L’amour est un caillou riant dans le soleil
2023

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BEAUMONT Jean-Paul,JESUINO Angela
Séminaire d'hiver

 

Séminaire d’hiver 2023
Pourvu qu’on s’aime
Samedi 14 janvier 
Interventions de Jean-Paul Beaumont et Angela Jesuino 

L’amour est un caillou riant dans le soleil[1]

 

 

Pourvu qu’on s’aime ? Nous aurions volontiers mis un point d’interrogation au titre.

À première vue, il s’agit ici d’un processus imaginaire.

  • S’i c’est un pronom réfléchi, c’est de moi qu’il s’agit. Pourvu que je m’aime, c’est l’essentiel, parce que, dans le meilleur des cas, je ferai aussi du bien à l’autre : je participe au bien et au bonheur général.
  • Le pronom réfléchi peut être réciproque (ou mutuel), on s’aime : d’ailleurs l’autre, c’est moi et je ne peux pas souffrir que soit atteinte l’image de mon semblable, cette image sur laquelle j’ai constitué la mienne.

Mais il y a l’amour comme symbolique

  • L’amour du prochain suppose une faute commune, mettant en place le tiers et la loi (c’est peut-être la même chose).
  • Dans cet amour comme symbolique, je donne mon manque.
  • On peut aussi dire que l’amour est une source de signifiants.

Enfin, l’amour a une dimension réelle. Je peux aimer quelque chose ou quelqu’un qui m’est profondément étranger, et ceci sans aucune réciprocité. Disons que je cherche à retrouver quelque chose de la jouissance de l’être – ou tout aussi bien du réel – que j’aurai perdue avec le langage.

Cette approche du réel nous conduira dans notre question de l’amour de la lettre. Angela et moi, nous avons évoqué dans nos discussions, ce que la clinique mais aussi la poésie peuvent nous montrer : l’énamoration peut se faire par la lettre ; mais aussi l’analysant n’a accès à la lettre de son inconscient que par l’amour de transfert.

Narcisse

(l’amour de soi) Pourvu qu’on s’aime, c’est une conception moderne, laïque, de l’amour, qui trouve son origine dans l’antiquité. Déjà chez Aristote : tout amour procède de celui qu’on a pour soi (Éthique à Nicomaque, IX, iv). Lacan s’inscrit dans cette solide tradition mais la dépasse. 

Pour rénover l’abord de la question, on peut paradoxalement prendre comme outils les théories de l’amour au moyen-âge. L’amour de soi est la base de ce qu’on appelait la « théorie physique » de l’amour – qu’on trouve par exemple chez Thomas d’Aquin. « Physique », ici, cela veut dire naturelle. Cet amour naturel est présent chez tous les êtres vivants, même les plantes voire les êtes inanimés, et il les pousse à persister dans leur être. Ce serait la force motrice de la capacité d’aimer. Par exemple, dans l’amour charnel, ou dans l’amour de Dieu, c’est vers mon bien que je me dirige ; même dans le sacrifice pour une cause, c’est la recherche de mon bien, d’un bien supérieur qui m’anime.

Pour les tenants de cette théorie physique de l’amour, ce qui est visé c’est l’unité. L’unité est la raison d’être, le but, l’idéal de l’amour. Pourquoi ? Parce que le bien est fondamentalement Un, et que l’amour rejoint le désir de Dieu. Évidemment l’unité si souvent évoquée dans l’imaginaire du couple – « ne faire qu’un » –  est illustration de cette théorie ancienne.

Sous une forme élémentaire, cet amour de soi, nous en entendons parler tous les jours : il faut s’aimer, « se faire du bien ». Cela n’est pas égoïste, mais plutôt apparaît comme un principe paraît sain et fondamental. Sur un site de rencontre, je cherche un « partenaire » qui n’ébranlera pas cet amour, qui le confirmera plutôt. Je le choisis en fonction d’un certain nombre de desiderata, pour qu’il me complète, pour que je puisse m’aimer davantage.

(Freud et le narcissisme) Évidemment Freud déplace le problème. Dans le narcissisme, on croit aimer quelqu’un d’autre, et on ignore que c’est son propre reflet – c’est la véritable histoire de Narcisse. Bien sûr, c’est un amour qui qui est nécessaire ; qui en tout cas l’a été puisque dans l’aliénation première, l’image de l’autre me sert de modèle. Comment pourrais-je ne pas l’aimer ? Dommage qu’elle soit toujours incomplète, forcément entachée d’un manque. Je peux d’ailleurs tenter d’y remédier en faisant un enfant pas exemple, ou avec la série illimitée d’objets marchands qui se propose aujourd’hui. 

Donc amour imaginaire : l’essence de l’amour est narcissique dit Lacan.

À la limite, pourvu qu’on s’aime permet de fonder une éthique basée sur la recherche du bonheur. Le bien-fondé en serait confirmé par l’amour en retour, venu de l’autre, dans un jeu de miroirs. Il faut pourtant remarquer que cet amour imaginaire, censé conduire au bonheur dans l’illusoire du Un, est peut-être finalement le plus faux, il est régi par le principe du plaisir, ce principe du plaisir que Lacan oppose à la jouissance et à ce qu’on pourrait appeler le principe du réel.

Mais si on considère le s apostrophe, pourvu qu’on s’aime avec un pronom réfléchi réciproque (comme dans pourvu qu’on se rencontre) la formule fait naître un doute, elle appelle un point d’exclamation, elle révèle son ironie. Cet amour entre semblables est, fragile, ambivalent. L’image de l’autre bascule facilement dans celle du rival. Aussi l’amour du semblable nécessite un ennemi commun, un tiers imaginaire qui va stabiliser la relation : le juif, le bourgeois, l’habitant d’une autre cité, le communiste, le boomer. Ou tout simplement  « les femmes » (toutes des salopes !) dans l’amour teinté d’homosexualité des alcooliques au comptoir.

Tout cela est très banal. Spectateur d’une série, d’un film, d’un dessin animé, je me reconnais dans un personnage qui me représente : je peux m’aimer à travers lui, sur la scène c’est moi qui parle, qui agis. Le scénario propose obligeamment un ennemi commun, un méchant, dont la perversité nous rassure et nous situe du bon côté : du côté des gens qui s’aiment.

Le prochain et l’amour symbolique  – l’amour du signifiant.

(le prochain) Amour du semblable donc. Il faut en distinguer l’amour du prochain, qui est d’origine chrétienne, mais que reprend Freud sans l’avouer. Dans ce cas, le tiers qui semble nécessaire à l’amour est symbolisé. La structure du prochain suppose ce tiers commun, et  dans notre langage, une castration commune vis-à-vis de laquelle l’autre est dans une position analogue à la mienne.   

Ce qui fait lien avec ce prochain, c’est une faute commune, c’est le péché originel. Celui de la Genèse, ou bien de Totem et Tabou, de Moïse et le monothéisme : le meurtre du mâle dominant de la horde le constitue comme père, et ses meurtriers deviennent frères liés par la loi. De même pour le meurtre de Moïse l’égyptien, l’hypothétique père Moïse comme dit Lacan. 

Ce père mort garantissait une certaine constance, un certain poids de réel au sexe anatomique auquel on appartient.« Homme et femme, il les créa », comme Jones le reprend de la Genèse, ou bien « L’anatomie c’est le destin » de Freud. La famille a longtemps fonctionné comme un dispositif imaginaire, mais aussi symbolique, avec transmission, sous des formes diverses, de ce tiers

Aujourd’hui, ce qu’on appelle le déclin du père, fait que nous situons de moins en moins un tiers dans le réel. Aussi nous basculons dans la situation précédente. C’est ce que Lacan appelait la ségrégation : l’amour du semblable, et dans les ténèbres extérieures l’ennemi commun..  

Et la rencontre amoureuse ? C’était, il y a peu, le modèle même de l’hétéros. Mais aujourd’hui ?

Peut-être n’y a-t-il pas de rencontre amoureuse humaine sans la loi, la loi symbolique, qui intime, en l’interdisant, que le sexuel est désirable. Par rapport à cette loi se situent des fenêtres de transgression (le mariage, l’adultère, le dissimulé, ou simplement le jeu pudeur/impudeur par exemple). On peut d’ailleurs remarquer que faire reculer la loi dans notre recherche éperdue de la liberté donne un gain de jouissance immédiat dans la transgression même, mais rend le désirable de plus en plus erratique.

(donner son manque) Lacan donne dans Encore une formule qui fait de l’amour un processus symbolique :  l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas.

La formule est belle et prend autorité de sa forme poétique (2 pieds, 7 pieds, 7 pieds), ce qui nous laisse tout de même à l’expliciter. Première chose, elle introduit une tension, elle ne suppose aucune réciprocité, aucune symétrie. Là nous sortons de l’imaginaire.

  • Le début se comprend facilement : j’incarne mon manque en celle que j’aime par exemple, je lui offre mon manque en faisant d’elle ce que je n’ai pas. Donner mon manque est une opération symbolique.
  • « Quelqu’un » est spécifié, est autre que moi. Nous sortons de la prison du Un.
  • Qu’il ne veuille pas être l’objet de ce manque est autre chose. Certes, être réduit à un objet, nous savons lequel, ce n’est pas forcément enviable. Nous reverrons plus loin ce que veut dire Lacan

Et puis une autre formule sur cet amour symbolique : « Ce que nous visons dans l’amour, c’est un sujet, un sujet comme tel, et ce n’est rien d’autre ». Soit le sujet est constitué par un manque, et cela se ramène au cas précédent. Soit la demande d’amour veut une confirmation chez l’autre, au moins un accusé de réception. À moi en tout cas, la formule reste énigmatique.  

(l’amour, source de signifiants) Sur le symbolique de l’amour, il y a évidemment des arguments que nous apporte l’expérience commune, ou la littérature. Lacan nous donne une définition poétique dans le séminaire Les psychoses. C’est un alexandrin qu’il a probablement écrit lui-même :

« L’amour est un caillou riant dans le soleil.

C’est là, dit-il, « une définition véritablement incontestable de l’amour, indispensable à conserver devant l’esprit, si on veut éviter de retomber sans cesse dans des confusions irrémédiables. ».

Si on peut donner de l’amour une telle définition métaphorique, c’est que l’amour est profondément lié au signifiant. on peut même dire qu’il vise une source de signifiants. 

  • Michel Tournier avance qu’il faudrait parler de la surface de l’amour, de la surface signifiante s’entend, et non pas de la profondeur :

« Un sentiment comme l’amour se mesure bien mieux à l’importance de sa superficie qu’à son degré de profondeur. Car je mesure mon amour pour une femme au fait que j’aime également ses mains, ses yeux, sa démarche, ses vêtements habituels, ses objets familiers, ceux qu’elle n’a fait que toucher, les paysage où je l’ai vu évoluer, la mer où elle s’est baignée… »

  • Stendhal a écrit des lignes célèbres sur l’énamoration. Tomber amoureux, c’est, dit-il, une cristallisation.

« Aux mines de fer de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants, mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le rameau primitif ».

Ce scintillement de signifiants spécifie ce qui est éprouvé dans la rencontre amoureuse. Les signifiants sont au premier plan, jaillissent comme d’une source.

 

L’amour, sans le savoir, vise l’être

Mais quelle est cette source ou ce rameau noir et effeuillé qui sert de support à la cristallisation des signifiants ? Que vise l’amoureux ?

Nous savons donc que l’amour est narcissique, imaginaire. Nous savons qu’il concerne le sujet et son manque essentiel. Mais on peut aussi dire que l’amour vise l’être, ou pour le dire de manière plus précise, l’amour vise quelque chose dans le réel. 

Même au niveau animal, l’amour vise l’être, le chien, qui ne vise pas une représentation mais un être : l’odeur de son maître par exemple.

En tout cas, l’amour de l’être a été doctriné par les religieux. A minima, c’est le rôle de la relique offerte à l’amour des fidèles : bout de peau, dent, cheveux, morceau de la vraie croix ou du vêtement, qui renvoient à la présence d’un fragment de réel – il ne s’agit ni d’une représentation ni d’un symbole. La « présence réelle » est proposée à l’adoration.  

Mais l’être, la relique le rappelle, c’est ce qui a été exclus, il est de l’ordre du déchet. Et si c’est bien ce réel qui suscite l’amour, il faut se souvenir de ce que révèle crûment et cruellement Swift dans ses derniers écrits, du « Cabinet de toilette d’une dame », que la Pléiade a pudiquement choisi de ne pas publier.

On pourrait dire que l’amoureux approche l’être, cet être qu’il rend éperdument présent à travers un objet d’amour. 

L’amour vise l’être par un signe

Mais comment l’approcher ?  En fait, l’amour n’a pas accès à l’être, mais à un signe. Un signe c’est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, ici pour l’amoureux.  

« Un sujet, comme tel, n’a pas grand-chose à faire avec la jouissance, mais par contre, dans la mesure où son signe est quelque chose qui est susceptible de provoquer le désir, là est le ressort de l’amour ».

La phrase elle-même est ambiguë. Un signe, mais un signe de quoi ? Un signe du sujet ? On ne voit pas bien ce que Lacan voudrait dire. Ou un signe de la jouissance – de la jouissance possible de l’être – possible puisque Lacan affirme ailleurs que cette jouissance n’est « ni nécessaire, ni suffisante ».

Nous nous souvenons, « l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ».

L’amour se fait en général (parce qu’il y a des exceptions, cf. Rilke) pour une figure qui va constituer un signe de cette jouissance possible.

Seulement un signe. Même dans l’étreinte, le corps de chair corporéise le grand Autre : c’est toujours par cet Autre signifiant que je traque l’objet interdit du désir. Puisque le rapport sexuel est impossible, je n’aurai de ce corps que des para-êtres, des paraîtres, des semblants d’être que me donne le grand Autre.

 

L’amour par le nom

Or,  l’être de cette recherche, Lacan nous a dit qu’il faut l’orthographier lettre en un seul mot.

Pour éviter le dogmatisme à propos de l’amour de la lettre, la poésie nous offre une voie.

Comme l’a montré Gérard Genette, croire que la poésie lyrique est l’expression d’un moi est une invention du romantisme allemand. Il ne s’agit pas d’une expression plate, complaisante et sentimentale mais de la confrontation à un manque, à une absence essentielle à laquelle le poème va donner une forme littéraire.

Le signe de la jouissance, c’est que la poésie des troubadours, puis du dolce stil novo, a appelé en langue d’oc, senhal.

J’ai parlé de la théorie physique de l’amour. Elle s’oppose à une autre théorie médiévale, qu’on nomme extatique. C’est un amour qui m’attire hors de moi Rousselot – l’auteur d’un essai que cite Lacan à plusieurs reprises – dit que cette conception est « d’autant plus accusée chez un auteur, qu’il prend plus de soin de couper toutes les attaches qui semblent unir l’amour d’autrui aux inclinations égoïstes : ici l’amour est d’autant plus parfait, d’autant plus amour, qu’il met complétement le sujet “hors de lui-même”. »

Il ne faudrait pas beaucoup pour rapprocher cette description de la jouissance mystique de la jouissance érotique, et on sait que certains auteurs, Bataille par exemple, n’ont pas hésité à franchir le pas. Je suppose que Marie-Charlotte va nous en parler tout à l’heure.

Bataille, mais aussi Klossowski dans la « Postface aux Lois de l’hospitalité », lorsqu’il raconte qu’à une époque de sa vie il avait été réduit à un signe : « Roberte, qu’il avait dû s’employer à dé-signer par le fantasme. J’avais essayé d’en parler il  a deux ans.

J’insiste. L’accent est mis ici

  • sur le caractère étranger de ce qui provoque mon amour (on n’est plus dans le Un mais au moins dans le deux),
  • sur sa violence (de l’ordre de l’arrachement),
  • sur son caractère irrationnel,
  • enfin sur son caractère transcendant.

L’amour dans cette conception rapproche l’amoureux ou l’amant de ce qui donnerait la jouissance (donc de ce qui est le plus étranger).  

Martine Broda nous apporte une thèse tout à fait passionnante dans L’amour du nom. C’est que le poète donnerait une forme littéraire, mais on pourrait aussi dire littérale, à la Chose au sens où nous l’entendons. Autour de ce nom noyau, l’œuvre va se construire.

Dans la poésie lyrique :

  • De Béatrice, dont le nom accompagne le poète, de La vita nova à la Comédie, nous ne savons rien, ou presque (qu’elle lui a jeté un coup d’œil, qu’elle a rendu un salut, qu’elle n’a pas rendu un salut, qu’elle s’est mariée, qu’elle est morte). Elle n’est finalement pour nous qu’un nom. Mais autour est construite, rayonnante, toute l’œuvre.
  • De même pour Pétrarque : dans le Chansonnier, Laure n’apparaît que sous des formes verbales dérivées (le laurier, l’or, l’air, etc…).
  • Dans l’œuvre majeure de Maurice Scève, Délie est avant tout un nom, nous n’avons aucune idée de la femme dont il s’agit (mais il fait valoir l’idée, le lien, etc.). Ici aussi les recherches biographiques ne peuvent que manquer leur but.

Avec Hélène de Pierre-Jean Jouve, Elsa pour d’Aragon, ce qui est chanté, c’est le nom d’une absente. De même chez Michaux dans Nous deux encore ou chez Roubaud dans Quelque chose noir.

En effet, le poème se construit ici non pas autour d’une figure mais autour d’un trou[2]

De toutes façons, comme le dit un traducteur de l’Énéide :

« le mouvement vrai n’est pas dans l’action mais dans la mélodie interne, […] les images elles-mêmes jaillissent du choc des mots, non pas en tant qu’ils désigneraient quelque chose […] mais en ce que les syllabes d’un mot à l’autre se heurtent ou copulent pour une valeur de coloris ou de sonorité ».

Le poème donne une forme littérale à l’absence, il tourne autour d’un vide. Pensons à « l’absente de tous bouquets » qui est la définition de la rose poétique pour Mallarmé.

Le nom peut être caché. Je l’ai dit de Pétrarque, mais cela pourrait s’appliquer aussi bien à un nom divin : amour du tétragramme imprononcable dans le judaïsme, ou du centième nom d’Allah dans l’islam.

L’amour par la lettre

La clinique nous donne une autre voie. Une patiente, repérant sur mon bureau le livre L’amour du nom de Martine Broda, a pensé que je l’avais mis en évidence exprès, pour faire interprétation. En effet, tous ses amants ont des prénoms dérivés d’un nom de lieu lié à son père, toute son histoire est liés à ce signifiant majeur qui pourrait constituer si l’on veut, un nom secret. Charles Melman parle d’une analysante pour qui le mot neige, prononcé dès la première phrase qu’elle lui a dite, organisait toute son histoire.

Nous savons combien toute histoire amoureuse est régie par des signifiants, et par des noms, que ce soit ou non sensible pour le sujet.

Car la lettre, au sens où nous l’entendons – le matériel que le discours concret emprunte au langage – constitue le support de l’inconscient. Ce littoral littéral sépare le savoir inconscient et la jouissance (Lituraterre). J’ajoute à ce rappel une remarque profonde  de Melman qui disait que la lettre de l’inconscient est plutôt constituée de consonnes.

Nous voulions faire valoir qu’au-delà du signifiant, au-delà du nom, il y a la lettre qui en constitue comme l’ossature, qui est déterminante bien plus que ce qu’on croit aimer chez l’autre. Certes, selon des modalités diverses. Lettre perdue qu’on croit retrouver ou dont on partage le manque avec l’autre. Il y a bien un amour par la lettre. Chacun de nous sait l’importance de la lettre dans l’amour, aussi bien chez lui-même que chez ses patients.

Cet amour de la lettre, on le retrouverait évidemment dans l’amour de la littérature, de la poésie, voire  dans l’amour des textes sacrés ?

La lettre par l’amour

Donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Dans la deuxième partie de la formule, il ne s’agit pas de l’amour « malheureux » mais évidemment de l’amour de transfert. Effectivement, l’analysant dans cet amour asymétrique, offre ce qu’il n’a pas, à quelqu’un qui ne le prend pas à sa valeur faciale. C’est ce qui permet à cet analysant d’accéder à la lettre de son inconscient.

Puisque l’analyste n’en veut pas, de ce manque que lui offre le patient, ne s’arrête ni à dramatisation qui lui est proposée, ni à une causalité psychologique, il s’agit d’aller au-delà – peut-être ici faudrait-il dire en-deçà – du signifiant, à quelque chose de la lettre qui commande. Et c’est ce qu’on fait valoir par l’équivoque signifiante.  

Sans interpréter pourtant. La lettre ne s’interprète pas, elle est en elle-même dénuée de sens.

Après avoir parlé du narcissisme, et du symbolique de l’amour, Nous voulions seulement montrer les relations entre

  • la lettre qui provoque l’amour, mais à quoi l’amour vient d’ordinaire faire écran en s’arrêtant à une physionomie,
  • et l’amour de transfert qui permet au patient de saisir quelque chose de ce qui l’actionne, quelque chose de la lettre de son inconscient.

        


[1] Ce texte a été discuté à plusieurs reprises avec Angela Jesuino.

[2] Les poèmes à proprement parler érotiques sont rares, sauf peut-être dans l’Anthologie, chez John Donne ou chez Baudelaire parfois. Quant aux poèmes érotiques d’Apollinaire, leur joyeuse incongruité évoque l’objet qu’on ne peut montrer, pas par des moyens imaginaires mais au contraire proprement littéraires. De même La disparition de Perec.