LE SEXE… OU PIRE ?
2023

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ROTH Thierry
Séminaire d'hiver
Séminaire d’hiver 2023
Pourvu qu’on s’aime
Dimanche 15 janvier 
Intervention de Thierry Roth 

LE SEXE… OU PIRE ?

            

Nous arrivons donc à la fin de ce Séminaire d’hiver, et je suppose que vous ressentez comme moi un certain vide, tant les conclusions de Charles Melman ont rythmé et enrichi nos congrès depuis plus de 40 ans. On peut sans doute se consoler en constatant que grâce en partie à son enseignement, ce Séminaire d’hiver s’est révélé être à la hauteur d’un sujet pourtant délicat. Nous avons pu aborder cette dimension de l’amour dans différents champs, et nos différents collègues ont essayé, avec beaucoup d’engagement, de nous faire part de leurs repérages mais aussi de leurs difficultés pour qu’ensemble nous tâchions d’avancer un peu sur un thème aussi universel et difficile cliniquement que celui de l’amour. Je tiens donc ici à tous les remercier, et en particulier Thatyana, Jean-Paul et Omar qui ont organisé avec moi ce congrès.

Nous finissons donc ces Journées sur l’amour sexué, l’amour et le couple. Cela fait maintenant deux ou trois décennies au moins que les psychanalystes tâchent d’articuler les conséquences cliniques des changements sociétaux sur les sujets qu’ils reçoivent, et notamment sur leur rapport à la sexualité. Sans doute pourrions-nous, dans cette évolution, relever trois phases successives et pas complètement achevées encore aujourd’hui : la première a été au cœur d’un des principaux repérages de Melman dans L’Homme sans gravité en 2002, à savoir le ravalement de la jouissance sexuelle (jusque-là primant sur toutes les autres) au rang d’une jouissance parmi d’autres. Une jouissance parmi de nombreuses autres désormais possibles et proposées, du fait de la chute de la fonction paternelle, et du règne de l’objet. Récusation ou forclusion du Nom-du-Père ? La question demeure et elle n’est pas négligeable, j’y reviendrai sans doute rapidement tout à l’heure.

Deuxième phase, après que la jouissance sexuelle désacralisée soit donc devenue « une marchandise parmi les autres » (selon l’expression de Melman), une évolution rapide s’en est suivie vers sa dénonciation de plus en plus radicale. Un pas de plus donc. Le rejet du phallus (concomitant à celui du Père) et la promotion des théories du genre (qui décrivent la sexuation comme désuète et désormais liée au caprice et à la pseudo-liberté de chacun) ont eu pour effet une dénonciation du désir sexuel, du désir mâle en tout cas considéré à juste titre comme phallo-centré, et aussi une remise en question radicale de la différence sexuelle elle-même. Tout ça pour ça, pourrait-on dire… La libération sexuelle, la sortie de l’oppression morale que Freud espérait tant pour éviter les névroses et libérer la vie sexuelle, débouchent donc finalement sur un rejet du sexe encore plus radical qu’avant (car la religion, elle, prônait le sexe, dans des circonstances normées certes, mais ne le dénonçait pas intégralement, même si elle reconnaissait difficilement le désir sexuel féminin et condamnait l’homosexualité). Nous voyons en tout cas aujourd’hui une nouvelle forme de défense contre le sexuel, et dans le même temps le développement de pathologies nouvelles, pas forcément plus faciles à traiter que les névroses et psychoses classiques (citons principalement les addictions, les dépressions comme panne du désir, les angoisses chroniques, les errances subjectives…).

Enfin, la troisième phase pour couronner cette évolution, qui a tout juste débuté et qui est certainement pleine de promesses, c’est celle qui réside dans la mise à disposition de plus en plus grande de stimulations diverses et de produits chimiques pour chacun, afin de permettre une jouissance sur mesure, bien propre, renouvelable sur commande, à l’abri du ratage et de la contamination par l’autre comme par le sexe. À l’abri de la castration. Ce serait là une forme d’aboutissement – pas certain bien sûr mais probable – de cette évolution.

Cette chute de l’attrait pour le sexuel se constate aussi bien dans les statistiques « officielles » (qui démontrent une baisse significative de l’activité sexuelle des jeunes, malgré la hausse du nombre de partenaires), que dans notre clinique. Je constate notamment, comme vous je suppose, deux caractéristiques concomitantes : d’une part les jeunes ont dans l’ensemble une sexualité plus facile que leurs aînés au même âge, une sexualité plutôt ludique, avec des partenaires occasionnels parfois nombreux, éventuellement des deux sexes. On voit beaucoup moins de problème de frigidité féminine, moins de culpabilité aussi, et des actes sexuels qui se font dans l’ensemble plus facilement, avec une majorité de partenaires rencontrés grâce au numérique. Des rencontres par catalogues et échanges virtuels préalables donc, par affinités. Il s’agit ainsi d’une sexualité comme expérience, activité récréative, mais qui n’engage plus subjectivement (c’est ça qui est marquant) ! D’autre part, à côté de cela, les jeunes vivant en couple, volontiers amoureux, unis, ont souvent une activité sexuelle devenue rapidement occasionnelle, sans comparaison semble-t-il avec celle de leurs aînés au même âge. Une sexualité dont la place, y compris chez les hommes, semble devenir secondaire par rapport au partenariat amoureux, au point même de parfois s’arrêter complètement chez des couples encore jeunes. (Évidemment je précise, au cas où, que je globalise ici à grands traits et que comme vous j’ai des patients qui ne rentrent pas dans ce type de fonctionnement, mais ils sont devenus minoritaires).

On constate donc une sexualité qui prend la forme d’une gymnastique occasionnelle mais n’engage plus le désir subjectif de chacun. Et une fois investis dans une vie de couple, de nombreux jeunes peuvent finir par désinvestir leur vie sexuelle. La profusion des jouissances aujourd’hui proposées par le marché, des réseaux sociaux aux produits toxiques en passant par les divers objets de consommation, permet à chacun dans le couple (ensemble ou séparément) de trouver des satisfactions bien plus faciles que celle, complexe, liée au ratage du rapport sexuel. Les couples s’endorment donc tranquillement et tendrement devant Netflix ou Instagram.

« Nous débarrasser de l’instance paternelle, insistait Melman dans son dernier livre avec Jean-Pierre Lebrun sur La dysphorie de genre, c’est nous débarrasser d’un souci, d’un devoir, celui du sexuel ». Nous y sommes… « Hier, j’ai rencontré un mec sur Tinder, on a fait du bon sexe, c’était cool », me disait une patiente, sur le même ton que si elle m’avait raconté qu’elle avait fait une bonne partie de tennis avec un nouveau partenaire. Et à côté de cela, cette jeune femme de 26 ans, qui formait un couple très uni avec son amoureux depuis deux ans, n’avait quasiment plus de rapports avec lui, sans que ni lui ni elle ne s’en plaigne. « Hier soir, me dit un jeune homme, j’ai fini avec deux filles, c’était top, on a pris beaucoup de produits ensemble, après je ne me souviens plus très bien ce qu’on a fait ou pas, à cause de l’alcool surtout »… Un autre patient : « ce qu’on préfère faire avec ma copine, c’est prendre du LSD et regarder en même temps un film d’horreur »… De telles situations, je pourrais vous en citer des dizaines. Impossible de nier ce changement. Quand Melman prophétisait en 2002 que le trou lié au fonctionnement du langage – je cite – « ne condamne pas forcément la créature à faire que ce trou concerne le sexe », il avait suscité critiques et incompréhensions. Nous y sommes arrivés, chez un nombre non négligeable de nos patients. Si l’instance phallique n’est plus opérante au niveau symbolique, il n’y a plus en effet d’identification sexuelle, plus de sexuation qui tienne. Il n’y a plus que des individus, volontiers « gender-fluide », suspendus aux offres de jouissances. Des consommateurs avides de coke, d’images, de sexe, d’alcool, de performance, de reconnaissance, de like sur les réseaux, etc.

Alors, l’amour dans tout ça, peut-il jouer un rôle pour nouer malgré tout sexe et désir, si tant est d’ailleurs que cela nous paraisse souhaitable ? C’est une façon possible d’entendre cette phrase de Lacan que l’on a mis à l’étude cette année dans le Grand Séminaire de l’ALI : « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » (dans L’angoisse). J’en avais un peu discuté avec Angela en novembre dernier, lors de l’intervention de Pierre Marchal, cette proposition lacanienne pourrait être entendue comme un possible nouage à trois : l’amour, avec son penchant essentiellement narcissique (pas uniquement certes comme cela a été rappelé hier), renvoyant d’abord donc à l’imaginaire ; le désir, lié au manque à être et au langage, pouvant être mis du côté du symbolique ; alors que la jouissance nous mène – pas uniquement mais primordialement – du côté du réel. Je simplifie un peu bien sûr, pour faire entendre la problématique en question. Notons que s’il s’agit bien d’un possible nouage borroméen à trois de type R-S-I, il ne devrait pas y avoir topologiquement d’ordre dans ce nœud, et donc cet aphorisme pourrait tout aussi bien s’écrire dans un ordre tout à fait différent (ce que certes Lacan n’a jamais proposé).

Pourrait-on dire, par exemple, « seul le désir permet à la jouissance de condescendre à l’amour » ? Bah oui, je crois. Pour que la jouissance, se présentant volontiers sous des formes diverses et éparses, se concentre sur un lien amoureux, s’ordonne principalement autour d’un objet d’amour, il faut que ces jouissances et cet objet d’amour rencontrent le désir subjectif singulier, qu’ils se nouent ainsi à la structure du fantasme propre au sujet en question. Sinon tout cela restera dénoué, les jouissances d’un côté, un compagnonnage amoureux éventuel d’un autre, et quant au désir singulier, il pourra souvent se trouver écrasé par la foire aux jouissances et rester dans les limbes, en attente… Je ne vais pas m’attarder, mais on pourrait tout aussi bien proposer « Seule la jouissance permet au désir de condescendre à l’amour ». En effet si l’on veut que le désir, qui est toujours désir d’autre chose, se fixe quelque peu sur un objet d’amour (pour un temps au moins), il faut que cet objet procure une jouissance suffisante « pour que l’histoire continue » (formule de Lacan, qui a tout son sens ici). Il faut donc que les trois se nouent, sinon, comme cela arrive parfois bien sûr, les jouissances seront trouvées ailleurs et sous diverses formes.

Cette proposition de Lacan, que l’on peut donc entendre dans l’ordonnancement que l’on voudra (je n’ai pas le temps-là de déplier toutes les possibilités mais vous pouvez essayer, je crois vraiment qu’elles fonctionnent toutes, c’est le même nouage), cette proposition donc est-elle susceptible d’aider à résoudre les nouvelles difficultés que rencontrent nos patients ? Dans certains cas sans doute, mais il me semble cependant que le problème ne se situe plus tout à fait de la même manière qu’au moment où Lacan propose cela dans L’angoisse. Certes j’ai pu rencontrer par exemple quelques toxicomanes dont la jouissance était bien sûr déconnectée du phallus comme de leur désir singulier, et qui par la grâce d’une rencontre amoureuse – et l’aide sans doute d’un travail analytique – se sont mis à renoncer à la jouissance du toxique au profit d’une vie de couple et d’une redécouverte de la jouissance sexuelle. Virage dans les jouissances donc, virage éthique même… « La dimension éthique est celle qui s’étend dans la direction de la jouissance » précise Lacan en 1966 au Collège de médecine. Bien sûr, ces cas ne sont pas forcément très nombreux ni durables – comme l’amour justement – mais ils montrent l’éventuelle capacité de « renouage » par l’amour.

Au-delà de quelques cas cependant, il me semble que ce nouage proposé par Lacan entre l’amour, le désir et la jouissance, n’est plus aussi opérant aujourd’hui, en grande partie justement parce que le sexe s’est déconnecté de l’amour et de la subjectivité, devenant une forme de jouissance parmi d’autres, dont il faudrait même plutôt se passer pour ne pas compliquer le partenariat amoureux ! Certes, on peut dire que l’amour fait toujours rêver, et vise à faire exister le Un dans l’Autre, l’au-moins-Un ou l’au-moins-Une, mais, dans le rejet actuel de l’instance phallique, ce Un dans l’Autre pourra être sublime, mais plus forcément sexué, plus source du désir sexuel.

Face à l’égarement et à l’envahissement par les diverses jouissances, face à la déconnexion d’avec le sexuel, on ne peut donc plus guère attendre de l’amour qu’il vienne, sous le patronage – c’est le cas de le dire ! – du Nom-du-Père, permettre de nouer désir et jouissance. Le tiers unificateur éventuel d’un couple n’est plus forcément lié à l’instance phallique. Le couple peut ainsi prendre la forme d’un partenariat autour d’un objet de jouissance commun par exemple, de façon tout à fait contingente.

Cet éventuel nouage à trois, amour-désir-jouissance, pour réussir, n’a-t-il pas au moins eu besoin du Nom-du-Père, comme c’est le cas pour RSI ? C’est bien le problème aujourd’hui, ce nouage RSI à l’heure de la chute de la fonction paternelle. On en revient à ce que je questionnais en commençant : cette chute de la fonction paternelle, est-elle plutôt une récusation ou une forclusion du Nom-du-Père ? La différence peut paraître infime et délicate mais elle est de taille en termes de conséquences. Melman a lui-même oscillé entre ces deux possibilités jusqu’à la fin, parlant d’avantage de récusation dans les années 2010-2020, avec en parallèle ses questions posées aux topologues sur la viabilité du nœud borroméen à trois, se passant du Nom-du-Père, puis il a évoqué plus récemment la radicalité de la forclusion. Ces questions restent ouvertes, et surtout la réponse sera à chaque fois au cas par cas.

S’il s’agit de récusation, cela signifie que le Nom-du-Père a opéré dans l’inconscient mais qu’il se révèle inconséquent. Le sujet n’est pas en dette vis-à-vis de cette instance qu’il a néanmoins reconnue, il en est affranchi. Il peut s’en suivre une forme de toute puissance infantile infinie qui laisse penser que le sujet ne se serait pas encore structuré (la cure peut alors aboutir parfois à une structuration névrotique assez classique), ou bien l’on peut faire face à des fonctionnements psychiques différents, avec des manifestations symptomatiques ne recouvrant qu’assez peu nos tableaux névrotiques ou psychotiques classiques (je n’y reviens pas, j’en ai dit un mot tout à l’heure). Mais s’il s’agit de forclusion du Nom-du-Père, on va alors se retrouver dans le champ des psychoses, y compris à bas bruit. Le maniement de la cure en sera forcément différent, orienté davantage vers la recherche et la construction d’une suppléance, ou d’un sinthome, pour essayer de faire tenir malgré tout un certain nouage pour le sujet. La réponse à cette question, « récusation ou forclusion ? », n’a donc pas que des enjeux théoriques mais aussi éminemment cliniques. Et si l’on repère plutôt, dans certains cas, un fonctionnement basé sur le déni de la castration, ce sera encore différent, aussi bien de la forclusion que de la récusation. Toutes ces questions restent donc à travailler, à discuter entre nous.

            Un dernier mot pour conclure… Puisque le sexe a toujours posé tant de problèmes, puisque l’espèce humaine n’a jamais eu de cesse d’essayer de s’en débarrasser, ne devrait-on pas se réjouir de ces évolutions ? J’émettrai tout de même deux bémols : le premier est que sans ce vecteur, sans cette « boussole » du Nom-du-Père donnant un sens sexuel à la perte inexorable due au langage, cette perte devient alors souvent initiatrice d’un traumatisme, d’une privation, ou d’un hors-sens source d’errance, d’angoisse ou de dépressivité. Les addictions diverses et fréquentes consistent alors surtout à s’accaparer des objets réels pour obturer ce trou insupportable devenu hors sexe. Et puis, le deuxième bémol, qui serait plutôt comique s’il n’était également un peu tragique, c’est que malgré ce souci d’égalité et cette tentative même d’annulation du sexuel, la guerre des sexes continue ! Elle s’est un peu modifiée certes mais n’a pas diminué. Ce sont peut-être – et encore ? – un peu moins les hommes qui maltraitent et rabaissent les femmes et davantage les femmes qui dénoncent et condamnent les hommes, mais à l’arrivée la guerre des sexes continue, peut-être même se radicalise-t-elle encore…

Sans doute continuera-t-elle tant que du sexuel malgré tout perdurera, et tant que cette catégorie lacanienne du pas-tout ne sera pas véritablement reconnue. L’instance phallique, qui n’est pas l’exclusivité de l’homme anatomique, permet comme on le sait la réunion des deux sexes tout en les séparant, mais elle n’a jamais permis d’éviter leur guerre, leurs reproches mutuels, etc… La dimension du pas-tout, le pas-tout phallique propre à la féminité, est sans doute ce qui pourrait permettre une meilleure harmonie entre hommes et femmes malgré l’impossible de leur rapport. Ce pas-tout, en relativisant la tendance potentiellement tyrannique du tout-phallique, mais à condition de faire avec le phallus et non pas contre, et à condition aussi que cette dimension pas-toute soit prise en compte par le Un phallique, sous ces conditions donc la rencontre entre un homme et une femme, à commencer par leur rencontre sexuelle, devrait pouvoir se faire sous de meilleurs hospices… Pas l’Un sans l’Autre donc, en quelque sorte.

Vous me direz peut-être que dans la vie privée des plus avertis, c’est-à-dire des lacaniens, cette pacification des relations ne paraît pas évidente. Pourtant, c’est écrit, c’est là, chez Lacan. Peut-être préférons-nous encore nos bonnes vieilles querelles et notre éternelle guerre des sexes, plutôt que de prendre au sérieux l’apport lacanien ? En tout cas, des notions clés pour que cela puisse peut-être se passer un peu autrement existent, elles sont là, chez Lacan.