“La Chute de la Maison Usher”, d’Edgar Poe : du refoulement au déni, une relecture contemporaine
La Chute de la Maison Usher est le nom d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, publiée en 1839 et dont le succès figura parmi les œuvres qui inaugurèrent un genre nouveau, celui du gothique issu de l’inquiétant et de l’étrange. L’histoire est celle du narrateur arrivant dans un vieux manoir aux murs effrités, à la demande de son ancien ami Roderick Usher, malade et sur le point de lui faire une révélation sur un mal qui l’oppresse. Lord Roderick Usher vit dans ce manoir avec sa sœur Lady Madeline, laquelle atteinte d’un mal étrange finit par mourir. Roderick Usher décidera de conserver le corps quinze jours dans un caveau du manoir familial, avant d’avoir la sensation ultérieure que sa sœur est revenue, après qu’ils l’aient, lui et son ami, enterrée vivante. Le retour de Madeline Usher sera celui d’une sœur spectrale dans son suaire blanc, tâché de sang, moment de frayeur qui emportera dans la tombe Roderick Usher, avant l’effondrement total du manoir dans l’étang qui le bordait. En octobre 2023, une série du même nom[1] reprend la trame initiale de cette nouvelle, la revisitant en 8 épisodes, chacun portant en titre celui d’une nouvelle d’Edgar Poe, proposant une nouvelle version de ce récit. Reprenant la thématique initiale, la mise en série offre une mise en abîme nouvelle sur cet effondrement. Ce qui constitue la trame du récit varie alors sur un élément imperceptible qui pourrait traduire une mutation psychique contemporaine en l’éclairant par cette fiction détentrice d’une vérité profonde.
Dans une archive de 1947 diffusée lors de l’émission “Profils perdus” en 1987, Marie Bonaparte, disciple de Freud ayant consacré un ouvrage à Edgar Allan Poe, évoque son analyse de la nouvelle. Elle explique, au sujet de la réapparition de Lady Madeline Usher, le cheminement de son questionnement : ” L’héroïne se met soudain à dépérir d’un mal singulier, cela me donna l’idée d’aller rechercher si dans son enfance il n’y avait pas une femme semblable, je découvris en effet que c’était sa propre mère”[2]. Marc Porée, professeur émérite de littérature, synthétise l’analyse de Marie Bonaparte : “Lady Madeline qui revient, ça serait le retour de la mère, la mère que Poe a perdue très tôt, à l’âge de deux, trois ans, morte de tuberculose. Et donc la dernière vision de Lady Madeline, c’est toute de blanc vêtu, mais tachée de sang rouge, vermeille, le rouge que les tuberculeux recrachent dans un dernier râle avant la mort.”[3] Le retour de cette sœur aimée morte puis revenant du caveau du manoir forme ainsi un retour du refoulé à double niveau, celui du protagoniste Roderick Usher qui voit sa sœur revenir, ce retour signant sa propre mort et l’effondrement du manoir d’une part. et d’autre part nous pourrions avancer que cette demeure se trouve bâtie telle la seconde topique freudienne, le caveau formant le lieu du Ça laissant resurgir ce que le maître du manoir pensait avoir enterré. Roderick Usher n’est dès lors plus maître en sa demeure, pas plus que le moi ne l’est dans sa propre maison[4]. Roderick Usher en meurt d’effroi, après ce surgissement, et le manoir est entraîné tout entier dans son effritement. Avec la mise en abîme pointant vers le refoulement de l’auteur, Edgar Poe, au sujet de cette mère morte faisant retour sous les traits de Lady Usher. Le refoulement est à l’œuvre à plusieurs étages, principe fondant l’inquiétant et l’étrange, et constituant la trame du récit dans son issue et ses conséquences.
Dans la série actuelle en 8 épisodes La Chute de la Maison Usher, relecture contemporaine de la nouvelle d’Edgar Poe, le patriarche Roderick Usher se retrouve dans cette nouvelle version avec sa sœur à la tête d’un empire pharmaceutique, empire basé notamment sur la vente savamment dosée d’opioïdes, afin d’effacer, telle est son intention, la douleur du monde. Ce désir d’effacer la douleur du monde prend racine chez les protagonistes dans la douleur vécue par leur mère, morte dans des souffrances face auxquelles ils n’ont pu que constater leur impuissance. En l’occurrence, cet effacement de la douleur pourrait faire écho à une définition de la santé appliquée au monde, à savoir celle du silence des organes[5] appliqué à l’ensemble de l’humanité. Lors d’un échange avec l’enquêteur Dupin auquel il livre ses aveux, dont le fait d’avoir causé la mort de chacun de ses enfants, il prononce ces mots : ” Le déni. C’est fou jusqu’où on peut aller à cause du déni. Vous savez pourquoi tant de personnes utilisent le déni ? C’est parce que ça fonctionne (…). Ce qu’il y a avec le déni, c’est que les problèmes se résolvent tout seul, et on a l’impression que ça fonctionne. C’est comme un placebo. “ Du refoulement marquant la nouvelle originelle, au déni qui est posée ainsi comme la clef de voûte de la Maison Usher, nous pourrions entendre un glissement qui s’opère, celui du mécanisme psychique caractérisant le rapport du sujet au monde qui l’entoure. Dans cette nouvelle revisitée en mise en série[6] contemporaine, la pesanteur névrotique du refoulement semble céder le pas face à la légèreté du déni et ses effets d’oubli, voire d’anesthésie. C’est à un affranchissement du refoulement que nous assistons chez les protagonistes, dans une mise en œuvre de jouissances débridées d’objets, allant de consommations toxicomaniaques aux libertinages grandiloquents, en passant par des expériences scientifiques et investissements financiers afin de produire des objets offrant la vie éternelle, véritables lathouses[7] technologiques ouvrant à une jouissance illimitée dans son intensité mais aussi dans le temps.
Ce déni dans cette relecture de Poe se trouverait associé à un nouvel opium contemporain, dans une opération qui diffèrerait quelque peu du clivage du Moi tel que Freud le posait, dans laquelle croyance et savoir s’annulent, et servant notamment de paradigme au fétichisme dans le déni de castration. Et diffère aussi de l’opération de clivage opérant dans la névrose obsessionnelle, déni de la mort, ces dénis que la formule de Mannoni résume ainsi « Je sais bien, mais quand même ». Ici le déni apparaît posé comme une principe anesthésique opérant au niveau de la réalité et de la responsabilité. Le monde deviendrait ainsi à l’image du corps sain un monde indolore, formant une scène sans douleur ni désir, sans déplaisir, mais ouvrant sur une jouissance ravalant les autres au rang d’objets, dans une conjugaison du scientisme produisant des pharmacopées savantes, du discours capitaliste créant des objets technologiques mirifiques, engendrant une quête contemporaine d’une jouissance illimitée.
Le déni de sa responsabilité, d’une part de la réalité, et de la castration comme limitation à l’œuvre dans un nouage placerait ainsi ce déni comme principe de rapport au monde et à l’autre, en lieu et place du refoulement, entre jouissance perverse, rapport halluciné au monde, et négation de la mort. Dans la série La Chute de la Maison Usher, nul retour du refoulé, mais à chaque épisode l’illustration d’une jouissance trouvant un objet pour le hisser au rang d’artefact avant d’en jouir. Jusqu’à confiner avec le maître caché de cette démultiplication de jouissances illimitées la mort elle-même, agissant tel un discours du maître à l’œuvre derrière ces émancipations jouissives passagères. Là où le retour du refoulé créa l’effondrement du Moi face à la mort qui resurgit dans la nouvelle, il en va autrement dans la déclinaison contemporaine mise en série ; la jouissance érigée en empire finit par crouler sous le pacte faustien conclu avec la mort : tous les désirs réalisés mais mourir tous ensemble, après que le déni indolore ait assuré un temps donné cet accès aux jouissances créées sans frein. Un éclairage inattendu par une fiction revisitée de ce qui assiège l’être humain contemporain dans le social, avec sa part de folie. « C’est fou jusqu’où on peut aller à cause du déni », prononce le patriarche[8] Roderick Usher qui mène ses enfants à leur perte avant la sienne. Ouvrant[9] par ce déni inaugural et indolore la perspective de la folie qui traverse potentiellement l’être humain contemporain, dans la voie de jouissances le menant à sa perte en situant en série les objets causes de sa mort. Au moment où le rideau tombe sur cette vérité : il a été lui-même l’objet, le jouet non plus seulement de ce qui s’est agi à son insu, comme dans le refoulement, mais de ce qui a joui de lui, lorsque le déni se conjugue à l’indu[10].