Lecture et Phobie
2011

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Marika BERGÈS BOUNES
EPEP

 

Ma contribution sur ce thème de la lecture et de la phobie chez l’enfant, est avant tout clinique et interrogative.

Depuis quelques temps déjà, à l’hôpital Sainte-Anne, dans l’Unité de Psychopathologie de l’Enfant et de l’Adolescent, en écoutant les enfants en panne dans l’apprentissage de la lecture, je pense phobie. Essentiellement devant les embarras des jeunes enfants (6-7 ans), à l’entrée du C.P., ce moment de franchissement où ils doivent quitter leur statut de « petit trésor », l’organisation pulsionnelle, de l’objet, pour passer à l’étalonnage phallique général et commun à tous, passer à l’organisation sociale autour du symbolique, à l’acceptation de la castration et à l’assujettissement à une langue commune, celle de l’école : cette opération de la perte qui détermine la place du futur lecteur est difficile pour ces enfants, des garçons essentiellement.

L’entrée puis l’installation dans les réseaux symboliques du langage supposent que la place de l’enfant dans la filiation soit assurée, que le Nom du Père ait opéré comme fonction de séparation d’avec l’objet primordial, la mère, et que les jeux de lettres se soient substitués à l’absence de la mère, à « la perte préalablement symbolisée de la mère » – ce qui est la définition même de la métaphore.

Premièrement, le rapport à l’espace chez ces enfants en panne scolaire, est problématique : ils ne semblent pas capables d’investir l’école parce qu’ils sont ailleurs, dans un autre espace que celui de la classe : «  A l’école, j’écoute pas, je pense à maman », dit un garçon de 7 ans, ou « la maitresse n’est pas dans la classe pour lui », dit une mère de son fils de 7 ans, « il m’attend ! ». « Il attend que je lui explique les lettres, les leçons, que je reprenne tout parce qu’il n’a rien écouté » : l’espace classe et l’enseignante qui y opère sont niés, pas de transfert, pas de transmission possible, la mère reste la seule adresse de ces enfants. Leur espace est celui de la mère, de sa voix, de son regard, comme s’ils n’étaient pas le produit sexuel d’un père et d’une mère. Difficulté à quitter le corps maternel, la langue de la mère où le mot convoque la chose, à lâcher la « planète – mère ». Refus de la coupure qui est la marque du sexuel. La lettre en vient à signifier pour eux l’absence de la mère.

Deuxièmement, ils ont avec la lettre de l’alphabet un jeu d’évitement, de cache-cache ; la lettre est une énigme pour eux, elle est du côté de « l’umheimlich », de l’inquiétante étrangeté et ne leur procure que désagrément.

Ils ne reconnaissent pas les lettres, n’en entendent pas le son, les oublient, les triturent, les déforment, les amputent, les confondent, les mâchouillent, les avalent, les crachent, les taisent, les refoulent, les gomment, dans un travail actif où les yeux, la bouche, les oreilles et le corps tout entier sont concernés dans des mouvements contradictoires, et dans une grande angoisse et un grand malaise corporel, (pleurs, maux de ventre, etc…). Ils ont du mal surtout à mettre en rapport le son et la graphie et à associer les lettres entre elles, même pour en faire des mots courts et simples : leur prénom et leur patronyme – qui sont habituellement les premiers mots reconnus et écrits – peinent à se mettre en place, à s’ordonner dans leur tête et sous leurs doigts. De qui sont-ils le fils ? Cette difficulté à entrer dans les lois de l’écrit pourrait-elle se ranger du côté de la phobie ? Peut-on parler pour eux de phobie de la lettre ? Pourrait-on dire qu’elle est un objet phobique comme le cheval du Petit Hans ? Elle participe d’un environnement phobogène, l’angoisse est liée à cette situation d’apprentissage impossible et d’inhibition, mais ne semble pas symbolisée. Quel est ici le statut de la lettre ? Et de quelle lettre s’agit-il ? Est-elle imaginarisée, tout du côté de l’imaginaire ? Est-elle du réel et pas un nouage entre les trois registres ? Cette lettre de l’alphabet dont curieusement les enfants psychotiques s’emparent et jouent facilement, alors que les enfants névrosés (phobiques ?) en mal d’apprentissage, ne parviennent pas à se l’approprier, la niant, la refoulant, l’effaçant, reculant devant elle : qu’est-ce qu’elle me veut ? semblent-ils demander, dans une grande perplexité, « je ne comprends pas » ; « je ne sais pas ». C’est la lettre qui les regarde, les sollicite, eux la fuient. Peut-on parler ici de phobie ? Ou est-ce seulement de l’angoisse de l’évitement ?

Un exemple semble illustratif  :

Lucas, 6 ans et demi, au CP, consulte, fin octobre, avec sa mère : « il refuse le CP, il préférerait rester à la maison » où sa mère l’attend puisqu’elle ne travaille pas. Il veut rester bébé : « Et si je grandissais pas ? », lui demande-t-il. Elle craint le redoublement. La mère est très proche de lui (il est né par F.I.V, ils l’ont attendu longtemps), parle de sa peur d’être une mauvaise mère.  Elle va dormir avec lui «pour ne pas déranger le père » quand  il l’appelle la nuit.

En partant, alors qu’il n’a rien dit pendant la séance, Lucas me demande : « on va lire après les vacances ? ». Qui est ce « on » ? Qui va lire à sa place ? Et par quel tour de magie ? Celui du transfert ?

Le père, venu à la deuxième séance, insiste sur ce qu’il appelle la « rébellion » de son fils. La propreté est encore « douteuse », il aime détruire, s’oppose à tout, ne veut pas faire les lettres « comme elles sont » mais « comme il veut » : « je veux faire mon V à moi, à l’envers, quand il est pas comme je veux, je le barre ». Le V a une place particulière : Lucas a un vrai problème avec la nourriture, « il bloque » et les repas durent longtemps ! « Manger c’est long ! Maman, c’est toi qui me donnes ! », dit-il. Il n’aime que « manger les lettres, en pâtes », et il fait un petit tas à part des V, qu’il mange en dernier « parce que c’est le meilleur »… Je pense au V de la F.I.V, mais je ne saurais jamais si mon association a un quelconque intérêt. En tout cas on peut noter l’importance de l’oralité qui évoque ici une phobie alimentaire.

Alors qu’il est aux pieds de sa mère caressant ses bottes en séance, avec son père étonné, il est très excité, faisant une sorte de danse du scalp autour de lui : « pan ! Je te tue ! Je vais tuer tout le monde ! Toute la terre ! Pan ! »

Troisième séance avec la mère : « c’est comme s’il avait peur des lettres », dit-elle, « il a des moments de crainte inexpliquée et soudains ». « Je veux pas apprendre parce que je veux pas grandir, je veux rester ton bébé parce que tu m’as dit que je grandissais trop vite », répond-il. « Fais juste comme si je venais de naître », a-t-il dit à sa mère qui l’habillait, « parce que si je deviens grand, je vais mourir ».

« Tout ce qui touche le scolaire lui fait peur, dit la mère, il n’est pas curieux du mécanisme de la lecture. Il n’est pas motivé. En maternelle, il restait planté dans la cour, ça ne l’intéresse pas. Il cherche pas à avoir envie de comprendre ».Et elle ajoute : « Quand il est né, on devait l’appeler Alexandre, j’avais dit depuis toujours que j’appellerai mon fils Alexandre, mais on a changé d’avis, mon mari a été très convaincant…il n’avait pas la tête d’un conquérant, le prénom n’allait pas avec lui, il avait l’air fantaisiste, saltimbanque ». Et ils lui ont donné le prénom du grand-père paternel, homme de théâtre… La mère a donc lâché son fantasme devant le réel (la réalité ?) de la naissance de leur enfant et s’est soumise au désir du père, inscrivant ainsi leur fils dans la lignée paternelle. J’avais pointé dès la première séance ce prénom et ce patronyme connus.

Pourtant, Lucas commence à associer  certaines lettres, l’opposition à la maîtresse est moindre, il n’a plus de cauchemars ni de colères. « Il commence à se mettre dans le rythme de la classe », dit la mère.

Quatrième séance et dernière !

Après les vacances de la Noël, coup de fil de la mère qui veut annuler notre rendez-vous, car Lucas est fatigué… J’insiste pour qu’ils viennent et c’est le père qui arrive avec son fils… c’est sa femme en fait qui est fatiguée… Lucas lui a dit qu’il ne voulait pas grandir parce que s’il n’était plus son bébé, ça la ferait mourir… C’est bien de la mort de la mère qu’il s’agit ; quelle manque cet enfant vient-il combler pour elle ? Ici, l’entrée dans le symbolique semble équivaloir à un matricide, on comprend qu’ils y résistent tous deux…

Lucas et sa mère sont angoissés comme si ce meurtre était « pour de vrai » pouvait se réaliser, il n’est pas virtuel, pas symbolique mais possible, comme si Lucas avait un pouvoir de vie et de mort sur sa mère, dans cette pensée magique. D’ailleurs, comme le dit le père, « le scolaire frémit ».

Cet enfant n’est pas en position d’objet a réel de la mère, il n’est pas « livré qu’au caprice maternel », le père est présent, intervenant pour signifier les limites du pouvoir maternel. L’instance phallique est en place, mais la mère semble redouter que cet enfant lui échappe et vive de ses signifiants propres ; qu’il s’abandonne à un Autre symbolique, qu’il s’assujettisse à la lettre de l’Autre.

Je ne reverrai plus personne, c’est moi qui ai été éliminée « pour de vrai ». Une lettre de l’orthophoniste à Pâques, m’apprendra que Lucas est entré dans la lecture : j’en déduis qu’il a accepté de perdre l’érotisme de l’espace maternel et qu’il a accédé à l’arbitraire de la lettre, qu’elle n’est plus sa propriété privée, mais qu’elle est devenue pour lui celle de tout le monde.

Alors phobie ? Evitement ? Angoisse ?  La lettre chez ces enfants en panne avec le scolaire n’apparait pas comme un objet phobique proprement dit, mais la situation phobogène d’apprentissage scolaire reste un lieu de déplaisir, d’angoisse (ces jeunes enfants sont tristes, abattus, sidérés, se disent « nuls »). Elle risque de s’étendre au lieu école, dans la constitution d’un processus phobique qui, comme dans les phobies scolaires, restreint l’espace de sécurité de l’enfant.

D’une manière générale d’ailleurs, ces enfants prendront peu de plaisir à lire par la suite et seront des liseurs plus que des lecteurs.