La perversion, de 1714 à nos jours.
2019

-

DUFOUR Dany-Robert
Séminaire d'hiver

La perversion, de 1714 à nos jours.

Dany-Robert DUFOUR

philosophe

Jean-Pierre Lebrun, connaissant bien mes travaux sur La Cité perverse, cependant que je connais bien les siens sur La Perversion ordinaire, m’a demandé si j’avais éventuellement quelque à dire sur la perversion “hors” la loi, ou “contre” la loi, voire même “tout contre” la loi. J’ai répondu que non. Car, depuis que j’ai, disons, forcé l’accès à quelques sources soigneusement refoulées par l’historiographie courante, je tiens que la perversion, c’est la loi. Un rapport qui a commencé à se mettre en place, il y a trois siècles. Si bien que, maintenant, la perversion, c’est la loi, rien que la loi, toute la loi. À ceci près qu’elle se dissimule comme telle. Normal, puisque la perversion est un peu perverse. Jean-Pierre Lebrun m’a donc invité à soutenir cette proposition et c’est pourquoi je me retrouve à présent devant vous.

Comme je suis philosophe, je ne partirai pas de cas ou de vignettes cliniques, mais d’un texte très court et très actuel. Par court, je veux dire qu’il ne compte que 24.000 caractères (soit une douzaine de pages). Et, par actuel, je n’entends pas qu’il est récent, mais qu’il est d’une grande actualité au sens où il me semble une introduction essentielle à notre présent et au rôle qu’y joue désormais la perversion. Pour tout vous dire, je tiens ce texte, datant de 1714, comme le manifeste qui a tout simplement proposé la perversion comme nouveau destin du monde.

Il s’intitule Enquiry into the origin of moral virtue[1] ‑ en français, Recherches sur l’origine de la vertu morale. Il a été écrit à Londres, aux premières heures de la première révolution industrielle où s’est formé ce mode qui domine aujourd’hui totalement le monde, le capitalisme. Son auteur, Bernard de Mandeville (1670-1733), était un philosophe et un médecin des passions de l’âme (“psy”, dirait-on aujourd’hui) qui avait ouvert à Londres un cabinet, le premier du genre, où se pressaient – cela devrait vous intéresser – les hystériques et les hypocondriaques d’alors, à qui il proposait, pour tout traitement, de parler. De parler “dans leur idiome” et “tout le temps nécessaire”, disait-il. Voici donc un “”psy” qui a vu et entendu comment se sont alors nouées ces trois économies : psychique, marchande et politique. Car, en plus d’être philosophe et “psy”, il est aussi fondateur de la pensée économique libérale moderne (inspirateur direct d’Adam Smith et des Utilitaristes). Ce texte a donc été publié la première fois en complément de l’édition de 1714 de l’œuvre la plus connue de Mandeville, La Fable des abeilles – je vous renvoie à l’édition des cinq textes que je viens d’établir, précédés d’une longue préface de 100 pages sur Mandeville[2].

Avant que d’être proscrit et de sombrer dans l’oubli, cet écrit n’avait pas échappé à Voltaire qui y avait fait de larges emprunts dans les chapitres 8 et 9 de son Traité de Métaphysique de 1734, sans toutefois mentionner le nom de Mandeville et en en affadissant beaucoup les thèses originales. Or, celles-ci étaient tellement sulfureuses qu’elles finirent, dès qu’elles furent mieux connues, au bûcher ― les écrits de Mandeville seront condamnés par le Grand Jury du Middlesex en 1723, puis mis à l’index et brûlés à Paris par le Bourreau à Paris en 1745. Ce fut le plus grand scandale philosophique de l’Europe des Lumières. Pour couronner le tout, on transforma son nom, Mandeville, en Man Devil, l’homme du diable ― vous voyez qu’on était déjà un peu lacanien à cette époque.

*

Voyons donc ce texte. Ce n’est pas un écrit d’accès immédiat parce que Mandeville, qui veut quelque peu cacher les propositions un peu abruptes qu’il avance, doit employer des stratégies rhétoriques pour mieux les enrober et les faire passer. Comme je n’ai pas le temps ici de présenter ces artifices, j’irai droit au but en tentant d’isoler chacune des propositions en vue de faire apparaître leur enchaînement logique. Ces propositions ressortissent de plusieurs niveaux. Ou plutôt de plusieurs économies. Ce texte recèle en effet des éléments d’économie discursive, d’économie politique, d’économie marchande et d’économie psychique. Ensuite, je ferai un certain de considérations sur les implications disons philosophiques de ce texte ― à mon avis, considérables.

*

Il n’existe pas de bonne traduction de ce texte. Celle de 1740 est assez fautive et celle des années 1980, trop académique. Je l’ai donc retraduit en vue d’une publication à venir et voici, à mon avis, les propositions dont se constituent ce texte. J’en ai compté dix.

  • ● 1° Il traite d’une question centrale en économie politique : comment faire vivre les hommes ensemble sachant qu’ils sont égoïstes et que la contrainte n’est pas suffisante pour les soumettre ? La réponse mobilise un élément venu de l’économie psychique : il faut que les hommes modèrent leurs appétences. Or, dit Mandeville, aucun argument raisonnable, même savamment prodigué, n’a jamais pu persuader les hommes de suivre cette sage recommandation.
  • ● 2° Pour qu’ils consentent à obéir aux lois, il faut ― rançon de leur égoïsme ― les payer (comme dans toute bonne économie de marché). Mais, comme ils sont nombreux et qu’il n’y aurait jamais assez d’argent pour tous les rémunérer, il faut les dédommager avec une monnaie… qui ne coûte rien ― sinon un peu de vent. C’est en effet en parole ― retour à l’économie discursive ― qu’on peut les payer, avec des flatteries célébrant l’étendue de leur entendement, leur merveilleux désintéressement personnel, leur noble souci de la chose publique ― en bref, l’élévation de leurs âmes.
  • ● 3° Cette façon de circonvenir les hommes constitue, selon Mandeville, l’essence du Politique, le cœur de l’économie politique. Il soutient ici un point de vue très original : pour lui, c’est d’abord le politique et non la religion qui promeut l’idée de bien afin de tenir les hommes en bride. La religion ne se réduit pas en effet à la forme que lui a donnée le monothéisme judéo-chrétien, ordonnant la séparation du bien et du mal. Mandeville rappelle avec raison qu’il a existé d’autres formes du religieux, notamment les polythéismes, dans lesquelles les notions de bien et de mal étaient beaucoup plus mouvantes, voire même absentes.
  • ● 4° Le politique est donc, selon Mandeville, cette instance qui organise depuis toujours la flatterie. Celle-ci peut prendre des formes très diverses telles que, dans l’empire romain, ces monuments, ces arcs, ces trophées, ces statues, ces couronnes militaires… qui sont autant d’éloges publics accordés aux vivants pour flatter leur orgueil et donc autant de récompenses imaginaires accordées aux hommes. Ce qui en résulte, les vertus morales, ne sont donc que des productions politiques résultant de l’action de la flatterie sur l’orgueil. Il n’est donc rien de plus inauthentique que ces vertus puisqu’elles reposent sur le plaisir donné aux individus de “passer aux yeux des autres, dixit Mandeville, pour ce qu’ils ne sont pas” au point qu’ils vont croire eux-mêmes à leur propre vertu. C’est par là qu’on peut les tenir mieux qu’aucune contrainte par corps ne le ferait. Mandeville pose donc que les hommes ne sont pas là où ils pensent.

C’est clairement ici le “psy” qui parle. Celui qui ne peut accepter l’éminence du sujet conscient à lui-même telle qu’elle avait été soutenue par Descartes (“Je pense donc je suis”). Lequel était dans le collimateur de Mandeville depuis qu’il avait affronté sa pensée lors de sa thèse de philosophie à Leyde en 1689. Mandeville n’a eu de cesse depuis lors que de démonter “la ridicule philosophie de ce vain raisonneur”[3]  ― on pourra revenir sur ce point pour indiquer que Lacan fera pareil en 1967 dans la logique du fantasme puisqu’il fendra en deux la formule de Descartes. Non pas Je pense donc je suis, mais je ne suis pas là où je pense et je ne pense pas là où je suis.

  • ● 5° Cette politique de la flatterie n’est pas seulement mise en œuvre dans les grandes nations, elle l’est également dans des sous-ensembles régionaux, urbains ou professionnels. Et, preuve de son efficacité, on l’utilise aussi comme l’un des premiers ressorts dans l’éducation des enfants. On les flatte en effet pour l’exécution, même malhabile, d’une action qu’on voudrait qu’ils accomplissent en les assurant qu’ils se comportent alors “comme des grands”.

D’ailleurs, les grands eux-mêmes, les Alexandre, les César, aiment à être flattés dans leur amour propre en jouissant sans trêve des applaudissements de leurs sujets.

Tous les hommes vivent donc dans le monde imaginaire de la flatterie, en se nourrissant de “cette monnaie de la louange qui n’est que du vent”.

  • ● 6° Si l’on objecte à Mandeville qu’il existe des actions désintéressées telles que celles motivées par la pitié, il répond que la pitié n’est en soi ni bonne ni mauvaise puisqu’elle est aussi ce qui permet de tromper en faisant, par exemple, succomber une vierge ou corrompre un juge. De même, lorsque l’on sauve un bébé sur le point de tomber dans le feu. Nous le faisons parce que ce geste héroïque ne peut que flatter notre amour propre. Et parce que ne pas le faire nous aurait infligé à nous-mêmes une vive douleur en dérogeant à l’instinct de conservation qui ordonne aux vivants de persévérer égoïstement dans leur être.
  • ● 7° Cette politique de la flatterie, menée par des politiques rusés et par des législateurs avisés (des “lawgivers”, c’est-à-dire des “faiseurs de lois”) est donc la seule susceptible de pouvoir faire vivre les hommes ensemble. Il suffit qu’elle fonctionne auprès d’un certain nombre d’hommes pour que l’ensemble social soit tenu.

Il en résulte deux classes. Un petit nombre auprès de qui cette politique n’est pas efficace composeront une classe d’individus courant sans cesse derrière les jouissances immédiates et ne pensant qu’à leurs avantages personnels : c’est la classe dangereuse composée des bandits, des voleurs, des proxénètes, des prostituées, des mendiants, des trafiquants… Mais cette basse classe d’irréductibles est indispensable puisqu’elle permet de poser en regard une classe haute, composée de créatures qui se targueront d’avoir réussi là où les autres ont échoué, ce qui leur permettra de s’ériger en modèle en (se) donnant une idée d’eux-mêmes d’autant plus haute qu’ils s’afficheront comme capables de se modérer et de prendre autrui en considération.

  • ● 8° Pour constituer ce tableau, Mandeville est parti des maximes sur l’amour propre de La Rochefoucauld[4] (qu’il avait beaucoup lu). Mandeville a considérablement développées ces maximes au point de construire une théorie en forme de grand théâtre social où il apparaît que nous sommes tous pris dans d’infinis jeux de dupe et de trompe-couillon. Si Mandeville en était resté là, le tableau serait déjà lourd.
  • ● 9° Or Mandeville ― c’est là son génie ― va en rajouter une couche. Et pas n’importe laquelle. Il existe, affirme-t-il, une troisième classe, composée des pires d’entre tous (“the very worst of them”, des pervers en somme), qui se caractérisent de faire semblant d’obéir à la loi dans un double but : profiter du prestige des vertueux et, surtout, tenir tout le monde tranquille afin d’en tirer tous les bénéfices possibles.

Ceux-là simulent l’abnégation en parlant comme ceux de la classe haute et ils dissimulent qu’ils veulent exactement ce que convoitent ceux de la classe basse, en vantant le dévouement au bien public. Ils forment donc cette troisième classe d’ambitieux qui récoltent tous les bénéfices, qui font tourner les affaires et qui, grâce à leur double jeu, pourront gouverner avec facilité. Il leur suffit en effet de prêcher l’esprit de dévouement au bien public pour mieux contraindre à l’abnégation tous les autres en vue de les faire travailler à leur service et de récolter les fruits de leur labeur.

  • ● 10° Enfin, coup de grâce ― c’est le cas de le dire puisque Mandeville entre alors dans le plan théologique. Admirons ici l’audace de l'”homme du diable”. On pouvait croire après cet éloge des “pires d’entre tous” que Mandeville s’était exclu de lui-même de la religion qui, dans les monothéismes, prêche l’amour du prochain. Il n’en est rien puisque l’essai de Mandeville se conclut en apothéose, c’est le cas de le dire : il exalte la puissance de Dieu. Non pas que Mandeville fasse alors acte de contrition. Non, car Mandeville persiste et signe. C’est tout simplement une nouvelle religion qu’il annonce. Une nouvelle religion qui bouscule les prêches classiques sur le bien et le mal. Cette dernière partie permet de faire retour sur ce passage du début (ici en 3°) où Mandeville déniait à la religion tout rôle dans le discernement du bien et du mal. C’est cette idée qu’il reprend à la fin en suggérant que cette élection des salauds (les “pires d’entre tous”) pourrait bien, en définitive, être voulue par Dieu. Autrement dit, si Dieu a fait les hommes imparfaits, cupides, menteurs, ce pourrait bien être, selon Mandeville, à dessein. C’est peut-être scandaleux, mais c’est ainsi. Ce que Mandeville suggère, c’est que le temps des hommes saints, ou supposés tels, est révolu, terminé. Il faut confier son destin aux pires d’entre les hommes, ceux qui veulent toujours plus quels que soient les moyens employés, car c’est la seule voie possible pour que la richesse s’accroisse et, de là, ruisselle sur le reste des hommes. Ce qui permettra au plus grand nombre d’entre eux d’atteindre le bonheur temporel, c’est-à-dire le paradis sur terre, ou presque.

*

Il est intéressant de noter qu’une bonne partie de la thèse de Mandeville est très compatible avec celle développée deux siècles plus tard par Freud dans Malaise dans la Civilisation montrant que la civilisation repose sur la répression pulsionnelle. Laquelle crée une classe de névrosés prêts à se punir dès qu’ils croient avoir transgressé. C’est aussi ce que dit Mandeville. Ici par exemple : comme “ces pulsions de la nature sont très pressantes, qu’il est très pénible d’y résister et très difficile de les maîtriser entièrement”, il ne reste à ces individus qu’à se faire “une guerre continuelle avec eux-mêmes”. C’est le portrait même du névrosé de Freud.

Ce processus crée donc deux classes: ceux qui n’acceptent pas de renoncer à leurs appétences et ceux qui acceptent d’y renoncer moyennant une récompense imaginaire, la flatterie, qui leur procure le plaisir de passer aux yeux des autres et d’eux-mêmes pour ce qu’ils ne sont pas, à savoir des hommes vertueux. Or, cette récompense imaginaire, étant un arrangement pour parer à la non-satisfaction de leur désir correspond précisément, si j’en croie ce que Lacan dit de la Logique du fantasme, à ce qui s’appelle aujourd’hui le phantasme. Au sens exact donc que la psychanalyse donne à ce terme : ce qui permet au sujet de faire face à une réalité qui ne lui convient pas en substituant à cette réalité refoulée ou refusée un monde imaginaire où son désir est accompli.

Pour le dire en d’autres termes : ce qui ne convient pas au sujet selon Mandeville, c’est de renoncer à ses appétences, mais il le fait cependant pour accéder à ce monde imaginaire où il pourra jouir du plaisir de paraître vertueux ― je dis bien de “paraître” (ce qui se dit phainein en grec qui a donné en français le mot “phantasme”).

Deux classes, donc. Or ― c’est là où le détour par Mandeville est fort intéressant par rapport à ce que dit Freud ― il postule qu’il existe en plus une troisième classe. Elle se caractérise de subvertir la division en deux classes séparant ceux qui n’obéissent qu’à leurs “désirs animaux” de ceux qui obéissent, ou tentent d’obéir, à la loi. Ce troisième groupe, faible en nombre, est constitué des pires d’entre les hommes (“the very worst of them”). On les appellerait aujourd’hui des pervers. Ils se caractérisent donc de simuler l’abnégation en parlant comme ceux qui obéissent à la loi et de dissimuler leurs désirs insatiables tout en cherchant à les assouvir comme ceux qui désobéissent.

*

Si Mandeville a exploré un champ décisif à propos de la perversion (vite refermé ensuite et jamais rouvert), c’est parce qu’il a donné à la perversion une autre place que celle de Freud, tout occupé par la névrose. Probablement parce que, à la suite des travaux de Krafft-Ebing (Psychopathia Sexualis, 1886), Freud a pour l’essentiel cantonné la perversion aux pulsions sexuelles.

Rassurez-vous, je ne vais pas vous faire des leçons sur la perversion selon Freud. Remettez-vous seulement en tête les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905, 1910, 1924), avec les fétichismes du pied et de la chevelure comme aberrations d’ordre sexuel et, dans les théories sexuelles infantiles, celles qui consistent à attribuer un phallus aux femmes. Dans le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), Freud conjecture que le fétiche fonctionne comme substitut du phallus de la mère. Dans Le fétichisme (1927), il avance que la perversion ne relève ni du refoulement (comme dans la névrose), ni de la forclusion (comme dans la psychose), mais du déni (Verleugnung) : le sujet reconnaît que la mère n’a pas le phallus, mais nie cette reconnaissance pour continuer à croire qu’elle l’a. Ce dontOctave Mannoni a tiré cette fameuse et si juste formule :”Je sais bien, mais quand même”.

Quand je dis que Mandeville va peut-être plus loin que Freud, je ne veux nullement dire qu’il faille oublier les analyses freudiennes sur la perversion. Elles sont au contraire très instructives et utiles car elles montrent que les pervers ne se contentent pas du phantasme, c’est-à-dire des gratifications imaginaires qui suffisent pour combler, ou presque, les névrosés. À la place du phantasme, on trouve le fétiche. En effet, armés de leur fétiche, ils interviennent dans la réalité pour croire la corriger en ce qu’elle a pour eux d’imparfait. Bref, ces excellentes analyses de Freud n’ont qu’un seul tort : celui de cantonner la perversion aux pulsions sexuelles. Et c’est justement là où Mandeville est rétrospectivement très novateur car il considérait d’emblée l’aspect social des perversions.

*

Comment une telle intuition a-t-elle été possible dès le début du XVIIIe siècle ? La réponse est aisée pour peu qu’on ait lu ce texte que personne ou presque n’a lu depuis trois siècles. Dans un premier temps, on y voit Mandeville passer du plan logique (deux classes dont l’une accepte la récompense imaginaire et l’autre non) aux plans psycho―logique et socio―logique. Puis, dans un deuxième temps, Mandeville établit un rapport direct entre ces deux plans, celui de la division subjective (conscient/ inconscient) et celui de la division sociale (en deux classes, plus une). C’est en effet à partir de la division subjective (les hommes ne sont pas là où ils pensent, ce qui permet de payer leur renoncement avec du vent) que Mandeville a inféré la division en classe de la société : ceux qui refusent le dédommagement imaginaire, ceux qui l’acceptent, plus ceux qui sont dans le déni, refusant le dédommagement imaginaire tout en l’acceptant, à moins qu’ils ne l’acceptent tout en le refusant.

Bref, le pervers de Mandeville ne veut pas spécialement mettre un fétiche en forme de zizi ou de tout ce que vous voudrez sur le sexe des femmes, mais il veut aussi et surtout posséder des affaires de plus en plus grosses, récolter tous les bénéfices, dominer les autres, gouverner avec facilité ou, pour mieux dire, bien manipuler les autres. Autant dire que ce pervers mandevillien¸ il ne gâche pas son talent en s’épuisant dans de vains petits jeux sexuels puisqu’il est capable de voir beaucoup plus loin que le bout de son pénis. Pourquoi en effet s’en tiendrait-il à ses génitoires quand il peut jouir sans limite de toute la terre et baiser le monde entier ? C’est là ce que n’a pas bien compris, me semble-t-il Dominique Strauss-Kahn, alias DSK, lorsqu’il était “le banquier du monde”. Il en est resté à une vision étriquée de ses pouvoirs alors qu’il pouvait devenir le chef de cette classe extrême car doté de l’arme redoutable, le super fétiche, l’argent. Car c’est bien là le fétiche que désigne Mandeville. En conséquence, un Carlos Ghosn me semble beaucoup plus représentatif de la personnalité du pervers mandevillien. Voilà un homme avisé : d’une part, il pratiquait une politique radicale de réduction des coûts dans le consortium automobile mondial qu’il dirigeait et, de l’autre, il puisait à pleins paniers dans la trésorerie qu’il venait d’alimenter…

*

L’argent possède en effet des qualités qui lui permettent de fonctionner comme super fétiche. On peut le dissimuler (non seulement sous l’oreiller, mais aussi, aujourd’hui, par l’optimisation et l’évasion fiscales) et donc continuer de paraître comme les autres, ceux qui ont accepté de renoncer à satisfaire toutes leurs appétences (par exemple, en payant leurs impôts), ce qui permet de jouir du plaisir de paraître vertueux. L’argent permet en outre d’acheter toutes les jouissances. C’est pourquoi, au lieu de servir à la satisfaction des besoins, l’argent peut devenir une fin en soi. C’est l’auto-engendrement de l’argent. De l’argent qui pond de l’argent, ou de l’argent qui fait des petits, comme disait Marx qui emploie lui aussi et là aussi le terme de fétiche.

Et cela, bien sûr, nous amène vers le concept lacanien de “plus-de-jouir”. Ce concept surgit dans le séminaire de 1968-1969 intitulé D’un Autre à l’autre[5], c’est-à-dire quelques mois après les événements de mai 1968. Dans la séance du 13 novembre 68, Lacan fait appel à Marx et à la notion de Mehrwert, la “plus-value”, une somme d’argent empochée par le capitaliste, résultant du surtravail imposé aux prolétaires. Or, Lacan fait subir à cette notion de plus-value un déplacement. Il explique en effet que le marché économique qui s’est créé entre celui qui a vendu sa force de travail et le capitaliste contre de la subsistance, est aussi un marché de la jouissance puisqu'”un plus-de-jouir s’y établit, qui est capté par l’autre”, le maître. Or, cette plus-value prélevée par le maître est en effet aussi une réserve de fonds convertissable en jouissances de toute nature puisque, dans une économie de marché générale, on peut tout échanger et donc tout acheter, y compris des plaisirs, grâce à l’argent. En d’autres termes, cette plus-value est aussi, dit Lacan, un “plus-de-jouir” [accaparé par le capitaliste], obtenu par “la renonciation [du prolétaire] à la jouissance”.

*

Mandeville a donc vu venir un nouveau monde où certains hommes (les pires d’entre tous) se mettent à regarder l’argent comme le “sauvage” voyait l’idole : il possède trois qualités magiques. 1° Celle d’être échangeable contre n’importe quelle autre marchandise (fétichisme de la valeur), 2° celle de s’auto-engendrer et 3° celle de donner accès, comme plus-de-jouir, à toutes les jouissances. Dont la suprême : faire jouir Dieu. Je n’oublie pas que Lacan disait que “Le pervers vise la jouissance de l’Autre”. C’est exactement ce que Mandeville soutenait : que les pires d’entre les hommes, disons les pervers qui ont permis la naissance du capitalisme, sont les seuls à pouvoir faire jouir Dieu, c’est-à-dire à amener le monde terrestre vers un état d’abondance proche de celui du Paradis. On voit le résultat aujourd’hui. La promesse d’abondance faite par le capitalisme est en train de s’inverser : nous devions gagner toujours plus, nous sommes en train de tout perdre.

*

Voilà ce que je voulais vous dire. Vous vous interrogez, si j’ai bien compris, sur “perversion et pouvoir”, or je voulais vous demander si vous ne croyez pas que la 3e classe, invisible, invisibilise en quelque sorte la perversion, alors même qu’elle est au cœur du pouvoir actuel.

Ça invisibilise… À moins que… un jeune idiot, devenu Chef d’État un peu trop tôt, parce qu’il a mal compris Mandeville et qu’il n’a pas réussi à bien doser la flatterie en vue d’opposer des “vertueux” et des “dangereux” se regardant indéfiniment en chiens de faïence, apparaisse subitement à beaucoup comme le chef d’orchestre de cette troisième classe composée de ceux qui tirent les ficelles en simulant l’abnégation et en dissimulant leurs désirs insatiables. Le voilà donc poursuivi par une meute de Gilets Jaunes qui se sont rendus bien visibles pour le désigner comme le pervers manipulateur.

Une seule certitude : si cela se calme, cela ne peut que recommencer autrement.

 

[1]            Le texte original se trouve dans l’édition de référence des œuvres de Mandeville : The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, 2 vols. With a Commentary Critical, Historical, and Explanatory by F.B. Kaye, Clarendon Press, Oxford, 1924 [on line by Liberty Fund, Indianapolis, 1988]. Cf. Vol. 1, p. 77-84.

[2]         Dany-Robert Dufour, Mandeville, La Fable des Abeilles, avec une introduction et cinq textes de Mandeville dans la traduction de 1740 largement revue et corrigée : 1) Préface, 2) La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes, 3 ) Remarques sur La Fable des Abeilles, 4) Essai sur la charité et les Écoles de charité, 5) Vénus la populaire ou Apologie des maisons de joie, Agora Pocket, Paris, 2017.

[3]           Cf. Dany-Robert Dufour, Mandeville, La Fable des Abeilles, cf. “Remarque P”, op. cité, p. 200.

[4]            Ces Maximes sont saisissantes tant elles anticipent quelque chose de l’inconscient. Il suffit de relire la première (figurant dans la première édition, celle de 1664), qui décrit l’amour propre :

L’amour-propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille insensibles tours et retours. Là, il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines ; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer (…). Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes.

[5]           Lacan, D’un Autre à l’autre, livre XVI, Seuil, Paris, 2006.

Print Friendly, PDF & Email