Le noeud qui dénoue
2013

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DARMON Marc
Topologie



Une psychanalyse défait-elle le noeud ?

Lacan a plusieurs fois répondu à cette question par la négative.1 L'analyse ne défait pas le noeud borroméen. Même lorsqu'il évoque dans le Sinthome l'interprétation comme ‘ épissure ‘ entre le Symbolique et l'Imaginaire, il affirme une phrase plus loin que les consistances restent distinctes.2 Pourtant dans Télévision, il parle bien de dénouer le symptôme considéré comme noeud de signifiants, en précisant que ‘ nouer et dénouer n'étant pas ici des métaphores, mais bien à prendre comme ces noeuds qui se construisent réellement à faire chaîne de la matière signifiante ‘.3

Si le noeud borroméen tient bon que s'agit-il de dénouer dans le temps d'une analyse ?

En effet, cette question fait écho à celle de Aurélio Souza sur la topologie et le temps. Contrairement à la topologie des surfaces, tore ou cross-cap où une coupure peut modifier la structure qui l'accueille au départ, la topologie des noeuds, si le noeud tient comme l'affirme Lacan, semble immuable dans le temps. Pourtant c'est à propos des noeuds que Lacan identifia la topologie et le temps.

Il existe un cas où le noeud borroméen se défait, c'est celui du noeud borroméen fait de droites infinies. Lacan évoque ce type de noeud dans son séminaire RSI4 ou dans celui sur le Sinthome.5 Il pose l'équivalence de ces noeuds avec le noeud borroméen composé de ronds, en identifiant droite et cercle grâce au point à l'infini. C'est la référence à la géométrie de Desargues dont Jean-Jacques Tyszler vient de parler. Lacan se pose la question de la façon dont les droites se comportent lorsqu'elles se ferment à l'infini, il précise que Desargues laisse cette question ouverte et affirme la nécessité pour que le noeud reste bien borroméen que les droites se transforment en cercles non enlacés. Or cela n'est pas le cas, même lorsqu'il s'agit au départ de droites parallèles, ces droites dans un espace sphérique correspondent à des grands cercles enlacés, c'est le phénomène du parallélisme de Clifford.6 Si ces grands cercles sont enlacés, le noeud se défait. Les noeuds de droites infinies ne sont donc pas équivalents au noeud borroméen lorsque ces droites se ferment. Cette remarque ne vise pas à contester les connaissances mathématiques de Lacan à la manière d'un Sokal. Au contraire, Lacan posait là une question pertinente et peut être féconde. (fig. 1)

Si l'équivalence entre les noeuds de ronds et les noeuds de droites était parfaite nous pourrions même nous demander pourquoi les distinguer ? Au contraire, si la fermeture des droites avait des conséquences de déliaison sur le noeud, ne pourrions-nous pas y voir une structure s'illustrant cliniquement de façon très suggestive ?

Peut-être y a-t-il certaines structures dont le noeud se maintient tant que les droites à l'infini ne sont pas obligées de se refermer en cercle.

Or, si le point à l'infini renvoyait au signifiant paternel, nous pourrions ainsi concevoir que dans de telles structures, la rencontre d'un père dans le réel ou la contrainte circonstantielle de faire appel au signifiant forclos, entraîneraient des conséquences catastrophiques.

En dehors de ce cas que Lacan excluait, le noeud reste immuable, comment alors identifier la topologie et le temps ?

Peut-être parce que la topologie résiste. Formulons l'hypothèse que l'analyse réduise l'imaginaire en défaisant les faux noeuds, c'est-à-dire des entrelacs plus ou moins complexes qui ne correspondent pas à un véritable noeud tout en ayant l'apparence d'un tel nouage. Les pêcheurs à la ligne savent que cet exercice n'est pas aisé.

Un noeud peut prendre dans l'espace une configuration plus ou moins compliquée qui, une fois mise à plat, peut être réduite grâce à ce que les topologues appellent les mouvements de base de Reidemeister. Ces mouvements (fig. 2) permettent sur cette mise à plat du noeud de supprimer tous les passages dessus-dessous qui ne correspondent pas à un réel nouage et ainsi de présenter le noeud sous sa forme la plus simple. En effet, il faut distinguer les passages dessus-dessous irréductibles propres aux noeuds et aux chaînes que Lacan étudie, formés de ronds fermés, de droites infinies ou de tresses destinées à se rabouter à leurs extrémités, et les enchevêtrements que ces mêmes noeuds peuvent réaliser dans l'espace. En fin de compte, ces enchevêtrements sont comparables à ce que trivialement nous nommons ‘ noeud ‘, c'est-à-dire un noeud construit avec une ou deux cordes dont les extrémités sont libres, comme des lacets de chaussure. Ce type de noeud aussi compliqué soit-il est toujours dénouable, puisqu'il est toujours possible de faire parcourir à une extrémité du lacet le chemin inverse de celui qui a réalisé le noeud.

Considérons ces noeuds familiers, aux extrémités libres et examinons deux noeuds extrêmement simples : le noeud carré et le noeud de grand-mère (granny knot). Ces deux noeuds dans leur version fermée sont composés de deux noeuds de trèfle. (fig. 3) Ils sont déjà assez complexes pour poser une difficulté dans les mathématiques des noeuds, en effet leur groupe fondamental est le même alors que ces deux noeuds sont différents. Pour défaire un noeud carré aux extrémités libres, il semble évident que la seule façon de procéder est de dénouer successivement les deux noeuds de trèfle en commençant par le dernier formé. Or, il est possible de dénouer ce noeud autrement, en faisant accomplir à une extrémité un chemin qui semble dans un premier temps compliquer le noeud, le nouer encore plus. (fig. 4) Cela semble magique, comme un tour de prestidigitateur, comparable aux propriétés étonnantes de la bande de Moebius ou du noeud borroméen exploitées par Lacan, notre imaginaire résiste puis défaille. Comme un mot d'esprit de telles manipulations jouent sur l'effet : sidération-lumière. Il s'agit de crever la bulle imaginaire, d'évider l'évidence pour reprendre cette équivoque lacanienne. Remarquons que l'opération que nous venons de montrer ne dénoue pas le granny knot, mais qu'il existe en général une opération équivalente pour dénouer des noeuds plus compliqués, par exemple le trèfle à quatre feuilles. (fig. 5)

Il est donc possible en général de défaire un noeud par une opération qui n'est pas la simple inversion du nouage et qui semble dans un premier temps le nouer encore plus.

Ce fait nous enseigne une propriété du noeud en effet surprenante pour l'imaginaire et très proche de la notion de non-commutativité. Ici, il y a commutativité, il est possible de défaire en accomplissant exactement à l'envers les opérations qui ont fait le noeud, pourtant il existe un autre chemin qui n'est pas celui-là et qui peut éventuellement défaire le noeud de façon inattendue. Les enchevêtrements de Conway eux, sont vraiment non commutatifs.

Dans les enchevêtrements de Conway, il s'agit des noeuds construits avec deux lacets aux extrémités libres. (fig. 6) En plaçant les extrémités aux sommets d'un carré, Conway définit deux opérations seulement ; la première consiste à faire tourner le carré d'un quart de tour dans le sens des aiguilles d'une montre, la deuxième consiste à torsader, c'est-à-dire à faire passer l'extrémité située en haut du carré et à droite, au dessus de l'extrémité située en bas et à droite, cette dernière passant corrélativement en haut. En se bornant à ces deux opérations non-commutatives tous les enchevêtrements possibles de deux lacets peuvent être réalisés. Et comme ces deux opérations sont définies sans leurs inverses, pour défaire un enchevêtrement il est impossible d'accomplir la même suite d'opérations à l'envers, il est nécessaire d'effectuer une autre suite d'opérations qui a pour résultat le dénouement.

Les enchevêtrements de Conway sont entièrement mathématisables.

En effet, en partant d'une disposition des deux brins comparable au signe = et notée conventionnellement : 0, l'opération torsader (t) sera notée n + 1, l'opération tourner (u) sera notée – 1/n, n étant le nombre de Conway auquel nous sommes parvenus précédemment.

Ainsi l'enchevêtrement qui a pour nombre de Conway – 3/5 est le résultat de la suite d'opérations : t, t, t, u, t, t, u, ce qui correspond à la suite des nombres : 0, 1, 2, 3, – 1/3, 2/3, 5/3, – 3/5.

Pour dénouer, il faut accomplir non pas la même suite à l'envers, mais la suite d'opérations suivantes : t, u, t, t, t, u, t, t, soit au niveau des nombres : – 3/5 + 1 = 2/5, – 5/2, – 5/2 + 3 = 1/2, – 2, – 2 + 1 + 1 = 0.

Ces considérations sur le nouage et sur le dénouage des noeuds, peuvent éclairer l'opération psychanalytique considérée souvent naïvement comme une régression : accomplir le chemin à l'envers. Or, la chaîne signifiante si elle est rétroactive, n'est pas réversible, elle est orientée. Si l'interprétation, jouant sur la loi du signifiant qui est l'équivoque peut défaire le noeud du symptôme, c'est parce que dans le même mouvement qui semble nouer dans le transfert, l'acte analytique dénoue. Cela rend compte de la valeur créatrice de cette intervention, l'analyste trouve un chemin inattendu, un autre sens, permettant de défaire cette chaîne faite de la matière signifiante qui n'est pas une chaîne de sens mais de jouis-sens, comme l'écrit Lacan en équivoquant justement.

Cette réflexion pose évidemment la question de la portée métaphorique de la topologie.

Si Lacan refusant de considérer sa topologie comme un modèle ou comme une métaphore, c'est parce que le modèle suppose le réel au-delà, alors que le noeud est le réel. C'est aussi parce que la métaphore implique la substitution d'un signifiant à un autre ; le noeud borroméen noue trois consistances non substituables, donc le noeud est la condition de toute métaphore mais n'en est pas une lui-même.

Pourtant dans les tous derniers séminaires, si Lacan affirme une équivalence entre structure et topologie, il ajoute que la topologie permet dans la pratique de faire un certain nombre de métaphores. Cette phrase peut toujours s'entendre dans le sens ci-dessus, puisque c'est la topologie du noeud borroméen qui réellement permet de fabriquer des métaphores. Mais Lacan précise quelques leçons après que le noeud est ‘ impropre ‘, un ‘ abus de métaphore ‘. Ces remarques ont alarmé plus d'un auditeur du séminaire, s'agissait-il en effet dans les dernières leçons de Lacan, de la mort du noeud borroméen lui-même ? C'est dans ce contexte et en répondant à une question où s'exprimait cette perplexité que Lacan énonça ‘ Ce qui me tracasse dans le noeud borroméen, c'est une question mathématique et c'est mathématiquement que j'entends la traiter. ‘

En effet, si dans ce dernier séminaire, La topologie et le temps, Lacan parle du noeud borroméen comme impropre ou comme ‘ abus de métaphore ‘, c'est parce qu'il est à la recherche d'un autre noeud qui se défait par homotopie, le noeud borroméen généralisé. Le noeud borroméen simple apparaît alors comme une métaphore puisque c'est l'autre qui est le réel. L'intérêt du noeud recherché, c'est le fait de se défaire. Dans un noeud à quatre, il y a mise en continuité de deux des ronds (peut-être du symbolique et du sinthome ?) et possibilité d'homotopie à l'intérieur de la consistance ainsi réalisée. C'est à l'intérieur de cette consistance que les chevauchements peuvent se faire et se défaire réalisant ou défaisant le noeud. La dernière tentative de Lacan avec ce noeud est donc de réintroduire le temps grâce à une autre sorte de coupure.

Marc Darmon


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