont parle Freud dans la Verneinung, la bouche avale ou recrache : la cavité est mise en forme par la tétine, le pouce, la voix dont l’émission est entendue par l’enfant en même temps qu’est entendue la voix de la mère : oralité et phonétisme sont noués.
Depuis les années 80 les progrès ont été immenses. En linguistique à cette époque la phonétique qui écrit les sons d’une langue au niveau acoustique ou articulatoire était largement devancée par la phonologie qui est l’étude des fonctions des sons de la langue dans un système de contrastes ; par exemple l’étude du i dans pilon, piller, pire. (la phonologie est liée au concept de phonème : élément sonore du langage articulé d’abord physiologique et acoustique puis s’applique à une unité distinctive d’une expression vocale dégagée par la mise en contraste des sons dans une langue et constituée par la mise en relief des éléments pertinents au plan sémantique) ; toute la place donc à la phonologie notamment avec Jakobson.
Quant à la prosodie qui s’intéresse précisément à toutes les différences de prononciation normalement non écrites, comme la quantité et la respiration (accent et durée des phonèmes), qui s’intéresse à tous les signes donnant une indication de prononciation et donc à l’impression musicale dans des phénomènes (que n’on appelle prosodiques) tels que l’intonation, l’accentuation, le rythme, le débit, les pauses avec pour chacun de ces phénomènes des variations au niveau de la fréquence, de la hauteur, de l’intensité et/ou de la durée, elle était l’objet d’une disputatio : la question portait sur l’appartenance de ces faits : faisaient-ils partie de la grammaire de la langue ou non ? Vous comprenez ce que cela engageait du côté des sciences du langage où signifiant et signifié tenaient le devant de la scène. Alors où mettre la prosodie : dans la syntaxe c’est-à-dire l’ordre des mots, dans la phonologie ou dans la sémantique elle aussi parente pauvre et embarrassante ? La prosodie commençait son existence du côté d’une branche mineure, la socio-linguistique et des corpus d’études de parler dans les banlieues par exemple ou dans l’étude des discours politiques.
Dans ce même temps Lacan faisait entrer le triangle de Peirce dans sa sphère et, si je le cite, c’est que dans le travail de recherche sur l’autisme, un courant de cliniciens aujourd’hui utilise les 66 traits de la sémiotique de Peirce pour travailler la relation (je pense à P. Balat et P. Delion) entre soignés et soignants.
Toujours à cette même époque, du côté d’une linguistique moins sophistiquée, loin de Paris, C. Blanche-Benvéniste s’intéressait à la description linguistique des tâtonnements, dans les langues parlées, pour passer par exemple d’une langue romane à une autre (ainsi qu’à la poésie d’H. Michaux).
Mais surtout en littérature H. Meschonnic fit un travail monumental sur la poésie et la prose avec sa Critique du rythme posant le rythme comme utopie du sens : « qu’est ce que le sens ? Le sens fuit les mots. Les mots ne sont que des passages du sens. Le sens est-ce qui ne cesse de fuir, comme la vie, comme le temps ? Y a-t-il un temps du sens ? Un rythme du sens – une subjectivité et une temporalité du sens ? » (p. 259). Et dans sa conclusion : « le rythme est irréductible au sens mais il est dans le langage… il est donc plus que pour l’oreille. Il est pour tout le sujet… dans l’organisation d’un discours il est son oralité. » Ses travaux venaient à la suite de ceux de Marcel Jousse que l’on réédite enfin aujourd’hui. Marcel Jousse était un anthropologue jésuite du début du XXème qui n’a jamais rien publié comme Saussure mais qui a eu comme lui des élèves pour écrire ses cours et les éditer. Il a enseigné au Collège de France entre 1932 et 55 et voulait élaborer les lois du style oral qui mettaient la voix au centre du bilatéralisme humain. Jousse n’est pas sans résonnances pour nous car il tente une articulation anthropologique du mimisme humain, et nous savons que J. Bergès a lui-même tenté une articulation de la gestuelle humaine ; on retrouve des traces de cet intérêt dans la consultation où il ne manquait jamais sur le plan clinique de faire prendre conscience à l’enfant de la mimique du visage et des imitations de geste mais l’intention clinique était autre, celle d’exploration des syncinésies.
Autrement dit le « mamanais » De M.C. Laznik s’annonçait. Je la cite : « comme l’on pourrait dire le portugais ou l’anglais, c’est la langue que toutes les mères du monde emploient pour parler à leur bébé. Un registre de voix plus haut que d’habitude, une gamme de contours d’intonations restreinte mais aux modulations et aux variations de hauteur très exagérées, des formes mélodiques longues, douces avec des excursions amples. L’effet de rythmicité prosodique est amplifié par la fréquence des répétitions syllabiques. » (« Langage et communication chez le nourrisson avant 3 mois », article). Aujourd’hui le « mamanais » tient une place de choix dans le travail de reconnaissance de la voix. Deux thèses sur cette question viennent d’être soutenues en faculté de Sciences à Paris.
Après les rives arides de la linguistique restons dans celles de la clinique où la question de la voix prend toute son importance. Nous pourrions dire que les psychanalystes qui s’occupent des enfants, et en particulier autistes, remettent du corps imaginaire et réel, corps mis en veilleuse d’une certaine manière dans la cure des névrosés, mais pour le rendre plus sensible sans doute à cette résonnance énigmatique. Comme analyste nous parlons d’une certaine place où la voix a non seulement son mot à dire mais elle a paradoxalement à se faire entendre dans le silence ; les manifestations bruyantes de Lacan en séance, son souffle, son rythme et sa prosodie dans ses séminaires ne produisaient-ils pas cet écart, cette division, cette interrogation sur la voix, à la fois comme objet, à la fois comme Autre ? On se souvient de sa remarque à propos d’un patient dans le Séminaire XI : « c’était ma voix qu’il voulait ». La coupure de la séance taille dans la voix même, taille dont on ne peut que prendre conscience, acte d’inscription à ce moment là.
Ici deux petites remarques : dans la relaxation où nous parlons au patient les différents segments de son corps, où il ne faut pas parler trop fort, où nous devons amuïr notre voix pour dire les segments de corps et proposer des images de calme, la voix devient rythme pur. Et comment faire entendre la voix de son patient lors du contrôle ?
Alors quelques exemples entendus
1-Nous avons tous rencontrés des patients dont les premiers mots pour expliquer leur tentative de suicide étaient « on ne m’entendait pas » ou « je n’arrivais pas à me faire entendre » ; je pense plus particulièrement à une jeune femme dont la haine de la mère remontait à son état le plus infans. Sur le divan elle se tenait enfermée entre ses bras s’empêchant presque de respirer. Sa parole était rare et lancée, crachée dirais-je plutôt, comme un clapet qui s’ouvre et dégage sa vapeur mortelle.
2- J’avais eu en même temps deux patients : l’un adolescent à l’hôpital, l’autre à mon cabinet, un homme jeune 25 ans ; le premier avait arrêté de parler depuis une année et était d’accord pour essayer de faire repartir la machine en venant me voir pour éviter de tripler sa classe de 4ème; le second en analyse depuis quelques années parlait de sa souffrance étant enfant en relation avec les apprentissages et les moqueries de son père qui l’aidait aux devoirs, souffrance telle qu’il avait arrêté de parler pendant une année avant la 6ème.
J’ai dit très peu de choses au premier, rien que de très banal mais mon écoute du second devait me mettre dans une ouverture telle que mon constat : « on ne vous écoutait pas … » a du résonner comme il le fallait pour qu’il retrouve l’appétit des mots au bout de sa quatrième séance.
3- Joseph à 4 ans ne décoche pas un mot à l’école et à la maison c’est tout juste ; en revanche il dessine beaucoup mais avec une particularité : ce ne sont que des robes, et roses ; ils sont 5 frères et sœurs, 3 pour celles-ci ; il est le dernier. C’est la mère qui l’amène, le père refuse de s’inquiéter. Que me dit-elle ? « J’ai peur qu’il devienne (HOMOSEXUEL) » et ce mot la laisse sans voix, elle l’articule sans le voiser, bouche muette prononçant l’horreur; bien entendu devant l’enfant qui dessine déjà, assis par terre et lui tournant le dos : au moins il n’est pas à la hauteur de la bouche de sa mère dont le métier s’intéresse à cette partie du corps. De toute manière il est au courant.
J’ai eu droit à des feuilles et des feuilles de robes roses, un grand triangle tenant toute la page avec quand même une tête et l’écriture en bâton des noms de ses sœurs et de toute la famille coté féminin ; j’avais des réponses en forme de mouvements de tête quand je tentais une question sur les sœurs : la grande ? la petite ? Et puis un jour il est arrivé avec une petite feuille sur laquelle il y avait une série de chapeaux qu’il avait trouvé sur internet et il se mit à rajouter des chapeaux aux robes et l’un d’entre eux me parut propice à ma remarque « on dirait qu’elle a un zizi sur la tête »…d’un ton pénétré de grande réflexion… cela déclencha son rire à pleine gorge : j’entendais enfin sa voix… qui devint moins rare ; nous finîmes l’année en dessinant les costumes d’un mariage familial : je faisais les garçons en pantalons : sur sa demande (car mes smoking étaient très élégants…) il me demanda son portrait…en pied … Mais chaque fois que la séance se terminait (à laquelle il venait avec plaisir disait sa grand’mère qui l’amenait et avec laquelle je l’entendais parler dans la salle d’attente d’une voix rauque) je sentais son malaise corporel : il se tenait à distance de moi au moment où j’ouvrais la porte et prenait une fuite effrénée….
Alors ce retrait, cette retenue, cette dissociation audition-prononciation, cette disjonction signifiante d’un côté le phonème, de l’autre l’articulation qui passe par le corps « à l’abri de quoi ils se rempardent » dit J. Bergès « met le corps à contribution et rend problématique ce qui pourrait être entendu ». Ce silence était-il l’équivalent du mot articulé silencieusement dont la mère faisait l’hypothèse ? Identification ou refus ? Devenir couturier n’est-il pas assembler des morceaux aux formes hétérogènes et s’inventer un corps ? Les érections d’un petit garçon de 4 ans étaient-elles visibles dans la parole à voix haute et le mettaient-elles ainsi en péril ? J’ai pensé ce rire comme une précipitation du corps lui rendant ainsi sa dimension moebienne et sa torsion personnelle, mais aussi comme une tentative de faire une place à la prosodie… en tout cas j’avais défroissé le sujet…
Autre jouissance
Freud ne parle pas de la voix. Dans les index thématiques on trouve verbalisation, parole renvoyée à langage, oralité, mais pas le terme voix. Et pourtant dès son passage à Paris en 1889 Mme Charcot l’amène aux petits concerts où il entend et fait la connaissance d’Yvette Guilbert dont il ne ratera plus aucun concert annuel à Vienne. Ensuite et parfois par l’intermédiaire de son mari Max Schiller qui était médecin, ils s’opposèrent dans quelques lettres où Freud tente de faire admettre sa vision de l’inconscient et de l’infantile.
Lettre de Freud (26/3/31) à Max Schiller mari d’Yvette : « … l’idée que les productions des artistes sont conditionnées de l’intérieur par les impressions de leur enfance, la destinée, les refoulements et les déceptions, a déjà contribué à éclairer bien des faits et c’est pourquoi nous en faisons grand cas […] » et il poursuit avec son Léonard de Vinci. Mais Yvette campe sur ses positions : « je crois moi au contraire que c’est ce que nous n’avons pas encore été qui nous facilite en art le moyen de le devenir pour le public (14/3/31)… », et elle ajoute : « c’est à moi que je pense quand j’exprime la douleur… » : ils étaient donc d’accord mais Yvette Guilbert ne fit jamais de demande d’analyse : son art (et sa foi religieuse) suffisait… à sa jouissance. Elle était avant tout une grande travailleuse, qui fit beaucoup de recherches sur toutes sortes de musiques et de chants du Moyen Age. Mais c’était surtout une diseuse : elle avait compris qu’à travers les mots, comme chez les conteurs, la diversité et l’intensité de la palette prosodique avait une puissance considérable. Je reprends ici une citation d’Alain-Didier Weill qui résume assez bien ce qui se passe : « je ne sais le manque qui m’habite…et l’une des articulations de la jouissance musicale a comme le pouvoir d’évaporer l’objet ; évaporer au sens physique du terme, de l’état solide à l’état de vapeur : la sublimation ; par la désexualisation nous accédons à la jouissance ».
Que veut faire entendre un chanteur qui sait le risque qu’il prend à lancer cet objet de surcroit en public ? D’autant que dans La voix et le corps, C. Dorgeuille parle « de l’incroyable esclavage que peut susciter la quête d’un style vocal. Car la voix est instrument de jouissance auditive, celle de l’Autre ». En effet un chanteur c’est avant tout une somme de travail en constante recherche, recherche de son souffle toujours au bord de l’extinction. Alors que l’on chante avec très peu d’air, qu’est ce que j’expulse quand je chante puisque tout le corps est mobilisé ? Si ainsi que nous le propose Lacan « chanter c’est faire taire la voix comme objet a », faire taire l’angoisse peut-être, c’est sans doute en même temps faire entendre la voix de l’Autre celle qui promet l’unité et la jouissance infinie.
Alors d’Yvette Guilbert à Kathleen Ferrier faisons le pas pour une dernière remarque. Dans un tout petit livre, A voice is a person, l’auteur explique une particularité de cette merveilleuse chanteuse ; il dit « Kathleen Ferrier articule l’allemand comme elle chante la langue anglaise, en effaçant l’accent tonique, ne laissant entendre aucune aspérité, aucune rugosité, aucun encombrement dont est coutumière la langue germanique ; elle dénoue cette langue, c’est la musique vocalique de l’anglais qui se substitue à l’allemand consonantique ». On ne peut que penser au « mamanais » qui efface toute arête pour ne laisser passer qu’un souffle à peine voisé, un souffle entre la plainte et l’apaisement
Pour conclure, nous sommes dans un moment où l’on coupe les coupures : dans la langue de tous les jours où le débit devient trop rapide, ou lorsqu’on écoute des interview à la radio, l’effacement des temps de silence est patent ; dans un moment où l’extinction du souffle intéresse de manières diverses, que ce soit par le jeu du foulard ou l’apnée mortifère du Grand bleu. « Comment se fait l’inscription, la situation où le sujet peut placer sa propre tension, sa propre érection par rapport à l’image d’au-delà de lui-même qu’il est dans l’Autre ? » se demande Lacan. Il me semble que pour une femme la voix est comme une invention du sujet pour enfin se faire entendre et se faire entendre et reconnaître dans un moment de vérité d’exposition c’est-à-dire que la pulsion scopique participe de la pulsion invocante. Le chanteur veut-il être écouté dans son être ? Donnez de la voix est-ce être dans l’altérité ? Je placerai ici un petit conte en forme de triangle :
« Ma mère chantait des airs d’opéra d’une belle voix de contralte. Elle se plaisait à dire que cela venait de son propre père qui d’une part chantait et d’autre part lui avait fait donner des leçons dans sa jeunesse. La voix de mon père (un vrai ténor sans le savoir) résonnait, tonitruante : arrête de crier ! lançait-il…interrompant la ligne mélodique du chant de la sirène qui se brisait, net. Et moi ? et moi ? dit une petite voix dans ma tête… « Toi quand tu étais petite tu cilais de joie… » me disait la chanteuse… Morale de cette histoire : je n’ai jamais trouvé le mot ciler dans aucun dictionnaire…c’était sans doute un parler régional. Mais j’ai gardé le mot joie et j’ai pris ma première leçon de chant dans la semaine qui a suivi la fin (« … ») de mon analyse parce que je dois vous dire que chanter… c’est la joie …
Bibliographie
J. Bergès, « La voix aux abois, la mère préspéculaire », Séminaire 1994-95 Savoir, connaissance et Verneinung
D. Cohen-Levinas, La voix au-delà du chant, éd. M. de Maule, 1987
Lacan Séminaires 3, 6, 10, 11, 21
Y. Guilbert, La chanson de ma vie. Mes Mémoires, Les Cahiers rouges, Grasset.
M-C. Laznik, « Langage et communication chez le nourrisson avant 3 mois »
H. Meschonnic, Critique du rythme, Verdier 1982
Boris Terk, A voice is a person, éd Allia, 2010
C. Trevarthen, « Autisme, motivation en résonnance et musicothérapie » in Les enjeux de la voix en psychanalyse dans et hors la cure, M. Vives (sous la direction de), PU de Grenoble, 2002
Alain-Didier Weill, intervention lors du Séminaire XXIV de J. Lacan, leçon du 21 décembre 1976