Le De Magistro" de Saint Augustin
2015

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Bulletins AFI/ALI



Dès le premier paragraphe, sur la question d’Augustin, Adéodat pose les deux buts de la parole : « aut docere aut dicere » (enseigner ou apprendre). Mais Augustin réduit aussitôt le second à une forme du premier. A ce propos, Lacan remarque qu’Augustin est d’emblée dans l’intersubjectivité puisqu’il met l’accent sur docere et dicere impossibles à distinguer. Nous pourrions aussi poser la même question à propos du docere et du discere. Les distingue-t-il ? Il s’agit là de place. Mais la question se posera avec toute son acuité en fin du texte.

Augustin enchaîne ensuite (N° 2) sur le langage intérieur. Il n’a d’autre fonction que de nous permettre la remémoration des choses-mêmes dont les mots sont les signes. Ce thème si important de la remémoration réapparaîtra dans la dernière partie. Les mots sont donc des signes. Mais tout mot est-il signe ? La définition des mots comme signes de choses se fait par le commentaire d’un vers de Virgile : « Si nilhil ex tanta superis placet urbe relinqui » (S’il plait aux dieux qu’il ne reste plus rien d’une telle ville).

Si et nihil ne désignent pas des choses. Or, tout signifie quelque chose. La chose, là, n’existe pas. Le signifié, c’est l’impression de l’âme face à l’absence de la chose. Ex peut être remplacé par de. Mais le problème du montrer reste entier. Augustin distingue fort bien ce que nous appelons aujourd’hui réfèrent et signifié. Il nous montre, remarque J. Lacan, qu’il est impossible de manier le langage en référant terme à terme le signe à la chose. D’ailleurs, à son père qui lui demande de montrer une chose sans son signe, Adéodat fait une réponse très lacanienne : « Tu demandes, toi, des choses qui ne sont pas des mots et tu me le demandes par des mots. » Les mimes racontent bien des histoires sans paroles, certes, mais pour le mot ex comment fera le mime ? Par le mouvement de son corps ; qui sera non la chose mais son signe. Le ex et le geste du mime signifient une même chose, et cette chose, je voudrais, dit-il, qu’on me la montrât sans signe. Comment ? Comme pour le mur. Mais tendre le doigt n’est pas le mur, dit Adéodat. Conclusion : rien ne s’enseigne sans signes.

Ce qui est tout à fait remarquable, c’est que les protagonistes en viennent à mimer le mur par la parole. Une certaine plasticité de cette dernière les fait tourner en rond comme un mur d’enceinte. C’est donc bien le mur du langage. On ne peut montrer sans signes que dans un monde déjà structuré par le langage, dit Lacan dans le séminaire. Pour moi, j’entends tout le passage comme une difficulté à sortir du langage. La parole dialoguée mime le mur. L’on comprend le choix du vers de Virgile.

Enfin Augustin va introduire l’exemple de la marche. Te serviras-tu de la chose plutôt que des mots pour me l’enseigner, demande-t-il ? Pour ce faire, répond le jeune homme, j’irai un peu plus vite. Le père rétorque que ce serait festinare (accélérer) et non ambulare (marcher). Adéodat finit par convenir qu’on peut montrer des actions comme marcher, à condition de s’y prendre non avant mais aussitôt après l’interrogation. Ce qui amène la division tripartite :

– La question porte sur des signes : on peut les montrer par des signes.

– Portant sur des choses, on peut les montrer :

• ou en les agissant après l’interrogation,

• ou en faisant des signes qui attirent l’attention sur elles.

Le premier point est traité abondamment. Parler, en effet c’est désigner par des mots, soit les mots eux-mêmes, soit d’autres signes, soit autre chose qui n’est pas un signe. Et il va nous donner la définition du mot (verbum) : «… le mot est ce qui est proféré comme son de voix articulé avec une signification ». Et dans ce même paragraphe (N° 8), Augustin, qui mène le dialogue, introduit un terme nouveau : le nomen (le nom). Le nom étant par quoi toute chose s’appelle. Par exemple Romulus, Rome, vertu, fleuve. Les noms sont des signes, les choses n’en sont pas. Le nom est un signe audible. Si l’on considère enfin le nom comme partie du discours, tous les mots alors ne sont pas des noms (ainsi ex et si). Mais tous les noms sont des mots.

Au début du paragraphe suivant (N° 9), il expose ce qui correspondrait aux deux faces du signe saussurien : une voix et une signification (vox articulata et un significatus). « On appelle mot tout ce qui est proféré comme son de voix avec une signification.» Cela évoque la distinction stoïcienne entre semainon et semaimenon. S’ils avaient distingué le semainon du semaimenon, les stoïciens n’avaient pas vu dans ces deux termes les deux éléments composant le signe linguistique comme tel. Il a manqué à Saint Augustin de traduire le grec semainon par le latin significans. De Saussure fera ce pas. Lacan montrera le rôle de la barre entre signifiant et signifié.

Augustin reprend (N° 10) la définition dans une formule légèrement différente, en l’appliquant au nom. Puis il va donner à la notion de nom la plus grande extension. Il se fait fort de montrer que tout mot est un nom et que c’est pour être perdu que ce qui est proféré comme son de voix avec signification vient frapper l’oreille. En second lieu, il a à être confié à la mémoire pour être connu (noscere). Preuve en est cette étymologie fantastique sur laquelle il appuie son dire : verbum, qui vient de verberare (frapper), est fonction de l’oreille tandis que nomen, qui provient de noscere (connaître) est vocation de l’âme.

Donc, tout mot est un nom. Et il en donne la preuve par le pronom qui remplace le nom. Puis par l’analyse de l’énoncé composé d’un nom et d’un verbe, il explique que, dans un énoncé comme « placet si displacet quia », si et quia sont des noms au même titre que equus et homo dans des phrases comme « homo sedet » ou « equus currit » car la structure des deux premiers énoncés est parfaitement identique à celle des seconds. Cette réflexion linguistique s’établit plus sur une base structurale que métaphysique.

Après tous ces subtils raisonnements sur le signe, Augustin va affirmer la primauté des choses signifiées sur leurs signes. Les signes ont moins de valeur que la chose. Rappelons que ce discrédit du signe est d’inspiration platonicienne. Les choses signifiées ont donc plus de valeur que les signes. Mais Adéodat ne semble pas partager cette conception : quand je dis caenum, le nom l’emporte de loin sur la chose qu’il signifie. Et il en donne cette preuve que le nom caenum (fange) amputé d’une lettre devient caelum (ciel). Alors il suffit d’une petite lettre, une simple permutation de lettres et nous tombons du ciel dans la fange. Le jeu sur le signifiant a été rendu en français par ange/fange.

Et l’on passe à l’étude du deuxième cas de la « tripartita distributio ». La question de la marche est réexaminée. Adéodat estime que pour instruire quelqu’un (discere), il ne pourra se départir (discedere) de la chose-même. Si j’enseigne sans signes, dit-il, je marche. L’enseigné risque d’être trompé. Il pourra penser qu’un autre, qui aura marché plus ou moins que moi, n’aura pas marché. Adéodat soulève la question du concept. C’est une marche singulière que j’enseignerai et non la marche en général, le concept, la marche idéale.

Dans la dernière partie, Augustin va s’employer à dire que les choses peuvent être montrées sans signes. Il donne l’exemple de la chasse aux oiseaux. Adéodat exprime de nouveau la réserve qu’il avait émise au sujet de la marche. Car je ne vois pas, dit-il, que la chasse ait été montrée entièrement. Augustin balaie l’objection : il suffit, précise-t-il, que l’observateur ait assez d’intelligence pour connaître toute la technique à partir de ce qu’il voit. Adéodat, repassant de l’autre côté, du côté de celui qui enseigne, qui montre, dit alors : moi aussi j’ajoute cette précision : quand on lui aura montré par quelques pas ce qu’est la marche, il connaîtra entièrement en quoi elle consiste (s’il est assez intelligent). « Paucis passibus ambulatione monstrata totum… ». Ces pas (passibus) signifient la marche, par métonymie, séparés les uns des autres comme si on arpentait. C’est sans nul doute ce qu’il voulait dire au début en parlant d’aller plus vite, c’est-à-dire d’agrandir les pas. D’ailleurs passus, de pando écartement des jambes, d’où espace compris entre cet écartement. Ainsi, trois pas juxtaposés et l’on a la marche dans son entier. Comme pour le mur, il s’agit de langage. Pour apprendre (discere) la marche, dit Adéodat, il faut se déprendre (discere) de la chose-marche. Or, marcher, c’est aussi cedere qui est apparenté à cadere (tomber). Augustin est passé du docere au discere qui, d’une certaine façon chez lui, se confondent. Adéodat reste sur le versant du docere. L’acte conceptualisé en tant que tel est « gardé » dans le nom-concept. Pour Augustin, il n’est qu’à regarder pour être enseigné. Augustin énonce la thèse que rien n’est enseigné par les signes. Lorsqu’un signe m’est donné, il ne peut rien m’enseigner si j’ignore ce dont il est le signe. Si je le sais, il ne m’apprend rien. J’apprends les choses non par les mots mais par les yeux. La fonction des mots est de nous avertir pour chercher les choses ; ils ne les montrent pas pour les faire connaître. Quand les mots sont proférés et que nous connaissons leur signification, ils ont une fonction de remémoration, non d’enseignement. Si Augustin n’a pas pris le terme de significans qu’il eût pu mettre en usage, c’est qu’il se souvient de la chose. Notre seul maître, c’est le Christ qui habite dans l’homme intérieur.