Le mot juste ?
2016

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Les introuvables



Dans ses premières années, le Discours Psychanalytique avait lancé une grande enquête sur “le mot juste”. Josée Lapeyrère, poète et psychanalyste, avait fait appel alors à des personnalités de toutes disciplines, pour tenter d éclairer cette expression.

Il nous a paru intéressant d’en délivrer à nouveau la lecture, à l’exception des textes poétiques que malheureusement la technique ne nous permet pas de reproduire. Voici le texte d’introduction de Josée Lapeyrère paru dans Le Discours Psychanalytique N° 19 de 1986.

Le mot juste ?

“De la poésie” après la question du vers et de l’image, aborde celle du mot juste.

Rendons justice à la langue, elle ne fait pas que mentir : parfois, un mot lui échappe, de justesse. Celui-ci, véritable moyen de transport, permet la correspondance – passer à autre chose – mais aussi offre un retour, soit de possibles conséquences.

En ce sens, le mot juste est une question qui interéresse au plus haut point tout parlêtre, bien que nous l’ayons posée plutôt aux poètes et aux psychanalystes dont la pratique est celle du mot-à-mot, de la lettre-à-lettre… sans oublier, cependant, les juristes, les économistes, les philosophes, banquiers et éditeurs…

Les diverses contributions se poursuivront dans les deux prochains numéros du Discours Psychanalytique.

Josée Lapeyrère

Qui n’a connu la sauvage progression de la scène de ménage, ardemment soutenue par une haineuse demande d’amour, vigoureusement entretenue par la montée réciproque des reproches et des insultes, autant de mots de plus en plus « vrais », tendant à épingler et anéantir mutuellement les ingrats partenaires ; ce qui risque de provoquer chez chacun, dans un sentiment aigu d’injustice, cris, bris, fuites ou coups.

Et qui ne sait – à moins d’être adepte du ressassement de l’enfer conjugal – que c’est dans le choix d’arrêter la demande infinie de réparation à l’aide d’une égalitaire justice et dans la prise de positions où le bon droit n’est plus de mise, que la scène peut trouver à se conclure ; ce qui autorise les protagonistes oublieux du sens qu’ils ont donné au discord enfin toléré (et contre lequel la raison fut vaine) à passer à autre chose.

« L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient… » (Lacan, Télévision, p. 51).

Comment ne pas rationaliser l’impossible ? Comment ne pas moraliser l’abîme ? En d’autres termes, à quelle justice pourrions-nous prétendre qui ne serait pas celle de la distribution égalitaire fondée sur la réciprocité du donnant-donnant, où tout est mesuré à la même aune ? (rêve d’une société androgyne !). Et dès lors, quelle justice serions-nous en devoir de rendre au discours et donc à nous-mêmes ?

Ici vient la question du mot juste. Non pas le mot vrai, qui viserait un sens adéquat, mais bien le mot juste, au plus prés du mot d’esprit, invention concise, allusive, ramassante, qui surprend et fait franchir. Mot qui a lui aussi à faire avec la vérité (lieu vide, nous dit Lacan) mais en tant qu’elle est du ressort du « poétique », c’est-à-dire qu’elle ne peut être transmise que mi-dite.

Qu’est-ce que mi-dire ? sinon faire éprouver que tout ne peut pas se dire, qu’aucun sens dernier n’est porté par la langue, qu’il y a une limite au-delà de laquelle elle se dérobe à faire signifier, qu’il y a un arbitraire irrécusable, un point d’énigme (non-sens sexuel). Mi-dire : dire cet impossible à dire – qui nourrit toutes nos fictions…

Le mot juste, mit-dit, en tant qu’il aurait le pouvoir de rendre justice à la langue, surgirait à partir de ce qui fait trou et qui surprend dans le discours ; tout ce qui vient couper court à la visée intentionnelle, tout ce qui fait grain de sable par rapport à la visée explicative (contre nos romans et nos idéologies qu’avons-nous sinon les lapsus, questions, mots qui insistent, erreurs, bizarreries, syntaxe inhabituelle, etc.), en bref, tout ce qui fait équivoque.

Mi-dit, dit divisé, porté par le savoir inconscient, savoir qui articule les chaînes signifiantes en réseau, savoir qui « ne juge, ne calcule ni ne pense mais travaille », travaille à chiffrer (rêve, lapsus, symptôme, etc.) chiffrage qui appelle au dénouement, mais pas seulement celui du strict déchiffrage (le sens, l’explication…) plutôt celui du pas de plus : dénouer, certes mais pour renouer autrement.

Le mot juste viendrait là faire passage entre deux, deux chaînes, deux espaces, sorte de courroie de transmission, fermant d’un côté, ouvrant de l’autre, véritable moyen de transport ; il surgirait, comme certains mots du poème, sans qu’on le cherche ; surgissement de l’ordre du contingent, don arbitraire qui, si on choisit de lui donner « droit de cité » ouvre nécessairement à un autre champ.

Le mot juste, par le biais de l’équivoque, qu’elle soit homophonique, grammaticale ou logique (L’Étourdit) vient, en ouvrant un même dit à plusieurs sens, décoller, diviser le dit d’avec le dire. Et ainsi, pour reprendre l’exemple d’André Breton, à passer des petits poissons rouges (qui pourraient très bien devenir verts) aux casseroles où tous les petits pois sont rouges étrangement, sauf à atterrir sur le tissu d’une jupe, de quel poids se trouve-t-on allégé dans la séparation vacillante d’avec tous ces « objets » référents qui vont se dissolvant, séparation produite par leur morcellement signifiant, leur littéralisation, et que signifie donc de pouvoir passer ainsi d’un règne à l’autre ?

Sinon que cela vient restituer au sujet sa division, lui faisant repérer dans le même temps, l’aliénation dans laquelle il est pris et une issue au point où elle s’exerce ?

Ainsi, une quelqu’une dont la revendication sensée paraissait sans bornes, à qui ont été dits (et pour cause entre autres associative avec ses noms de fille et d’épouse), ces mots qui ont échappé et surpris : « Vous êtes casse-pied » cette quelqu’une peut alors choisir de se servir de votre soi-disant incorrection comme ce qui justifie pleinement qu’elle continue à vous casser les pieds, mais elle peut aussi faire un rêve où elle-même, les pieds enfin cassés, se voit dotée d’une magnifique queue de sirène… nouvel « être » hybride, nouveau champ… (où il est probable que l’on se cassera un peu moins les pieds).

Vient donc le moment ou il ne s’agit plus d’adjoindre un nouveau sens, un nouveau commentaire, un nouvel anneau à la chaîne (olympique) mais où il s’agit de faire que le sens mis en déroute par l’équivoque, exhibant ainsi l’impossible à tout signifier, amène le sujet à franchir autour de ce pivot, ce que Lacan nomme équivoquement le pas-de-sens où vient advenir alors un nouveau signifiant, sirène ou autre : avènement alors d’un autre nouage (borroméen) ; alternance de ces différents nouages qui font pulser la langue.

Mot juste, celui qui fait dire : « je ne savais pas (ce) que je disais », celui qui vient clore l’espace infini des significations renvoyées les unes aux autres, et vient ainsi fonder un autre espace.

Mot juste, celui qui offre, à chaque fois, au sujet la possibilité d’un acte, celui du choix : soit continuer à chercher à maîtriser le sens dernier, soit être dupe du signifiant et entrer dans l’espace orienté des conséquences et donc des retours de son propre discours ; choix qui alors engage le sujet dans une voie singulière où il finira par savoir ne pouvoir avancer que seul (s’autoriser) dans une singularité non pas œcuménique mais dans une gaie solitude où il peut espérer dès lors des retours à ce qu’il avance et soutient, de la part de quelques autres aussi.

Et pourquoi ne pas terminer, paradoxalement, par une définition du dictionnaire : le mot juste : sanction : ce qui rend la loi exécutoire. Car, comme nous dit Francis Ponge (dans Méthodes) : «… Les langages. Il s’agit seulement de faire qu’ils ne signifient plus tellement qu’ils ne FONCTIONNENT. »

Lmojust c’est pas d’aime maux

Charles Melman

Lmojust, connaiksa, en fais profession.

Le job consiste à (exemp miraculé d’un lmojust vif encore, avant suicide : la povté de c’bouleau, le fumier qui l’nourrit et nib d’une quelconque restauration des biens à la sortie, fermeture toute la semaine, nibienimal en languemojust) esgourdir lmojust quand il sourd (encore un lmojust, vifencore, puisqu’il l’est complètement sourd, et qu’l’esgourdir le porte malgré c’tauroréférence malformative) et alors à faire bruire les feuilles en les frottant unes contre autres pour qui se dégourdisse et prenne son envol au lieu spercher rapace et dépèce sans plus de paix à vous qu’à un rat. Interprétation, v’là comme disent les pros de c’clairgé .

C’tàdire kc’est paseulement l’interpénétration juste des mots dont l’réseau poeï le poète mais lcoup dciseau qui fait ksdémaille la résille et pfuit : décagé l’oiseau.

En un lmojust, vifencoravansuicide, faire ktombdsontabouret le chantre qui vous enchante, nuque le, d’être castrapace, ainsisoitil, ecce te rat…

Roland Chemama

Pour l’analyste il n’y a pas de synonymes. Deux termes peuvent avoir le même réfèrent, ils n’ont jamais les mêmes résonances, les mêmes connotations. En droit, dès lors, un seul constitue à chaque moment le mot juste : celui, dans l’interprétation qui se trouve à l’intersection des chaînes associatives. Il ne semble pas toujours par lui-même particulièrement significatif. Mais il a, plus que d’autres, dans le contexte, un effet de sens. Dès lors qu’il a été prononcé, il libère la parole, lui ouvre des voies restées jusqu’alors fermées.

Pourtant, lorsque je pense au mot juste, ce qui me revient obstinément, c’est un même exemple, celui d’une interprétation que je fus amené à donner à un patient qui rapportait ce jour-là un rêve assez complexe. Dans la multitude des associations, ce qui me parut important, c’est que tel des personnages du rêve, qui n’avait pas, dans la réalité, d’enfant, s’en trouvait, ce jour-là, pourvu. Pourtant je ne trouvai pas tout d’abord le mot juste. Car la question n’était pês des enfants que le rêveur lui prêtait, mais de ce que, dans le rêve, il était père. Père, voilà ici le mot juste, lesté de tout son poids symbolique. Par lui, le sujet ne se trouve pas seulement renvoyé à la question des enfants, qu’on peut avoir ou ne pas avoir, mais à celle de la paternité, décisive pour tous. Non sans quelque effet, il faut bien le dire, d’ancrage, ou de nouage, plutôt que d’ouverture du discours.

N’est-ce pas rappeler ici que dans l’expression « le mot juste », on n’oublie pas tout à fait l’idée de justice, ou celle de loi, par quoi même l’interprétation peut apparaître comme une sanction. On peut certes préférer l’interprétation flottante, comme on parle d’attention flottante, l’interprétation qui ne vise pas trop justement le but, et laisse le sujet plus à même d’effectuer de son propre mouvement un nouveau parcours signifiant. Dans le cas qui m’occupe, en tout cas, je fus nécessairement conduit, à l’occasion d’une reprise du rêve, à utiliser pour finir ce terme « père », qui décidément s’imposait.

Il y a là tout compte fait deux dimensions sensiblement différentes du mot juste, entre lesquelles la pratique de l’analyse doit trouver, à chaque moment, son style. Peut-être d’ailleurs cela nous rappelle-t-il que le mot, pour le psychanalyste – et le mot « juste » lui-même – emporte toujours avec lui non seulement des sens divers, mais des sens contraires. Le mot le plus juste ce serait alors celui qui peut, à un moment donné, faire entendre au mieux cette unité des contraires : celle, notamment, du désir et de la loi.

Faux !

Philippe Grimbert

Au détour d’une séance au cours de laquelle un patient évoque la répétitive, dramatique présence de la mort dans l’histoire familiale, ou plutôt le roman qu’il en élabore, une phrase soudaine. Il est dans le métro, il se laisse aller à ses pensées, ces enfants morts-nés, ces pères disparus, ces spectres obsédants qui défilent dans son esprit, il se déprime et, se dit-il, dit à l’analyste : « Me tuer pour que tout cela, finisse… »

Du fond de son fauteuil ce dernier sursaute, il est saisi, saisi d’une phrase qui lui vient et dont il ne pèse, avant de la formuler, ni le bien-fondé ni l’opportunité : elle s’impose à lui, ne modifiant que d’un mot celle qu’il vient d’entendre : « Vous voulez dire : me tuer pour que tout cela continue ! »

Le patient est saisi également. Sa mort viendrait en effet s’ajouter à la longue liste sur le monument de la névrose familiale, il s’inscrirait ainsi dans une continuité que précisément il cherche à briser en entreprenant cette analyse*.

Jeu de mots ? Retournement ? « Continue » est-il le mot qui justement vient rompre la répétition mortifère ? Interprétation sans doute, mais sur le mode d’une correction : « Vous voulez dire… vous avez dit le contraire, “continue” serait le mot juste. » « Finisse » était-il alors le mot « faux » et dans ce cas, le mot le plus juste qui soit, évocation de l’instrument fatal selon l’imagerie populaire de la mort…

Le mot juste – ce soulier est un peu juste – est-il celui qui serre, emprisonne, rend pendant un instant impossible à la signification de se défiler ? Il l’assujettit, temps d’arrêt marqué par les deux partenaires en présence et qui les rend au silence. Dans l’exemple cité la sidération naît précisément de la rencontre « finisse » – « continue » termes qui délimitent chacun un versant de la vérité du sujet analysant, mais également de celle du sujet analyste qui retrouve là les pièges déjoués par lui au cours de sa propre analyse, soumis qu’il pouvait être lui-même à une répétition aliénante. C’est ce savoir qui dans l’instant et à son insu a provoqué l’interprétation.

C’est au moment où analyste et analysant sont saisis tous deux pendant l’espace d’une scansion interprétative « comme un seul homme », celui-là même dont Freud dans le « Mot d’Esprit » dit qu’il est le premier surpris par sa trouvaille, c’est dans ce temps de la séance que l’on peut cerner au plus juste la présence de ce tiers, réfèrent absolu de la cure analytique : le symbolique.

Cette vérité nichée dans l’entre-deux de ce couple d’opposition fondamentale, renvoie les deux sujets à l’armature même du symbolique, les faisant retrouver ainsi les racines du langage, point d’origine où un mot pouvait également signifier son contraire. Karl Abel cité par Freud dans « Des sens opposés dans les mots primitifs » donnait son explication quant à la présence de mots groupant deux sens opposés dans l’antiquité de la langue égyptienne :

« Ce mot (fort/faible) ne désignait vraiment ni fort ni faible mais seulement le rapport entre les deux et la différence qui les avait créés tous deux. »

C’est à partir de cette différence, dans une langue primitive redécouverte au sein du transfert, que le sujet pourra, comme les langues elles-mêmes l’ont fait au cours de leur évolution, opter pour un sens aux dépens de l’autre, être prêt à en finir ou libre de continuer.

*Il vient de recevoir de l’analyste son propre message, sous forme inversée.

Andréa Zanzotto

Je trouve que le mot plus juste en poésie est celui qui s’ouvre pour appeler un autre mot encore plus juste.

Le mot juste

Robert Davreu

Il est l’hôte imprévu que l’on attendait sans le savoir, sinon sans stratégie destinée à favoriser sa venue. Déplacé ou convenu, peu importe pourvu qu’il s’accorde, musicalement et picturalement, à ce qui l’a précédé : un certain rythme, une certaine distribution de fréquences et de séquences, fortes et faibles, une scansion où, bien qu’aléatoire, il apparaît comme le seul dont le défaut serait un manque, le seul à défaut duquel il vaudrait mieux qu’il y eût un blanc ou silence offerts à l’oreille ou à l’œil plus chanceux. Une seule touche de couleur suffit parfois à faire s’effondrer un tableau, tout se jouant dans un rapport subtil de la tonalité à la surface couverte ainsi qu’à l’épaisseur et au grain de la matière. Mais quand la touche juste est là, quand toutes les touches sont justes, c’est-à-dire se rendent mutuellement telles, cela ne se voit pas dans le détail dès l’abord. Il faut les imaginer toutes tour à tour manquantes pour s’en apercevoir, manquantes ou autres, toutes choses égales d’ailleurs. Chaque touche est juste lorsque le tableau invente une nouvelle manière d’évidence, absolument contingente, mais où l’on ne peut plus rien déplacer et dont on ne peut plus se passer. Le même manque vaudrait sans doute pour la musique. De même pour les mots, dont la mesure n’est ainsi pas celle d’une définition, mais d’un passage et d’une confrontation – du visible à l’invisible, de l’immobilité au mouvement, et réciproquement – et ne se fixe jamais, fugitive, qu’à la faveur d’un jeu. S’il y a justesse ce ne saurait être que celle d’une vibration qui invente une autre adéquation, puisque la question du « à quoi ? » est indissociable de celle du « comment » ?

Le mot juste : je pourrais dire que c’est celui qui, dans la tension, associante et dissociante à la fois, du son et du sens invente un nouveau réfèrent en même temps qu’il produit une signification nouvelle dans un ensemble de mots qui font tous de même. Mais ce serait céder à des catégories issues de la linguistique qui me paraissent bien pauvres par rapport à la réalité substantielle et formelle à la fois du mot, par rapport à ce que j’éprouve pour ma part comme l’être réellement existant des mots.

Ce qu’impliquent en tout cas les à peu près du propos qui précède, c’est que le mot juste ne va pas sans travaux d’approche, sans préliminaires. Il faut prendre le vent, se confier aux étoiles, assurer son pas et le rythme de son pas, dessiner dans son corps son trajet dans le noir, accorder son oreille au ressac, aux cris des mouettes invisibles, s’appuyer loin devant aux balises et régler la flamme de son fanal. Toutes ces conditions réunies ne garantissent aucune prise : elles ne font que synchroniser les sens pour que chacun exerce sa fonction inséparable des autres. Il y a ce qu’il y a : rien, un fond de sable d’or, des traces, des fausses pistes et des fausses proies, des algues effarantes, des reflets de phares égarants, parfois des écailles luisantes. Ils sont les « hystériques chantiers » de l’estran où les souvenirs s’échangent contre une mémoire à venir.

Claude Mouchard

« Le mot juste »

Non. J’espère n’avoir jamais désiré, trouver, dans un poème, le « mot juste ».

Je crois que jamais je n’admettrai jamais la justesse ou la justice d’un mot.

Qu’un poème dépende de la trouvaille d’un mot me paraîtrait parfaitement injuste.

Il me semble que je pourrais renier – joyeusement ! – tous les mots d’un poème pris un à un. Et je ne parle pas seulement des poèmes que je crois écrire (et dont nul, certes, ne me dispute le droit de les massacrer obscurément). Mais aussi des poèmes lus : pourquoi ne serait-ce pas essayer de les aimer avec plus de discernement que de les lire en les faisant, à peine mais décisivement, flotter – en reconnaissant qu’ ils sont, quoique fixés là, possibles encore, ou qu’ils ne cessent plus de fixer du possible qui crépite ? Et les poèmes d’un même auteur, alors, paraissent moins se confirmer qu’ils ne se criblent réciproquement, se libérant les uns les autres de toute prétention à donner un mot de la fin.

La pointe du mot à trouver, oui, pourtant… Peut-être… Mais c’est à la seconde où le mot trouve ce qui le rejette, presque, ce qui ne le vérifie qu’en le privant, soudain translucide, de la conviction ordinaire.

De la justesse, oui, sans doute… : quand les mots consentent enfin à ricocher, rebonds grésillants ; ils rissolent, clairs-cassants, s’abîment. Ils sont tous attaquables, douteux, poreux. N’est-ce pas alors qu ils éclaircissent ?

Paul Louis Rossi

Décembre 1985

(L’homme qui accompagne…)

L’homme qui accompagne dit tout à coup le vent dans les herbes : écoutez le vent dans les herbes. Il voudrait connaître le nom de ces herbes hautes. Herbes de marais un peu grises.

J’avais commencé par : l’herbe qui penche. Je voulais parler des rives de la mer Baltique. J’étais dans le port de Hambourg, à l’entrée du port, il y avait un vent violent. Je songeais que dire : l’herbe qui penche au bord de la Méditerranée ou de l’Atlantique, ce n’était pas la même chose. Ni la même herbe sur la dune, ni le même vent, ni le même bruit des cordages contre le mât des bateaux. Pourtant c’est le même ensemble de l’herbe qui penche qui doit suggérer par une sorte de mystère l’odeur et comme la force du vent qui la fait pencher : l’herbe.

Ce qui fait le mot juste, c’est tout ce qui fut écarté, et qui est là cependant – autour – comme l’air invisible et fantasque contre l’herbe.

La même histoire en regardant le plafond de la chapelle, dans l’île de Saint-Cado, au milieu de la rivière d’Etel. Le plafond bleu. Comme je disais : regardez le plafond bleu, la sensation soudain de n’avoir que ce vocable pour désigner la couleur de ce bleu. C’est-à-dire strictement rien qui détermine sa nature, sa profondeur et comme sa douceur incomparable dans la lumière de Bretagne.

Ce doit être proche de ce que Freud nomme une condensation, dans la pensée du rêve. Mais ce n’est pas une image. Dans le langage, c’est une sensation seulement. Dans le langage, ce n’est pas un mot : c’est seulement une sensation.

Verbum civitate donare

Les lignes

d’un immeuble forment

des angles de lumière

avec les barreaux de la verrière

et le bruit des camions

croise les cris d’oiseaux

devant les cheminées, les nuages

et une corde à linge

Penser qu’on voit ce qu’on voit

est probablement une erreur

de même que penser qu’on ne voit pas

ce qu’on voit

ou ce qu’on ne voit pas.

Ceci, bien sûr, n’est pas

l’arête d’un toit florentin.

Mais ce qui tombe sous le regard

n’en définit pas moins un asile

provisoirement précis,

quels que soient les mots

pour dire les choses

en question.

Ainsi, les heures de baignade en été :

l’après-midi, dans une rivière,

le matin, dans la mer.

Emmanuel Hocquard

Dans la variation des angoisses

des mélancolies

dans le poêle à faïence desséchant l’air

et les bouches et les mots

Entre derme et épiderme

lorsque le froid hiver

crispait des humeurs

comme toute terre tassée

Hors de la chaleur

où tant s’échappait

Comme si les bouches et les yeux rendus moins secs

réinventaient le juste

Ne défiant même plus les paroles trop belles ne visant qu’à

leur mort

Comme si les tambours de la machine à sécher

s’arrêtaient

Et les linges si chauds si secs de nouveau sur les corps

déambulant dans l’injuste ou – juste –

Comme mots dans les bouches ayant dépétri le noir

les phases d’amnésie

Traçant ici autre mémoire

AUTOUR DU MOT JUSTE

où bascule si fragile un peu d’univers.

Armand Rapoport

tu es venu,

sans rime ni raison

ramasser l’ange tombé

dans l’asile au pied des portes

comme

“cette épaisse douleur que tu nommes”

avec la main de sable

traîné noir dans la neige

pleure un fil la boue du sens

Martine Broda

L’exigence d’oubli

Ecrire

voyage à l’intérieur du dictionnaire

quête de la nomination

unique

exacte

qui fait passer le goût du mot avant ce qu’il recouvre

qui gèle ?

ou approximation

qui permet

essayant

” Bon celui-là peut-être “

spéculant

de trouver peu à peu

celui de qui la place est prête

et qu’on n’attendait pas.

Marie Etienne

Marcelin Pleynet

Dieu : le mot juste ?

Le regard de Ruggiero

Philippe Mikriammos

On voit à la National Gallery de Londres un tableau d’Ingres intitulé Angelica sauvée par Ruggiero, dont la version originale plus connue est exposée au Louvre sous le titre de Roger délivrant Angélique. Qu’on me permette d’expliquer pourquoi j’ai adopté ce tableau comme métaphore de la traduction.

La belle Angelica (la traduction elle-même), belle donc infidèle (les traductions, « belles infidèles »), est attachée a une roche phalliforme : le désir d’un autre, l’auteur. (Phalliforme, le rocher de la National Gallery l’est bien plus que celui de Paris.) Le traducteur, Ruggiero, doit, va la délivrer, c’est-à-dire la détacher du texte original. Il y arrivera par un combat contre le monstre marin (la mauvaise traduction), lui-même chevauchant un monstre qui se cabre au milieu d’un paysage agité : les embûches, âpretés et difficultés de toute traduction. Ruggiero, enfin, se bat au moyen d’une longue lance, dont la pointe sert à la fois à anéantir (les erreurs) et à rendre la traduction-Angelica à elle-même, aussi belle, aussi libre qu’auparavant. Cette lance : les mots de la langue ; la pointe de la lance : le mot juste.

Le mot juste est celui qui touche. Qui touche un sens. Le sens fait une touche contre l’incommunicable ; l’intraduisible. Toucher, comme Nietzsche en parle à la section 29 de l’Antéchrist, barre la « haine instinctive contre toute réalité, en fuite dans l'”insaisissable”, l”‘inconcevable” ».

Mais aussitôt que ce contact a eu lieu, il faut déjà se retourner, regarder ailleurs ; être ailleurs. Toucher ; être dans le juste, sans songer à appropriation. Pratique du mot juste : apprendre à ne pas posséder. Et plus le mot est juste, moins nous le possédons. C’est d’ailleurs en vertu de cela qu’il nous arrive de croire que nous disons la vérité. La traduction, dont la vérité est la langue en ce qu’une langue constitue une définition du Naturel, l’illustre à merveille. Plus le traducteur travaille une traduction et la pétrit dans une pâte qu’on pourrait considérer comme sienne, plus l’excellence du résultat sera inversement tenue pour propre au génie de l’œuvre originale. Brûlant paradoxe : meilleure est la traduction, plus son « auteur » en est dépouillé. Le traducteur serait-il donc un « souffrant » professionnel qui ferait son métier de n’être personne, quoiqu’en passant par un stade, le temps de la traduction, où il détient sur l’œuvre qu’il traduit une sorte de toute-puissance, mais une toute-puissance dérisoire puisque rien ne restera entre ses doigts de la matière qu’il a façonnée ? Dit-il, comme l’empereur philosophe : « J’ai tout eu et ce tout n’est rien » ?

Le toucher est ce qui l’en préserve ou l’en sauve. Spécial en apparence, il se range plutôt dans l’ordre temporel puisqu’il tente d’abolir le temps en niant, en un contact aussi détemporalisé que possible, tout avant et tout après. On songe à J.-F. Lyotard disant du cliché au 500e dans l’Assassinat de l’expérience par la peinture, Monory, qu’il « introduit à une temporalité qui n’est pas… celle des substances, des matières objectives… mais à une temporalité sans « écoulement », sans avant et après ». Cet instant de tension vers l’intemporel est la volonté d’être éternel. Que cela se passe, pour le traducteur, vis-à-vis d’un double (mais qui est, dans ce cas, le double de l’autre ?) ne peut manquer de rappeler le rapport entre le motif du double et l’immortalité qu’évoque Sigmund Freud dans son essai « L’inquiétante étrangeté ».

En abolissant, un infime instant, l’incommunicable aussi bien que le mortel, le mot juste, cette touche, ce « touch », nous donne l’impression, si illusoire soit-elle, d’un art qui, meilleur que nous, ne saurait mourir. On comprend que le traducteur ait, voyez le regard de Ruggiero, les yeux braqués sur le bout de sa lance avec cette fixité farouche.