La psychose et les femmes - Introduction de Charles Melman
2018

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MELMAN Charles
Séminaire d'hiver

S’il est vrai qu’une femme n’est pas toute, cela voudrait dire aussi que pour une part elle est folle – et je vois des hochements d’approbation parmi vous… Mais oui ! Parce que la question première c’est : qu’est-ce qui fait impossible pour une femme ? Est-ce qu’il y a de l’impossible pour une femme ?

Je ne sais pas ce que vous en pensez. Ça ne paraît pas démontré ? Ça ne paraît pas a priori évident ?

Dans cet examen du statut de la femme et de son rapport à la psychose, d’abord il est évident que la castration est pour elle plus claire. Plus claire, tout simplement parce que le bonhomme, lui, il est tout phallique, et que donc du même coup on pourrait en attendre tout ; tandis qu’elle, elle est marquée par le fait qu’elle n’est pas-tout. Voilà bien une forme de castration non seulement singulière mais pas évidente, puisqu’elle ne semble aucunement relever d’un rapport au Nom-du-père.

J’aimerais éventuellement que vous me contredisiez, que vous me disiez que non, mais est-il clair que le pas-tout phallique relève d’une bénédiction, de la marque du Nom-du-père ? N’est-ce pas plutôt une position qui ne peut être valorisée, elle, que par les œuvres : faut travailler, faut faire ce qu’il faut pour se faire reconnaître, et se faire reconnaître comme pas-toute phallique, c’est-à-dire en se mettant au service, à la fonction qui est assurément d’assurer la jouissance de qui se réclame du phallus.

Première question, le statut féminin ne vaudrait-il que par la position, la place de celle ou de celui qui s’y engage – place qui à mon sens reste un peu trop énigmatique, quoique d’un usage tellement courant parmi nous – place de l’Autre. Avec un premier appui pris sur ceci, c’est que le statut se trouve déterminé par la place donc que l’on se trouve prendre ou ne pas prendre.

La place de l’Autre, finalement je le dirais comme ça, c’est un grand fourre-tout. C’est la place de tous ceux qui ne se trouvent pas marqués d’une reconnaissance phallique dans leur rapport au nom-du-père. Il y en a un certain nombre, et s’ils ne veulent pas prendre le statut d’étrangers, c’est-à-dire comme relevant d’une autre lignée que de celle dans laquelle ils sont amenées à vivre, eh bien il n’y a pour eux d’autre recours que de venir se mettre au service du grand Un, phallique celui-là, et de s’y illustrer par leurs œuvres.

Souvenez-vous de cette grande discussion au sujet de la grâce, savoir s’il était possible ou non de l’acquérir par les œuvres, grande discussion qui est à la genèse du protestantisme. Mais il est clair que oui, c’est de la façon dont je vais ou non me mettre au service du Un phallique considéré, que je serai admissible ou pas. Et si je n’ai d’autre recours que de venir à cette place Autre ou de m’affirmer dans une identité différente – je prends volontiers ce type d’apport parce qu’il vient croiser celui que nous rencontrerons au mois de mars au sujet de l’exil – la question pratique pour nous, la voilà : est-ce qu’on peut être marqué par la castration sans en forçant en quelque sorte la volonté du père, mais au prix de s’illustrer par des œuvres mises à son service ?

Et donc on peut voir par ce biais, le type de détour qui permet de ne pas être complétement dingue. Puisque c’est là l’autre issue, et celle qui nous intéresse plus spécialement aujourd’hui par des dispositions que Schreber a explorées. Avec évidemment cette petite difficulté, c’est que pour lui, le pas-tout, c’est-à-dire ce qui impliquerait justement l’un des effets, l’une des modalités de la castration, eh bien c’est bien parce qu’il l’ignore qu’il est fou, et il ne trouvera un semblant de stabilité qu’en se faisant la femme toute.

On s’aperçoit assez que le vécu féminin – l’exigence féminine, ce qu’elle réclame, ce dont elle souffre – se trouve entièrement disposé par un type d’organisation complétement indifférent au fait de savoir si elle est vivante ou pas, s’il s’agit d’un être vivant ou de n’importe quoi. C’est comme ça que ça marche !

Par exemple d’occuper, de trouver sa place dans le grand Autre. Mais quelle place ? Représentée par qui, par quoi ? Au titre de Un ? Sûrement pas, parce qu’il n’y a pas de Un dans le grand Autre. Elle réclamera évidemment d’être Une, mais avec même une question supplémentaire –  est-ce qu’elle sait compter ? Pour elle il n’y a pas le Un, mais est-ce que la suite des nombres ça fonctionne pour elle (deuxième, troisième, quatrième, etc.) ? Ou est-ce que la suite des nombres n’est pas un accident, un malheur ? On est Un, ou on n’est pas. Mais comme dans l’Autre elle ne peut pas être un – sauf justement comme Schreber, à se faire toute – elle ne peut y figurer que sous la forme de la coupure, c’est-à-dire la place du sujet hystérique.

Alors là je dois dire que j’ai une certaine difficulté avec l’écriture de notre maître. Et pourquoi pas ? je ne vois pas pourquoi ça devrait à chaque fois aller de source, être immédiat. La place du sujet dans l’Autre, qui nécessite donc un trou creusé dans le continu, cette place elle est aménagée par l’objet du fantasme, qui a cette occasion se révèle bien être le pur manque. Mais, c’est une question qui a déjà beaucoup été posée, est-ce qu’une femme fonctionne dans le registre du fantasme ? Ça ne paraît nullement évident a priori, que le désir d’une femme soit organisé à priori par le fantasme. Alors elle s’affirmerait comme sujet dans l’Autre sans aucunement que cette place soit aménagée par la chute de l’objet organisateur de son désir ? À vrai dire, c’est là tenir une position d’affirmation subjective très précaire.

Qu’est-ce qui légitime mon existence dans l’Autre ? Je m’arrête tout de suite là-dessus en me demandant l’effet que peuvent vous faire ces quelques remarques qui après l’excellente introduction de notre ami Marc Darmon peuvent paraître hétérodoxes, mais qui me semblent néanmoins directement inscrites, faites à partir de l’écriture lacanienne.

Et je reprends donc à propos de la place de la femme dans l’Autre, la place du sujet féminin, quel est à ce moment-là pour elle l’impossible salvateur sans lequel, justement, on sombre dans le délire ? S’il n’y a rien qui résiste, qu’est-ce qui fait pour elle espace réel, si ce n’est justement l’expression, le travail à fournir d’une existence faite dans l’exigence d’être reconnue, pour justement se maintenir là dans la dimension même de l’impossible, c’est-à-dire l’existence étant vécue elle-même comme relevant de l’impossible – mais en vivant ce risque d’être non reconnue, défaite, annulée, supprimée.

Moi j’ai le sentiment que ces digressions que je vous propose débouchent sur une clinique qui est celle de notre normalité. C’est la norme, tout ça. Il faut cesser de n’envisager que sous l’angle de l’extravagant, ou de l’insupportable, ou de la douleur, le type de condition fait à l’existence, et surtout je dis bien à la question majeure qui est celle du rôle déterminant de la place que l’on est amené à occuper ou pas. Parce qu’on va dire ceci, c’est que le fonctionnement courant du sujet, eh bien c’est de pouvoir changer de place. Celui qui ne peut pas changer de place, celui qui est arrimé, c’est évidemment le paranoïaque. Il y a dans la diversité des relations privées, et ça vaut en particulier dans les relations sociales, une faculté qui est attendue, et qui est de pouvoir occuper tantôt une place, à l’occasion celle du petit chef ou du grand chef, et puis à l’occasion la place du serviteur par exemple. Ça nécessite donc, et je prends le problème de la situation sociale, mais ça vaut aussi bien dans la situation privée qui n’est absolument pas en général le plus souvent univoque.

Je voudrais terminer sur une dernière remarque. Le destin du paranoïaque est commandé par ceci qu’il n’a pas trouvé d’autre place que celle du au-moins-un – c’est l’Autre qui est la place tenue par une femme –, son destin est réglé par ceci que la seule place qui pour lui va s’avérer habitable dans le grand Autre, c’est la place de l’au-moins-un. Avec quelles conséquences cliniques ? Délire de grandeur ? Eh bien oui, y a de quoi ! Plus intéressant,  délire de jalousie. Plus intéressant pourquoi ? Parce que justement il n’y a que du Un, ça ne se numérote pas ! Délire de revendication ? Ça c’est beaucoup plus étrange ! C’est-à-dire qu’il faut qu’on sacrifie pour lui. Cette remarque me semble personnellement bateau, mais ce sont évidemment les caractéristiques majeures du dieu que nous aimons.

Le destin de ce type, ce qui lui tombe dessus, ce par quoi il va être habité, tient exclusivement à la seule position qu’il a trouvée tenable pour lui. Il n’y peut rien ! Voilà ce qui se déclenche et qui va animer son propos, et sa vie, et ses sentiments, à partir du moment où il est venu à cette place. Y compris évidemment ce dernier trait qui est susceptible de le ravager, sauf s’il est Schreber, c’est-à-dire le caractère féminin de cette position, puisqu’après tout, le sexe de Dieu,  on ne sait pas trop. Et donc la menace à laquelle il est exposé, d’être féminisé, qu’on ne veuille le faire femme.

Je prends donc ce biais qui n’est pas canonique, parce que je trouve que la clinique qui de tout cela se dégage, elle nous implique.

Et enfin cette remarque méthodologique et que j’adresse très volontiers à mes amis et camarades de Sainte-Anne. La clinique, la clinique, la clinique ? Non, mais attendez ! chacun de nous est comme Schreber, il ne voit que ce qui lui est rendu possible de voir ou de ce qui lui est imposé de voir. Il n’y a pas de vision qui soit naïve. Ça c’est le vieil espoir rousseauiste : la nature qui nous enseigne, qui va nous faire la leçon, qui va nous apprendre. Elle s’en fout complètement la nature, elle n’a rien à nous apprendre ! Et d’autre part lorsque j’examine un patient, bien sûr je ne vois que ce que mon propre système, mes propres partis-pris, mes propres aliénations me permettent éventuellement de pointer chez lui. Autrement dit, la clinique relève toujours de ce que l’on appelle pompeusement une théorie, alors que ce ne sont jamais que des facultés liées à ce que l’inconscient permet de voir ou de ne pas voir. Et c’est à l’intérieur de ce qu’ainsi l’inconscient me permet de voir ou de ne pas voir, de déchiffrer, à supposer qu’il y ait des points d’accroche avec celui du patient. Ce qui est toujours d’ailleurs admirable, parce qu’on se demande comment dans notre diversité, puisque nous sommes chacun différents, nous arrivons néanmoins à parler ensemble, et parfois même à faire plus que parler, ce qui est encore plus miraculeux ! Mais donc la clinique, c’est ce qui vient remplir les petits trous qui organisent mon système.

Et si je n’ai pas idée de ce qu’est mon système, ce que je raconte c’est simplement une façon de me mettre d’accord avec mes camarades. Ça c’est très important, de  se mettre d’accord avec les camarades, parce qu’à partir de là on est rassuré, et on est tranquille, et on a un savoir.

Des décennies après Lacan – dont certes nous nous aidons, nous nous guidons, etc. – sur ce thème majeur et qui fait toujours résistance, ceux qui le souhaitent sont quand même convoqués. Faut y aller, là, faut y aller, parce que la conception qu’une société se fait de la psychose est assurément majeure. Qu’aujourd’hui par exemple la psychose ce soit des troubles du comportement – autrement dit la subjectivité, on n’en a rien à faire – il est évident que ça compte, que ça marque. Que la psychose ce soit un dérèglement de l’organisme, que l’on est déterminé, que l’on n’est jamais construit que par le stock avec quoi on est venu au monde, les conséquences sont considérables Ce sont des thèses très très lourdes ! Et évidemment, je ne sais pas si je vais oser me servir de ce terme, mais très déshumanisantes évidemment : tu n’es rien que ton corps, ou tu n’es rien que ton comportement. Et ça marche, c’est admis sans problème majeur…

Donc j’essaie, autant que je le peux de vous exciter ou de vous allumer sur ces thèmes. Là nous pourrions tenter de nous illustrer par nos œuvres, pas seulement par notre nomination. On est tranquille, on est lacanien et il n’y a plus qu’à se lasser vivre, pas de problèmes d’identité. Moi je suis lacanien, et puis les autres, c’est bien comme ça qu’ils me voient…

Alors, avec ce que ces journées soulèvent, nous allons sûrement pouvoir vérifier grâce à vous que nous sommes au centre de questions qui vont être aussi bien cliniques, que sociales, que politiques. Ça concerne tellement de points…

Voilà donc ces quelques flèches si ça en sont, par lesquelles j’essaie de vous piquer.

Transcription : Solveig Buch

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