Le transgenre, enfant-modèle de la “société des individus”.
Je vais refaire le trajet qui m’amené de ma réaction au film “Petite Fille” à notre inscription avec Pascale Belot-Fourcade et Marika Bergès-Bounes dans le groupe de “La petite sirène” qui s’est constitué à l’initiative de Céline Masson qui a ainsi créé avec d’autres un “Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent”.
En décembre 2020, je vois sur Arte, le film “Petite fille” de Sébastien Lifshitz qui retrace le portrait de Sasha, 8 ans, né garçon mais qui dit se vivre comme une petite fille depuis l’âge de trois ans. Ce film m’avait stupéfait d’être présenté par Arte à une heure de grande écoute, sans aucune distance critique[1]. Aurait été ainsi enfin prise en compte la souffrance de l’enfant qui se sent d’un autre genre que celui de son sexe anatomique.
Dans ce film, la mère de Sasha, commence par se demander si la détermination de son fils d’être une fille aurait pu avoir un lien quelconque avec son voeu à elle, manifeste, d’avoir vivement voulu une fille. Cette question qui a évidemment tout son mérite pour un psychiatre orienté par la psychodynamique est devenue incongrue pour la pédopsychiatre de l’hôpital Debré, qui lui répond d’emblée : “On ne sait pas à quoi est due la dysphorie de genre mais on sait à quoi elle n’est pas due. Ce n’est pas un souhait des parents – du papa ou de la maman – d’avoir un enfant d’un autre sexe. (…) On sait que ça n’a pas d’incidence…”
Pourtant, quoi que dise cette pédopsychiatre, la question reste et mérite d’être entendue, nullement pour faire objection à la possibilité d’être confronté à l’éventualité d’une dysphorie de genre, mais simplement pour permettre de distinguer la position subjective de l’enfant de celle de la mère.
C’est cette façon de faire ainsi taire toute question qui nous a fait réagir.
J’avais écrit en 1999[2]un texte que j’avais intitulé “Le transsexuel, enfant-modèle de la science”. En une trentaine d’années, j’avancerai que nous sommes passés du “transexuel, enfant-modèle de la science”, au “transgenre, enfant-modèle de la société des individus”.
Jusque dans les années 1990 encore, – et je fais référence aux travaux de Marcel Czermak – cet auteur et d’autres soutenaient que se prétendre transexuel était un délire, autrement dit, de l’ordre de la psychose[3]. Pourtant dans le courant des années 1990, on a commencé à faire une différence entre le transexuel et le transsexualiste[4], ce dernier terme impliquant qu’il ne s’agissait plus d’un délire mais plutôt de quelqu’un qui se sentait d’un autre sexe que celui de son anatomie et profitait de l’offre médicale d’intervention rectificatrice qui commençait à se proposer de plus en plus. La médecine promettait en effet de pouvoir modifier le sexe via la chirurgie et l’hormonothérapie, ceci s’accompagnant d’ailleurs d’un suivi psychiatrique qui s’avérait la plupart du temps nécessaire pour que la demande puisse être prise en charge.
Trente ans plus tard, ce n’est plus du tout la façon de voir les choses : aujourd’hui, il ne s’agit plus de transsexe mais de transgenre. La “question trans”[5] est devenue emblématique d’un nouveau mode de fonctionnement puisque c’est de la seule revendication de l’individu que cette demande prétend tirer sa légitimité. De plus, cette demande a pu alors s’étendre à l’adolescent, voire même à l’enfant qui, très tôt, peut “se ressentir” différent de ce que lui impose son anatomie, et se déclarer en droit de pouvoir être reconnu comme né dans un mauvais corps.
S’ensuit que ne serait apparemment plus envisageable de faire autre chose que d’apporter à cet enfant la réponse la plus adéquate possible à sa demande. Voilà en quoi nous sommes bien aujourd’hui contraints par l’Histoire.
On ne peut comprendre cette question du trangenre si on ne saisit pas l’enjeu de la mutation sociétale dans laquelle nous sommes emportés.
Nous sommes passés d’une organisation sociétale, hiérarchisée à une autre qui se veut égalitaire – voire égalitariste – qui ne peut qu’entraîner implicitement et en toute logique une remise en cause de la légitimité du social lui-même, puisque ce dernier ne sera alors plus considéré que comme la simple somme de ses membres et donc entièrement tributaire de ces derniers alors que le social est toujours davantage que l’ensemble de ses membres, et donc devrait leur rester prévalent.
Ainsi, il ne s’agit pas simplement d’une société caractérisée par le comportement individualiste de ses membres, mais comme l’écrit Marcel Gauchet « d’une société qui se définit en théorie et en pratique comme composée d’individus et qui fonctionne de part en part sur la base de cette individuation. Ou, pour le dire en des termes qui en font ressortir davantage encore le paradoxe constitutif, une société qui produit les individus qui la produisent. Tel est l’événement civilisationnel dont nous avons à prendre la mesure »[6]. De ce fait, cette société tend à s’ignorer comme société dans l’esprit de ses acteurs, alors qu’elle est paradoxalement leur fonds de commerce, puisque c’est à son autorité qu’ils doivent de pouvoir se poser d’abord comme individus.
S’ensuit que le social n’est alors plus reconnu comme cause de la place d’un chacun, il n’est plus dorénavant que l’effet. D’où, d’ailleurs, la formulation aujourd’hui répandue de la nécessité d’un « vivre ensemble » comme s’il ne s’agissait plus que de faire vivre collectivement des individus constitués d’emblée comme tels et, dès le départ, autonomes.
C’est là, il faut le rappeler, une façon de lire les choses qui fait rupture avec des siècles de fonctionnement sociétal et dont nous ne constatons que le début des conséquences qu’il entraîne. Car c’est toute l’articulation entre le singulier et le collectif, telle qu’elle fonctionnait jusqu’il y a peu, qui s’en trouve subvertie.
Hier, celle-ci passait inéluctablement par la famille et par le rôle du père qui y prévalait. La famille était le lieu où il s’agissait d’accompagner l’enfant dans sa tâche de « grandir », de devenir adulte, pour qu’il puisse prendre sa place de citoyen dans la société qui était la sienne. En cela, la famille était la première « institution » qui préparait en quelque sorte l’enfant à pouvoir s’intégrer à l’institution du social.
Le levier qui soutenait cette tâche, et cela depuis des millénaires, n’était autre que « la loi du père[7] » : c’était en effet à ce dernier que revenait le travail de représenter pour l’enfant les contraintes qu’il avait à intégrer pour pouvoir occuper sa place dans la société et, à son tour, prendre le relais de la transmission.
C’était par son biais que se fabriquait l’être en société que devait devenir l’enfant : une telle identité sociale était contraignante, et la famille contribuait largement à faire accepter ses exigences.
Or, nous ne pouvons que le constater, cette « loi du père » est aujourd’hui devenue obsolète. Elle s’est littéralement désagrégée sous le coup du renversement que nous venons d’évoquer qui a été bien formulé par le philosophe Olivier Rey en une phrase éloquente : « Je » était le singulier de « nous », « nous » devint le pluriel de « je »[8].
Mais cette mutation a entraîné l’ébranlement profond de trois lois non écrites, celles de l’autorité, de l’altérité et de l’antériorité.
La première – l’autorité – est désormais récusée (ce qui est différent de contestée[9]) car elle vient attester d’une asymétrie que l’exigence égalitariste n’accepte plus.
La deuxième – l’altérité – est confondue avec la différence : or, cette dernière n’est jamais établie qu’à partir de moi, alors que l’altérité prend toujours son point de départ dans l’Autre [10].
Quant à la troisième – l’antériorité -, elle est balayée comme toutes les références à la tradition au profit de la seule actualité immédiate, ce que François Hartog a appelé le présentisme, comme s’il était possible de faire disparaître la temporalité.
Ajoutons qu’un élément supplémentaire de taille est à prendre en compte, à savoir que, si entre ces deux modèles – le pyramidal ou vertical et l’horizontal – la lutte a longtemps été rude, – elle a commencé avec Luther et les débuts de la science classique, soit depuis environ cinq siècles – ce n’est que très récemment que ces changements sont vraiment parvenus à se réaliser concrètement, au point de faire « mutation anthropologique » et donner implicitement à penser que l’on pourrait dorénavant ne vivre que dans l’horizontalité, l’autonomie et l’égalité.
De ce fait, c’est la fin de l’hybridité, de la coexistence simultanée et conflictuelle des deux modèles dont il faut aujourd’hui prendre acte. Et nous en sommes aujourd’hui, par rapport à cette révolution qui s’est opérée en silence, à la troisième génération.
C’est alors souvent une méconnaissance de plus en plus importante qui nous habite, souvent associée à une fuite en avant allant sans vergogne jusqu’à l’hubris la plus démesurée ; c’est comme si nous n’avions plus à tenir compte de la prévalence du collectif, puisque ce sont les individus eux-mêmes, à eux seuls, qui en constituent le contenu. Tout ceci entraînant l’appel au déni ou à la récusation pour pouvoir continuer à se soutenir comme idéologie implicite.
On ne perçoit déjà plus à quel point cette évolution a complètement subverti ce qui, il y a encore un demi-siècle, était pourtant l’évidence : l’impératif de reproduction était par excellence la chose sociale à laquelle chacun devait se soumettre. Aujourd’hui, la logique de l’individualisation fait que même la sexualité est sortie de l’emprise du social.
C‘est forte de cette perspective qu’émerge la catégorie nouvelle du genre : « Il était requis des êtres, écrit Marcel Gauchet, d’adhérer intimement à cette part de l’humanité que l’anatomie leur avait donnée comme destin. L’ordre des priorités s’est inversé. Il est tacitement posé que nous sommes d’abord des individus abstraitement identiques et ensuite, accessoirement, un être de sexe féminin ou masculin. A chacun de se débrouiller subjectivement avec cette part de lui-même et de lui donner la place qu’elle lui paraît mériter, étant entendu qu’elle ne saurait commander un destin social. C’est cette relativisation que traduit la fortune de la catégorie nouvelle de « genre », dans sa volonté de se démarquer de l’ancienne connexion entre le biologique et le social »[11]. Et l’auteur d’ajouter : « Le jour n’est peut-être pas si éloigné où l’identité de « genre » relèvera d’un choix individuel. »
C’est dans ce nouveau contexte sociétal que peut alors prévaloir l’éprouvé subjectif, le ressenti que l’on a de son genre. Ce n’est pas qu’on peut choisir son sexe, c’est qu’on peut désormais choisir le rapport qu’on établit avec cette partie de son être.
En un mot comme en cent, la question du genre n’est devenue possible que dans le contexte de cette mutation anthropologique. Et, effectivement, de ce fait, le genre peut désormais relever d’un choix individuel, le transgenre devenant à ce titre l’un des postes avancés de la clinique actuelle.
L’effet nouveau de ce dispositif de la société des individus, c’est que c’est une société qui se soumet entièrement à la prévalence de l’individu qui la constitue. C’est l’origine d’une impasse dont on est encore loin de vouloir prendre la mesure. Cela s’est par exemple étendu à l’éducation. Celle-ci peut alors croire – elle le revendique même – à la possible « autodétermination » de l’enfant ; on lui laisse ainsi croire qu’il peut choisir, qu’il pourrait vraiment avoir le choix, ou pas, de consentir au social. Ceci à un moment où il ne sait pas encore que choisir implique de renoncer à ce qu’on n’a pas choisi ; autrement dit, l’enfant est laissé à un choix équivalent à celui du marché, sans deuil à faire du tout possible, alors qu’en fait, pour reprendre la référence que nous connaissons tous de l’enseignement de Lacan : le choix ne se pose qu’en termes de « la bourse ou la vie », c’est-à-dire qu’il y a toujours une perte, mais en déniant cette perte, il peut s’ensuivre la persistance en toute légitimité d’un refus, d’un refus que la toute jouissance soit refusée.
Nous sommes donc là désormais à un autre moment de l’Histoire et c’est cela qui caractérise le transgenre, c’est que c’est un enfant modèle de cette société-là, c’est-à-dire d’une société qui a la possibilité à partir des individus qui la composent, de décider ce qu’elle peut et doit être, mais qui dans le même moment n’a plus la possibilité de faire prévaloir ce que le collectif exige tant ce dernier est entièrement tributaire des individus qui le constituent
D’une certaine manière, il s’agit d’une auto-organisation qui n’a alors plus à disposition l’autorité du collectif pour s’imposer aux individus qui la constituent puisque ce sont en fin du compte, ces derniers qui sont et font ladite société.
Cette société dans sa logique ne peut dès lors plus mettre à l’ordre du jour de l’enfant d’avoir à « grandir ». Or ceci contredit ce que nous savons pertinemment bien, à savoir que c’est quand même à partir de l’Autre que le désir se construit, et que donc le travail psychique de s’individuer est toujours au programme de l’enfant et à la charge des adultes de l’accompagner dans ce trajet.
Mais penser que l’enfant puisse s’auto-déterminer vient en quelque sorte lui éviter la nécessité d’avoir à s’individuer. Tout travail de séparation ne s’avère plus nécessaire. Et c’est un paradoxe. Parce que cela veut dire que l’individualisation travaille à l’encontre de l’individuation. Aujourd’hui l’enfant est tellement d’emblée individualisé que du coup, qu’il peut ne plus devoir faire le travail de s’individuer.
Cela peut même mener loin puisque cela ira jusqu’à proposer comme nouvel idéal la fluidité de genre. Le genre permettrait ainsi de ne plus avoir à se fixer. On est là dans l’exemple maximal de ce que Zygmunt Bauman appelait « la société liquide ». Le concept de genre permet ainsi de soutenir que l’identité sexuée puisse relever d’un seul choix individuel, délivré de tout lien à la réalité anatomique. L’essentiel de ce vœu aboutit ainsi à pouvoir faire dépendre son identité de son seul ressenti.
Le vœu d’être d’un autre genre que celui de son sexe n’est pas nouveau. Des questions à ce propos n’ont jamais cessé de hanter les préoccupations de tout adolescent. Que ce vœu puisse aujourd’hui se transformer en exigence revendiquée avec la certitude d’être en droit de pouvoir obtenir que ce vœu soit reconnu jusqu’à entraîner un changement d’état civil de corps, là, c’est l’inédit.
Ajoutons encore que cette revendication qui trouve sa légitimité dans le seul fait du ressenti d’un sujet, peut alors être lue comme une souffrance du fait de ne pas être tel qu’on le souhaite, ce qui est, il faut quand même le reconnaître, loin d’aller de soi. S’éloigne alors tout travail psychique de devoir faire avec la réalité telle qu’elle a été donnée à l’enfant, plus rien ne venant encore donner de l’intérêt à ce qu’il s’approprie ou pas ce qui le détermine. Ne sont même plus parfois prises en compte les lourdes conséquences des traitements hormonaux à vie, ou interventions chirurgicales qui accompagnent dans ces cas le bénéfice d’obtenir à tout prix ce que l’on veut. Il sera difficile de ne pas entendre dans tous les traits de la clinique d’aujourd’hui la suite logique de ce que plus rien ne peut encore mettre fin à la toute-puissance imaginaire narcissique de l’enfant. Narcissisme non pas seulement de l’image, mais aussi bien de l’affirmation de soi, de l’identité, raison pour laquelle je reprendrais le terme d’auto-narcissique qu’avait introduit Ferenczi.
Or, depuis maintenant deux générations que cela se passe, la conséquence est évidente : la troisième génération, celle des jeunes d’aujourd’hui, risque bien souvent de se retrouver psychiquement « sous-équipée » pour se confronter aux effets de la limite et à l’immonde que produit sa forclusion.
Ce sous-équipement s’infiltrera dans leur existence de manière insidieuse : la différence générationnelle est horizontalisée et ne leur apparaîtra plus comme allant de soi ; la mort devrait pouvoir n’être plus au programme[12] et ne sera dès lors plus chevillée au corps de la même façon ; la rencontre de toute limite suscitera colère, ressentiment et violence et ils devront trouver des responsables à ce qu’ils ne peuvent vivre que sur le mode de la victimisation ; l’exigence de satisfaction sera insatiable et la demande de reconnaissance sans fond ; ils seront poussés à une fuite en avant permanente, toute frustration devenant intolérable ; l’immédiateté sera à tous leurs programmes, se retrouver devant leur propre énonciation ne suscitera que de l’angoisse, l’incertitude leur paraît intolérable, la décision impossible à prendre, le déroulement de la temporalité n’étant plus de mise, la confiance en soi leur manquera toujours, bref un ensemble de traits qui indiquent à quel point leur psyché aura été édifiée sur du sable, faute de cette limite sur laquelle ils auraient dû s’appuyer pour se construire.
Tout ceci ne veut pas dire que ces jeunes sont sans ressources ni sans créativité mais cela donne quelques clés pour repérer dans quels enjeux ils se trouvent pris.
J’espère avoir bien fait entendre 1. qu’il ne s’agit pas de nous opposer au transgenre adulte mais de refuser fermement qu’à un enfant ou adolescent soit infligé des traitements hormonaux ou chirurgicaux au nom de leur autodétermination ; 2. qu’il s’agit par contre de maintenir la différence entre un plan clinique où il s’agit d’accueillir le sujet tel qu’il est et un plan anthropologique où nous n’avons pas à accepter n’importe quoi. 3. de ne pas entériner une psychanalyse qui ne serait qu’accompagnement et 4. de soutenir qu’il y a des traits de la condition de parlêtre que nous ne pouvons pas laisser s’effacer sous quelque prétexte que ce soit.