Groupe d'introduction à la psychanalyse - séance plénière du 10 février 2022
2022

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Bernard VANDERMERSCH
Le GIP

Groupe d’Introduction à la Psychanalyse 2021-2022 

Plénière III du 10 février 2022

 

— Bernard Vandermersch : Alors contrairement à l’habitude il y a eu beaucoup de questions, une quinzaine. Je les ai regroupées un petit peu, par thèmes.

D’abord une question fondamentale : « Le désir est installé dans un rapport à la chaîne signifiante : quel rapport entre désir et langage ? ». Ça c’est bien, c’est la question de quelqu’un qui vient d’arriver dans le groupe peut-être ? Bon, il paraît que je ne dois pas me moquer, ce n’est pas bien : il y en a qui n’oseraient plus poser de questions ; certains se plaignent que je me moque d’eux. Alors croyez bien que c’est tout à fait indépendant de ma volonté…Alors Le désir est installé dans un rapport à la chaîne signifiante. Eh bien oui, c’est effectivement la question fondamentale, désir et langage.

Le deuxième groupe de questions, et c’est le plus gros morceau, c’est évidemment les femmes, le problème des femmes : elles font question.

Et puis ensuite, une question plus personnelle sur le problème des opinions personnelles : comment faire entre les opinions personnelles qu’on a et puis la théorie que vous nous infligez ?

Et puis ensuite -mais là ce n’est pas une question c’est moi qui ferai une petite remarque sur le rapport entre sexe et mort. Il y a une petite allusion à la mort, dans la Leçon XIV je crois, qui semble être passée complétement inaperçue.

— Bénédicte Metz Oui, bizarrement…

 

I

Alors d’abord, désir et langage. Et puis aussi langage et corps, il faut en parler.

Qu’est-ce qu’on va dire ? Il faut bien remarquer que le désir humain est quand même un peu particulier : il n’y a aucun objet qui est vraiment adapté à notre désir. On est peut-être des animaux, mais quand même pas tout à fait comme les autres. C’est une première remarque qu’on a beau être très ressemblants aux primates supérieurs, on en est quand même fondamentalement différents en ceci que nous n’avons plus d’instinct -ou pratiquement plus- et que donc la question de notre désir est problématique puisqu’il n’y a pas d’objets uniformément adaptés au désir du mâle ou au désir de la femelle.

Par exemple ça se voit même au niveau de l’alimentation : autant on peut dire que tel animal a un régime fait de ceci et de cela, le régime des êtres humains est complétement farfelu, et aujourd’hui encore plus qu’autrefois -chacun son régime particulier. C’est une remarque bête, mais comment ça se fait ? C’est qu’il y a une coupure avec l’instinct qui est liée au fait que nous sommes trempés dans le langage. On l’a vraiment incorporé au point que dès que nous venons au monde nous nous apercevons que nous avons affaire à quelqu’un qui nous parle et qui lui-même est un peu tordu par le fait qu’il est un être parlant. Et même pour une maman qui allaite, ça ne va pas de soi. Á certaines il faut leur expliquer comment placer le bébé, d’autres annoncent qu’elles ne peuvent pas allaiter et quand vous les questionnez un petit peu à l’écart des autres, vous vous apercevez que c’est parce que le sein est pour elles un objet érotique et que montrer son sein est quelque chose d’insupportable. Ou alors l’idée que ce serait incestueux de nourrir ainsi son enfant… Enfin bref, il y a toutes sortes de complications qui naissent simplement du fait que nous sommes des êtres parlants. Et le mot « désir » lui-même n’a presque pas de sens dans le monde animal.

Vous savez que le mot « désir » est fabriqué à partir du latin desiderium qui veut dire autant désir que regret. Je suis dans le désir de quelque chose parce que ça manque, d’emblée. Par exemple dans des phrases latines on dit « on a tué tant d’ennemis sauf quelques désirés », c’est-à-dire quelques absents. Donc le désir, comme vous le voyez, est manifestement lié à l’absence. Et qu’est-ce qui peut absenter quelque chose sinon le langage ?

Le désir est tout à fait lié au langage, à un langage particulier -parce qu’on nous oppose tout de suite : « mais les animaux parlent ! ». Les animaux ne parlent pas : ils communiquent, tandis que nous, on parle. C’est à dire qu’on parle avec des mots qui ne renvoient qu’à d’autres mots : aucun mot ne renvoie directement à l’objet, quoiqu’on croie. Il y a d’ailleurs dans toutes les langues une quantité d’homonymies qui fait que si on était des animaux on crèverait de faim…

Du fait que nous avons un langage et que notre maman -ou la personne qui s’occupe de nous et si elle nous aime bien- nous dit un tas d’autres mots qui semblent désigner notre être : « mon petit chéri », « mon lapin », tout ce que vous voudrez… D’ailleurs curieusement elles peuvent dire quelques fois « mon cher bébé » mais vous vous apercevrez que ce n’est pas si fréquent. C’est beaucoup plus souvent l’appel à toute une série de métaphores : « mon trésor », etc.

— Geneviève Schneider Souvent des métaphores animales : « mon lapin », « mon petit chat »…

Oui, beaucoup d’animaux, « mon petit chat » … Ou alors « ma crotte ensoleillée sous un soleil de printemps » mais c’est plus rare. En tout cas, il y a de la métaphore. Et l’emploi de métaphore, ça veut bien dire que l’objet de mon désir est un objet qui ne peut être qu’évoqué par une substitution signifiante. Bon, au début de l’étude de ce séminaire des Formations de l’inconscient, on vous abreuvé de ces questions de la métaphore et de la métonymie, je n’y reviens pas.

Ce qui fait que mon désir ne va pas être le désir d’un objet : si je m’engage dans la psychanalyse -en tant qu’analyste je veux dire- en essayant de savoir quel est l’objet du désir de mon patient, c’est foutu. La question c’est que mon désir c’est le désir d’un désir, le désir d’être désiré par l’Autre, désir de l’Autre, désir du désir de l’Autre. C’est pourquoi le désir ne vise pas avant tout à être satisfait, mais à être reconnu. Toute psychothérapie qui s’engage dans la tentative de combler la demande -qui est d’ailleurs généralement confondue avec le désir du patient- s’engage dans une impasse. Il s’agit [bien plutôt] d’aider l’analysant à reconnaître son désir. Et c’est très important dans l’éducation des enfants aussi, il ne s’agit pas de satisfaire le désir mais d’essayer de le reconnaître : être attentif à son enfant c’est être attentif à ce qu’il peut bien cogiter dans sa tête, à ce qu’il peut bien vouloir…

Á partir de là, évidemment, dans la mesure où nous questionnons le désir de l’Autre, nous essayons d’en connaître le signifiant, c’est-à-dire qu’est-ce qui, dans le langage, va essayer d’attraper quel est ce désir de l’Autre. C’est là qu’il y a une coupure, une division entre les humains : c’est qu’il y en a pour qui ça va être une métaphore sexuelle, c’est-à-dire que l’enfant va se dire « mais ma mère, ce qu’elle veut c’est le phallus ». Le phallus, c’est un signifiant compliqué, mais [l’enfant se dit] « je vais essayer d’être ce qu’elle désire ». Et c’est pourquoi le phallus -qui n’est pas l’organe mais qui est le signifiant du désir de l’Autre- eh bien ce signifiant il est interprété implicitement comme sexuel. En tout cas, c’est ce qui va permettre l’entrée dans l’Œdipe. Dans certains cas -et j’insiste : dans certains cas- ça se passe comme ça, il va y avoir une normalisation du désir humain en passant par cette fonction du phallus.

Ceux qui ont la chance d’assister à des présentations de malades ou qui connaissent la psychose s’aperçoivent que cette normalisation n’existe pas chez tous les parlêtres. C’est-à-dire que d’autres ont une autre forme de normalisation. Nous avons les principales structures, la névrose qui, elle, se joue manifestement dans le drame œdipien, la perversion ou plutôt les perversions qui nécessiteraient des développements un peu complexes, et puis le champ des psychoses où il semble que cette métaphore du phallus comme sens sexuel du désir de la mère ne fonctionne pas très bien. Alors à propos des perversions je peux quand même faire une petite remarque : c’est qu’alors que Lacan passe la moitié de la Leçon XIV sur Gide et Jean Genet, il n’y a eu aucune question.

Alors un mot à propos du corps. Parce qu’on pourrait penser que cette théorie [celle de Lacan] est un peu éthérée : le langage, le langage… Mais ce n’est pas tout à fait comme ça, c’est que le fait que nous recevions notre réalité par des mots et que par ailleurs nous naissons très prématurés -dans une incoordination motrice qui fait que nous ne sommes même pas maîtres tout à fait de nos mouvements- cela fait qu’il y a une sorte de morcellement du corps, à la fois par les mots et à la fois par l’incoordination motrice. Et nous avons besoin d’une crise -qui est le stade du miroir- pour unifier le corps dans une image de moi-même, dans une image qui est aliénante quand même puisque cette image va entrer tout le temps en compétition avec moi puisqu’elle est déjà là avant moi et qu’elle est reconnue par l’autre avant moi -et par quelques autres. Ce stade du miroir, ça va être un moment très important et cette image de moi qui m’unifie pour l’authentifier il faut que j’aie un message du côté de l’Autre -généralement, disons de façon un peu imagée par la personne qui me porte à ce moment-là comme bébé et qui bien sûr se réjouit et dit « c’est bien toi, c’est mon petit chéri » etc. Alors je me retourne vers l’autre… Cliniquement c’est tout à fait observable.

Le langage est incorporé, et à la limite, ce que Lacan dit d’une façon peut-être un petit peu abrupte, c’est le corps du langage qui fait notre propre corps de s’y incorporer[1]. Parce que notre corps n’est pas un objet naturel. D’ailleurs pour beaucoup d’entre nous, notre corps nous ne le manœuvrons pas si aisément que ça et nous admirons l’aisance des félins où d’autres animaux qui, eux, ne semblent pas être gênés par leur corps comme nous le sommes, pourquoi ? Parce que nous, nous devons satisfaire un regard… Et ce regard je ne sais jamais s’il est favorable ou défavorable ou qu’est-ce qu’il me veut ? Et dans la rue on voit bien la variété des démarches des gens, [qui reflètent bien comment chacun se comporte sous ce regard]. Ce n’est pas simple, le corps…

II

Bon, alors le problème des femmes, c’est le gros morceau… Donc elles font question ? En gros, sont-elles des hommes comme les autres ? Puisqu’on est dans une égalité [revendiquée et affirmée] je ne vois pas pourquoi il faudrait continuer à faire une différence entre les hommes et les femmes. Puisque, dans le fond, le genre c’est une construction sociale, on peut très bien imaginer une construction sociale qui ne s’appuie plus sur le genre. Mais le genre, c’est bizarre, parce que dire le genre c’est éviter la question du sexe. Parce qu’il y a quand même manifestement chez les mammifères et même dans la plupart des espèces au monde, une sexuation : il y a des individus d’un sexe et il y a des individus d’un autre sexe -c’est vrai qu’il y a des animaux chez qui c’est plus compliqué que ça. Et le sexe lui-même est une affaire compliquée puisqu’il y a le sexe anatomique, le sexe chromosomique, le sexe hormonal, etc. Il y a beaucoup de sexes, qui ne marchent pas toujours bien ensemble d’ailleurs. Et puis il y a les états intersexués qui sont rares mais qui existent quand même.

Le corps manifeste quelque chose d’évident qui est qu’il y a des petits humains qui naissent avec une petite queue entre les jambes et d’autres qui naissent avec une petite fente entre les jambes. La question est de savoir si cette différence est pertinente pour classer les humains -notez qu’elle a toujours servi à classer les humains en hommes et en femmes, et en plus ça a une incidence sur la reproduction puisque la reproduction des humains se fait comme celle de la plupart des mammifères par voie sexuée. Même si aujourd’hui nous avons la possibilité d’envisager des reproductions par clonage ou des reproductions sexuées qui se passeraient de l’acte sexuel.

Alors sont-elles des hommes comme les autres ? C’est une pente embêtante parce que Freud dit dans le fond le clitoris c’est un petit pénis et que si les femmes sont des hommes comme les autres mais avec un petit pénis, pourquoi est-il plus petit ? Ce n’est pas juste. Et ça met sur la piste de la frustration et donc de la revendication et donc d’une demande de reconnaissance… C’est une piste, mais il n’est pas sûr que ce soit tout à fait la bonne. Alors il y a la piste de Jones : est-ce que les femmes sont nées femmes ou est-ce qu’elles le deviennent en quelque sorte, est-ce qu’elles sont fabriquées ? Et si elles sont fabriquées, à quel prix pour elles, cette fabrication ?

Alors cette question occupe une partie importante du séminaire et aboutit à des questions qui font valoir dans l’arrière-plan cette interrogation : ce séminaire des Formations de l’inconscient n’est-il pas un peu dépassé ? Est-ce que tout ça, ça ne sent pas son début de XXème siècle, voir son XVIIIème siècle ? Et notamment par la question qui est la plus fréquente parmi vous, celle de la femme dans la loi de l’échange, à partir de ce que Lacan va chercher chez Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté, structures élémentaires qui sont d’autant plus visibles chez les peuples dits primitifs. En tous cas, c’est chez les peuples apparement techniquement les moins avancés et les plus isolés que l’on trouve des lois extrêmement rigides et extrêmement complexes. Par exemple chez les aborigènes d’Australie les rites anciens des repas sont extrêmement complexes : il fallait donner tel morceau de l’animal à tel cousin, etc. Et les classifications de parenté étaient extrêmement complexes : aujourd’hui il y a papa, maman, frère, sœur, cousin, oncle. Mais on ne distingue plus entre oncle maternel et oncle paternel -alors que beaucoup de langues continuent à faire la différence- en français on ne distingue même plus entre beau-père (en tant que le mari d’un remariage de ma mère) et le père de mon épouse, beau-fils et gendre… Vous voyez bien que ça se simplifie de plus en plus, ce qui fait que ces lois de la parenté n’apparaissent plus comme très évidentes. Si vous lisez toutefois un article de Benveniste sur les termes de la parenté en indo-européen, il montre pourquoi l’oncle, avunculus en latin, est le diminutif de avus, le grand-père, pourquoi l’oncle est un petit grand-père[2] . Benveniste explique cela par les structures de la parenté.

C’est un fait que les femmes rentrent dans les lois de l’échange mais à partir d’un système qui est plutôt vécu comme patrilinéaire, c’est-à-dire que si ce qui s’échange de père en fils c’est la question du phallus, pour ce qui en est des femmes un homme reçoit une femme d’un clan -généralement précis- à la condition que lui ayant une fille, il la cède au clan Untel (qui peut-être celui d’où il en a reçu une, ou un autre : ça peut être plus compliqué). Ce sont les lois d’échanges de la parenté, et c’est un fait que ça fonctionnait comme ça. Ça fonctionne comme ça pourquoi ? Il semble bien que les hommes ont le souci de se distinguer de l’animalité, que le souci premier c’est de maintenir les lois du langage, de maintenir la possibilité de la parole. Et ce qui mettrait en péril les lois de la parole ce serait une confusion dans les générations, c’est-à-dire qu’on ne pourrait plus distinguer par exemple entre mon grand-père et mon oncle. […]

C’est assez compliqué, et à partir de là le tissu qui soutient la différence signifiante peut petit à petit s’effilocher. Vous savez, on le voit dans la psychose quand la fonction du Nom-du-Père, celle qui soutient en quelque sorte ce par quoi la mère se soumet à un ordre qui la dépasse, et ce par quoi le père lui-même ne fait que transmettre quelque chose de l’ordre de la loi et n’est pas du tout [lui-même] celui qui fonde la loi. On voit dans la psychose à partir du moment où le sujet se trouve dans une situation où il doit symboliser la question du père -soit qu’il rencontre le père de sa fiancée, soit que lui-même devienne père- dans des situations diverses mais où il est important que le père soit un signifiant et pas seulement un personnage, un personnage plus ou moins agréable ou difficile ou orgueilleux ou tout ce que vous voudrez. Eh bien, dans ces situations, on s’aperçoit que le défaut de ce signifiant-là amène petit à petit une déchirure dans le tissu et le sujet se trouve alors dans une sorte de non-sens qui s’accroît de plus en plus jusqu’au moment où il fabrique un délire qui vient stabiliser la chose, qui vient réintroduire une signification là-dedans.

Voilà l’un des aspects qui nous permet de comprendre un tout petit peu ces questions d’échange.

Alors aujourd’hui vous me direz -et on pourra en discuter tout à l’heure- est-ce que vraiment les femmes sont [encore] prises dans des lois d’échange ? En tout cas ce qui reste de façon évidente c’est qu’un père ne fait pas d’enfant avec sa fille. Aujourd’hui, vous l’avez remarqué, toutes les relations sexuelles sont pratiquement autorisées, voire même valorisées et constituent ce qui est considéré comme un progrès. Voire même les possibilités d’assumer un autre sexe que le sexe anatomique avec lequel on est arrivé au monde. Il y a quelque chose qui devient à ce moment-là de plus en plus chatouilleux, difficile : c’est la question de la sexualité des enfants. C’est-à-dire que les enfants sont supposés bizarrement n’avoir aucune sexualité et que si donc ils ont des activités sexuelles c’est forcément par corruption d’un adulte. En tout cas, ce chatouillis spécial, cet émoi même qui fait que très vite quand il y a un discord dans le couple on interroge tout de suite : « mais est-ce que le père n’aurait pas abusé de l’enfant ? » etc. J’en entends tous les jours de ces histoires-là. Ça montre que quand même il reste une nécessité absolue que le père, qui a reçu une femme d’un autre père, doit rentrer dans les lois de l’échange et lâcher sa fille.

Je vais peut-être lire le passage de cette Leçon XV du séminaire puisque c’est de là que toutes ces questions viennent. Alors, Lacan parle de

la nécessité pour une partie (une moitié effectivement) de l’humanité de devenir le signifiant de l’échange[3].

Alors vous voyez que ce n’est pas si simple : c’est au titre de signifiant aussi. Je poursuis :

C’est bien ainsi que Lévi-Strauss articule dans Les structures élémentaires de la parenté ce par quoi les femmes entrent dans cette combinatoire : par les lois diversement agencées dans les structures élémentaires (assurément beaucoup plus simplement mais avec des effets bien plus complexes) … dans les structures complexes de la parenté.

Aujourd’hui on a des structures de la parenté qui sont à la fois beaucoup plus simples mais en même temps du même coup c’est beaucoup plus compliqué de savoir comment se sont faites les unions sexuelles. Elles semblent a priori être laissées au libre-arbitre, au libre choix des partenaires mais enfin, qu’est-ce qui fait que moi je suis attiré par telle femme plutôt que par telle autre ? Vous me direz : c’est une question de goût. Mais qu’est-ce qui détermine mon goût ? Sachant que je ne suis pas un animal et que donc il ne suffit pas qu’elle ait des fesses roses pour que [ça me détermine]. Il y a quelque chose qui tient au langage et aussi -ce qui n’est pas dit ici dans ce séminaire- c’est l’objet a, qu’on verra plus tard, c’est-à-dire ce qui échappe à la symbolisation, ce qui reste une fois qu’on a tout dit en quelque sorte… Aujourd’hui c’est l’inconscient -qui n’est pas individuel : l’inconscient, on a dit que c’était le social mais Lacan n’a jamais dit ça en fait, il a dit l’inconscient c’est la politique[4]. Mais ce qui est sûr c’est que l’inconscient n’est pas à l’intérieur de moi : c’est le discours de l’Autre, tel qu’il se manifeste en moi mais c’est le discours de l’Autre. Ce qui fait que les structures de l’échange -ce qui fait que moi je vais aller par ici et que ma fille par là-, ces structures elles restent profondément inconnues mais elles existent.

Je reprends la lecture du passage :

Ce que nous observons en effet dans la dialectique de l’entrée de l’enfant dans ce système du signifiant, c’est en quelque sorte l’envers de ce passage de la femme comme objet signifiant dans ce que nous pouvons appeler, avec des guillemets, « la dialectique sociale ». Car, bien entendu, le terme social doit être mis ici avec tout l’accent qui le montre dépendant justement de la structure signifiante et combinatoire.

Oui, la société humaine est une société fondée sur le langage.

Ce que nous voyons à l’envers est ce résultat : pour que l’enfant entre dans cette dialectique signifiante, qu’est-ce que nous observons? Très précisément ceci, qu’il n’y a aucun autre désir dont il dépende plus étroitement et plus directement, que du désir de la femme, et en tant qu’il est précisément signifié par ce qui lui manque, le phallus.

Ici, dépendant directement du désir de la femme en tant qu’elle est prise comme mère.

Alors cette expression, ce qui lui manque, le phallus, elle est un peu malheureuse. Parce que ce qui lui manque -il ne lui manque rien. Pas plus qu’au garçon, à la fille il ne lui manque rien. Dire « elle n’a pas de pénis », c’est déjà supposer qu’elle devrait en avoir un et donc on est dans l’idée que les femmes c’est des hommes comme les autres sauf qu’elles n’ont pas de pénis. D’ailleurs le petit Hans, lui, -mais j’en doute un peu-, avait l’idée que tous les êtres vivants avaient un pénis. Et pareil d’après Freud tous les petits garçons et toutes les petites filles pensent que les mamans ont un pénis. Peut-être. Mais

le désir de la femme, […] est précisément signifié par ce qui lui manque, le phallus.

ce désir il est signifié par un signifiant, le signifiant du manque. Qui est aussi bien signifiant du manque chez l’homme que chez la femme. Mais pour le garçon comme pour la fille, à partir du moment où il fait ce petit délire qui consiste à dire « ma maman n’a pas de pénis » alors à ce moment-là le pénis est élevé au rang de signifiant : ce n’est pas l’organe. C’est le rendre signifiant et du même coup à partir du moment où il y a un signifiant de ce manque, je veux être ce qui lui manque, pour pouvoir être aimé d’elle, pour la combler. Et donc je vais essayer de me faire le phallus de ma maman, ce qui d’ailleurs réussit en général assez bien puisque je vais me redresser et faire le coq…

Je poursuis la lecture :

Ce que je vous ai montré, c’est que tout ce que nous rencontrons comme achoppement, comme accident, dans l’évolution de l’enfant (et ce jusqu’au plus radical de ces achoppements et de ces accidents) est lié à ceci, que l’enfant ne se trouve pas seul en face de la mère, mais en face de la mère et de quelque chose qui est justement le signifiant de ce désir, à savoir le phallus.

Je crois que si vous ne retenez qu’une seule chose dans l’année, celle-ci est importante : il n’y a pas de relation mère-enfant, d’accord ? Ça a des incidences cliniques. Il y a une relation de la mère avec le signifiant de son désir, -qu’elle va retrouver éventuellement dans son enfant bien sûr, mais dans d’autres choses aussi : on peut être une pianiste, on peut faire de l’aquarelle, on peut trouver des objets revêtus de cette signification, de ce signifiant un peu partout, mais l’enfant c’est quand même un signifiant majeur. C’est ce que depuis très longtemps la psychanalyse a écrit sous cette formule : enfant = fèces = phallus -enfin on disait pénis à l’époque.

Donc vous voyez le problème, de dire ce qui lui manque, c’est un peu embêtant. Parce que le phallus il manque à tout le monde, en tant que signifiant du manque. Les hommes ont un désir aussi. Ils désirent des femmes : pourquoi les désirent-ils ? Bon je sais bien qu’elles sont très belles, très intelligentes, formidables, mais enfin ce n’est pas tellement pour ça qu’ils les désirent. Peut-être parce que justement pour ce crétin de mâle, la femme c’est le phallus ! D’ailleurs elles ne s’y trompent pas : elle se redressent aussi, c’est la pin-up et puis voilà… Le phallus manque autant dans les deux sexes mais Lacan va avoir une formule assez astucieuse, il va dire que l’homme n’est pas sans l’avoir et qu’une femme, elle, l’est sans l’avoir[5]. Qu’est-ce que ça veut dire  il n’est pas sans l’avoir  ? Ça veut dire que pour être un homme auprès d’une femme, il faut bien l’avoir d’une certaine façon, quand même. Il faut bien qu’elle puisse penser que j’ai quelque chose à lui offrir -même si ce quelque chose peut apparaître sous une forme étrange : par exemple pauvre, malheureux, étranger… Le phallus peut très bien revêtir les formes les plus paradoxales. Le phallus c’est un signifiant et encore une fois, il faut le décoller du pénis, même s’il a avoir avec quand même puisque c’est à partir de la différence sexuelle que le phallus est symbolisé.

Nous nous trouvons ici devant ce qui sera l’objet de ma leçon de la prochaine fois, c’est que de deux choses l’une :

 ou bien l’enfant entre dans la dialectique, c’est-à-dire qu’il se fait lui-même objet dans le courant des échanges,

L’échange ce n’est pas que l’échange des femmes, c’est aussi le fait que l’enfant va rentrer là-dedans

c’est-à-dire, à un moment donné renonce à son père et à sa mère, c’est-à-dire aux objets primitifs de son désir

c’est-à-dire il va rentrer dans le sens des échanges adultes, même s’il n’est pas encore adulte, il va aller ailleurs.

ou alors, c’est dans toute la mesure où il garde ces objets, c’est-à-dire où il maintient ce quelque chose qui est pour lui beaucoup plus que leur valeur (car la valeur justement est ce qui peut s’échanger et ce qui existe à partir du moment où il les réduit à de purs signifiants) ; dans toute la mesure où il tient à ces objets en tant qu’objets de son désir

ces objets c’est-à-dire son père et sa mère

(c’est ici toujours, en tant que l’attachement oedipien est conservé, c’est-à-dire où le complexe d’Œdipe, où la relation infantile aux objets parentaux ne passe pas) ; c’est dans cette mesure où il [l’Œdipe] ne passe pas, et strictement dans cette mesure, que nous voyons se produire… Quoi ? Sous une forme très générale, disons ces inversions ou ces perversions du désir qui montrent qu’à l’intérieur de la relation imaginaire aux objets oedipiens, il n’y a pas de normativation possible.

Ça veut dire que la normativation du sujet passe par le dépassement du complexe d’Œdipe. Alors évidemment, ceci c’est la normativation névrotique, c’est-à-dire celle qui passe par l’Œdipe et ça suppose un dépassement de la relation imaginaire au père et d’en passer par la symbolisation du phallus comme ce qui va régler les échanges. D’ailleurs je crois qu’il y avait une question qui concernait le phallus comme partage et départage.

Bon, pour ce qui concerne ce point-là, sauf si vous avez une question, je pense qu’on peut dépasser le côté qui pourrait paraître choquant : les femmes sont l’objet d’échanges et pourquoi pas les hommes, etc. ? Je crois que l’important c’est que tous les êtres humains rentrent dans un cycle d’échanges où leur normativation suppose un certain renoncement. Renoncement aux objets premiers de nos désirs et acceptation d’entrer dans les échanges.

III

Alors il y a aussi une autre question qui portait sur la libido : La question porte sur le caractère un de la libido (« il n’y a qu’une seule façon de désirer »). Comment cela cohabite-t-il avec la bisexualité biologique primordiale ? Primordiale ou plutôt fondamentale. Pouvez-vous faire un point sur ces deux thèses de Freud ?

Alors qu’est-ce qu’on va dire ? D’abord la bisexualité, oui. Et deuxièmement un seul signifiant de la libido, oui. En quoi est-ce contradictoire ? Ce n’est pas tellement contradictoire puisque le phallus fonctionne dans les deux sexes. Pas de la même façon : le petit garçon, il faut bien qu’il renonce à son petit machin pour pouvoir symboliser le phallus et le retrouver dans une femme et la fille il faut bien qu’elle renonce aussi à se faire le phallus de sa maman, qu’elle décroche un peu de cette position pour pouvoir entrer dans les échanges et accepter aussi d’incarner le phallus -le phallus imaginaire d’un homme.

Lacan va par la suite préciser, mais surtout montrer que les choses sont plus complexes. Le problème c’est que c’est une idée freudienne, un seul signifiant de la libido, et ce qui fait difficulté là c’est que libido ça veut aussi bien dire désir que jouissance. En allemand Lust ça veut dire désir et aussi jouissance et ça rend les choses un petit peu complexes. Parce que s’il n’y a qu’un seul signifiant du désir, ça ne veut pas dire qu’il n’y a qu’une seule forme de jouissance et que la jouissance féminine serait purement et simplement le symétrique, ou l’égale ou la même chose que la jouissance masculine. Ce n’est pas parce qu’il y a le même signifiant qu’on a le même rapport à ce signifiant : par exemple le problème de la castration ne se pose pas de la même façon chez le garçon et chez la fille. Le garçon il faut bien qu’il la vive précocement s’il veut devenir un homme, une femme va la vivre, d’abord en assumant la castration de sa mère c’est-à-dire [en se disant] que la mère soit manquante, bon d’accord, et puis ce n’est pas moi qui vais la combler et puis c’est surtout dans la relation avec un homme de s’apercevoir que l’homme est castré, que l’homme est soumis à la castration. Elle le vit dans son conjoint : ah, elle croyait qu’il avait le truc, eh bien c’est plutôt le truc qui le commande… C’est le phallus qui décide.

Je ne pense pas que ça pose vraiment problème cette question de l’unicité de la libido. La bisexualité, ça veut dire quoi ? D’abord est-ce que c’est vrai qu’il y a une bisexualité fondamentale ? Sur le plan organique, c’est vrai que nous avons potentiellement dans l’embryon les organes des deux sexes et que ça va s’orienter dans un sens ou dans l’autre en fonction des chromosomes et aussi des hormones qui vont baigner le fœtus. Ce qui fait que quelques fois, quand il y a des anomalies, il y a des états intersexués : on ne sait pas trop si c’est un garçon ou si c’est une fille.

Lucien Verchezer Vous parlez là de la question de la bi sexuation [originaire] alors qu’il me semble que la question portait aussi sur la bisexualité…

 

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

LV Bisexualité dans le sens d’une indistinction [du caractère sexuel] du choix de l’objet.

— Garçon ou fille, ils se tournent vers la mère parce que c’est elle qui les nourrit et pour la bonne raison que s’ils ne se tournent pas vers elle et qu’ils ne l’aiment pas, elle ne va pas les aimer et puis les laisser crever. Donc on a intérêt à aimer sa maman quand même.

La bisexualité, sur le plan organique ça se règle plus ou moins. Après, la plupart des êtres humains sont quand même sexués dans leur jouissance dans un sens ou dans l’autre. Mais même dans un sens masculin il y a des tas de façons, et dans un sens féminin aussi. Si on se place sur le plan de la jouissance c’est beaucoup plus complexe. Mais tout homme a éprouvé un trouble devant un camarade, devant un père, dans une proximité quelques fois avec un corps mâle … Et puis ce sont des expériences et puis ça ne dure pas. Et d’autres, au contraire, sont attirés inexorablement vers le même sexe. C’est vrai que nous avons tous une bisexualité, ça n’empêche pas qu’il y a une normativation du désir qui s’est fait dans un sens ou dans un autre.

Alors le problème de dire qu’il n’y a qu’un seul signifiant de la libido -ce n’est pas ce que dit Freud d’ailleurs, lui il dit qu’il n’y a qu’une seule libido pour les deux sexes, il ne parle pas de signifiant. Alors le problème c’est que ça débouche sur l’impasse du complexe de castration, c’est-à-dire le penisneid irréductible chez une femme, paraît-il, et chez l’homme l’angoisse de castration, invincible, ce que Freud appelle le roc de la castration et auquel il attribue bizarrement une origine probablement biologique. Donc en fin de compte voilà la cause du malheur des humains, ce serait l’impossibilité de dépasser, pour les femmes l’envie du pénis et pour les hommes l’angoisse de le perdre. On voit bien que ça c’est lié quand même à une non distinction entre l’organe et le signifiant et Lacan essayera de dépasser cela, et il y parviendra d’ailleurs.

IV

Mais alors est-ce que Jones, lui, fait mieux ? Puisqu’il est beaucoup question de Jones au cours de ces deux Leçons, la XIV et la XV. Jones, il a sa solution, une solution qui d’ailleurs l’embête beaucoup parce qu’il est un grand défenseur de Freud et en même temps c’est un grand défenseur des féministes anglaises et américaines et il va essayer de faire passer ces théories féministes comme freudiennes. Mais ça ne marche pas, puisque ce qu’il va nous dire c’est que pour Freud les femmes vont le devenir à partir du renoncement etc. alors que pour lui, Jones, elles naissent femmes, avec un organe féminin. Et la phase phallique chez la fille est pour lui simplement une phobie, une phobie transitoire. Et d’après Jones cette phobie -ça je ne l’ai pas directement lu chez lui mais dans l’analyse qu’en fait Lacan- serait une défense contre l’angoisse déclenchée par des pulsions destructrices à l’égard du corps de la mère.

Alors est-ce que Jones fait mieux ? Je ne pense pas, parce qu’en fait il cherche à satisfaire [tout le monde]. En gros, chacun le sien : les hommes ont un phallus et les femmes ont un vagin et c’est très bien. Ce qui rate dans cette affaire c’est de faire du phallus un signifiant, c’est de sortir du côté animal de la chose. Comme si nous étions simplement des animaux, mais avec des images et que ces images nous mettaient en compétition : la femme verrait l’homme avec sa grosse bistrouillette et en voudrait un comme ça… Cette façon de réduire l’humanité… Alors, on pourrait dire « Mais, non, c’est aussi beau d’avoir un vagin, c’est magnifique, c’est un tunnel merveilleux » mais ça ne tient pas la route, ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Ça ne fonctionne pas comme ça parce que nous sommes des êtres parlants et qu’un homme peut être subjugué par la beauté d’une femme et pas par son tunnel. Quand je suis amoureux d’une femme, ce n’est pas la vue de son vagin magnifique, de son col ourlé et de ses glandes de Bartholin [qui m’émotionnent], c’est autre chose. C’est parce qu’elle est le signifiant de mon désir. Et bizarrement, cette femme par exemple est magnifique mais elle ne me fait rien… va comprendre ! Et l’autre elle est moins bien mais alors elle me fait quelque chose !

Donc, bizarrement Jones en voulant lever une impasse -qui est authentique, l’impasse de Freud- rate ce qui est latent chez Freud, mais qui est là quand même, c’est-à-dire de dramatiser la chose dans un théâtre, le théâtre œdipien : cette façon de parler métaphoriquement dans un drame est plus près de ce qu’il y a véritablement en jeu.

Alors quelqu’un m’interroge sur ce passage de la page 319 où Lacan cite Jones qui dit que les femmes ont plus que les hommes la peur d’être abandonnées :

et qu’en fin de compte, dit-il, la relation à l’objet féminin deviendra moins partielle, qu’elle pourra se déplacer sur d’autres objets ; que dans la suite l’angoisse en somme innommable, l’angoisse originelle liée à l’organe féminin -ce qui est chez l’enfant, en fin de compte chez l’enfant-fille le correspondant des angoisses de castration chez le garçon- pourra par la suite virer à la peur d’être abandonnée qui, aux dires de Jones, est caractéristique de la psychologie féminine.

Ça, ça ne tient pas. Être abandonné par la mère, ça c’est pareil [pour le garçon comme pour la fille]. D’être abandonnée par le conjoint… : d’abord le terme est un peu bizarre, parce que c’est vrai qu’il est employé mais c’est un peu infantile parce qu’on n’abandonne pas une femme de 30 ans, ou de 40 ans, on abandonne un bébé qu’on met à l’assistance publique. Une femme adulte ça ne s’abandonne pas, ça se quitte… Mais pourquoi peut-elle le vivre comme un abandon ? Parce que peut-être se sent elle encore comme un petit bébé ? Ça peut arriver. Mais il y a quand même une autre idée, c’est la question de ce qu’elle perd du regard désirant d’un homme sur elle. Parce que le problème d’une femme ce n’est pas « je suis femme parce que je suis anatomiquement femme » c’est « je suis femme dans le regard de quelqu’un pour qui je suis femme ».

V

Passons au problème des opinions personnelles. Je relis la question : Nous avions abordé l’idée des opinions personnelles dans un précédent séminaire, comment lire ou écouter Lacan quand les concepts mis en avant viennent conflictualiser ces conceptions personnelles ? Les familles sont multiples dans leurs facettes, comment envisager la dynamique œdipienne dans ces configurations ?

Pour ce qui est de l’Œdipe, Lacan va dire que l’Œdipe ne gardera pas longtemps son côté structurant. Il est structurant dans une certaine structure [sociale].

Comment lire ou écouter Lacan quand les concepts mis en avant viennent conflictualiser ces conceptions personnelles c’est-à-dire viennent entrer en conflit avec nos conceptions personnelles. Écoutez, ça je crois que c’est tout à fait essentiel. Si nous ne lisons et n’étudions que les théories, les idéologies ou encore les idées religieuses qui vont dans le sens [de ce que nous pensons] eh bien on s’appauvrit énormément. Á la limite la question est un peu étrange parce que comment lire ou écouter ? Eh bien on le lit et on l’écoute et puis si on n’est pas d’accord… On ne peut pas ne pas être d’accord avec un concept : un concept ce n’est pas un dogme. Un concept c’est quelque chose qui essaye d’attraper quelque chose, qui essaye de prendre ensemble : cum capio. Évidemment, les concepts, plus ils veulent attraper quelque chose et plus ils se referment sur rien. Les concepts ce n’est jamais qu’un moment transitoire, un moment où une théorie s’élabore et elle cherche des outils pour dire ce qu’il y a et elle essaye d’attraper quelque chose. Les concepts en eux-mêmes je ne vois pas en quoi ils sont conflictuels.

Bon, prenons par exemple le concept de castration. On peut dire que le terme est un peu sanglant quand même, on peut dire qu’il est inapproprié puisqu’il ne s’agit pas de couper les testicules, il s’agit du fantasme d’un petit garçon que son pénis puisse tomber, puisse être perdu, puisse être coupé : on le voit bien dans l’histoire du petit Hans.

Un fantasme n’est pas un concept et la peur de perdre son zizi -si les hommes veulent bien quand même être un peu honnêtes ils reconnaîtrons que c’est quelque chose qui les a tracassés. Il y a même des épidémies, en Afrique, de pénis qui disparaissent, c’est tout à fait curieux. La peur, l’angoisse, c’est vrai que ça existe : ce n’est pas un concept, c’est un fait clinique. Maintenant, le concept de castration, c’est tout autre chose. Le concept de castration c’est quelque chose qui dit que dans l’Autre -lieu du langage- il y a un manque, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais de dernier mot, qu’il n’y a pas de vrai sur le vrai, que cette incomplétude du langage trouve un support imaginaire dans la conception d’un corps féminin à qui il manque quelque chose. Et donc la conception du corps de la mère comme manquant de quelque chose. Disons que cette histoire d’un corps sans pénis est la transposition dans l’Imaginaire d’un discours où il n’y a pas de vrai sur le vrai, où il manque le dernier mot.

La question de la vérité pour un névrosé c’est une question fondamentale. C’est une question fondamentale et elle passe presque toujours par [cette interrogation] : que dois-je être, quel est son vrai désir, quelle est la vérité du désir de l’Autre ? Est-ce que c’est un vrai amour ? Vous voyez que c’est toujours lié quelque part à l’absence, au manque dans l’Autre. Et ce manque dans l’Autre il est symbolisé par le phallus.

Mes opinions personnelles ça peut être quoi ? Elles peuvent être soutenues par un fantasme, fantasme inconscient. Il y a un livre d’Alain Finkielkraut qui s’appelle « Á la première personne » qui est assez intéressant parce qu’il montre comment, dans sa jeunesse étudiante, lui, petit juif né après la guerre dans une famille issue d’Europe centrale, s’est toujours ressenti comme enfant d’un peuple martyr etc. Puis il se dit mais quand même, moi je n’ai pas vécu la guerre, je n’ai pas perdu mes parents, je n’ai pas souffert. C’est l’un des premiers points.

Le deuxième point c’est que lui qui est rentré dans les mouvements de gauche et même d’extrême gauche, en 68, et qui est même plus gauchiste que les gauchistes, jusqu’aux théories sexuelles de libération du sexe, de « jouissance sans entraves », « il est interdit d’interdire », à l’époque Cohn-Bendit proposait même aux enfants de se masturber ensemble -avec les adultes si possible, ce qui lui a été reproché beaucoup après- et Finkielkraut se dit tout à coup mais ce n’est pas du tout mon idée, en fait. Je suis en train de défendre des choses [qui ne me correspondent pas]. Il s’aperçoit qu’il y a une faille entre l’idéologie qu’il véhicule et son fantasme -en tout cas pour quelque chose qui pour lui fait vérité. Le fantasme ce n’est rien d’autre que ce qui pour nous fait vérité. Nos opinions personnelles nous n’en sommes pas tellement maîtres, elles sont guidées par notre fantasme, c’est : je suis d’accord avec ça parce que ça me convient.

 Le problème des opinions personnelles c’est : est-ce que mes opinions personnelles relèvent de mon fantasme ? Est-ce qu’elles relèvent d’une idéologie à laquelle j’adhère sans trop savoir pourquoi jusqu’au jour où je m’aperçois que j’étais un gauchiste et maintenant je suis un bon capitaliste parce que j’ai soixante ans ? Ou bien elles relèvent de la religion, auquel cas j’abandonne à Dieu [la définition de] ce qui est bien et ce qui est mal -je fais ce qu’on me dit, et à partir de là je peux vivre tranquillement, plus ou moins tranquillement -je peux faire des choses extraordinaires d’ailleurs- et ça me repose un peu quand même de la question des vérités. Pas toujours, parce que le croyant lui-même ne fait que croire et quand il n’est plus dans la croyance et dans la foi mais dans la certitude, alors il devient délirant.

Je ne vois pas trop en quoi le problème des opinions personnelles ça ferait problème pour lire ou écouter Lacan. En tout cas, c’est quand même un rude penseur, Lacan. C’est un gars qui est assez cultivé, je dirais même extrêmement cultivé, qui a énormément lu les ouvrages de psychanalyse, même ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Il lit Freud, alors quelques fois sous couvert de suivre Freud en fait il s’en écarte et vers la fin [de son enseignement] il dira carrément les choses. Là, dans ce séminaire des Formations de l’inconscient, il met Freud à sa main. Il lit Jones, il lit les autres, il lit les sociologues, il lit les mathématiciens… C’est quand même un type qui a ses idées et il y a dans sa théorisation des choses qui relèvent sans doute de son idéologie, de son fantasme et peut-être des restes de la religion. Mais on ne peut pas faire autrement que de penser avec notre inconscient. Ça ne veut pas dire que « puisque j’ai rêvé ça, c’est vrai ».

Voilà, pour le problème des opinions personnelles.

LV Mais est-ce qu’on ne peut pas dire, par exemple là, puisqu’on parle de Lacan, que sa théorisation c’est une découpe dans le réel différente de celle [qui a produit] nos opinions personnelles à laquelle nous sommes confrontés ?

 

— Oui, on peut dire ça mais c’est déjà une théorie du Réel. Parce que ça supposerait que le réel est là et que je le théorise. On peut dire les choses autrement : chaque théorisation fonde un réel différent… 

— LV …Oui, et il vient heurter le nôtre…

— …Et le réel de Lacan va bouger. Au départ dans la première conférence où il introduit le Réel, c’est très ancien, où il parle du Réel du Symbolique et de l’Imaginaire[6], il présente un peu le Réel comme ce qui n’est pas encore symbolisé. Après il va le présenter comme ce qui résiste à la symbolisation. Puis il va situer le Réel au cœur du Symbolique comme ce qui se démontre en tant qu’indécidable. Et vers la fin de son enseignement, le Réel il va en faire une consistance qui permet de nouer la consistance du langage, de l’ordre symbolique, avec la consistance de l’imaginaire, c’est-à-dire des significations. Les significations, les mots et le réel qui fait que ça tient, parce qu’entre les mots et les significations ça ne tient pas : il n’y a pas autant de langues que d’êtres humains mais pas loin…

Le réel est peut-être quelque chose qui n’est pas un donné au départ -en tout cas ce n’est pas forcément à entendre comme ça. C’est même quelque chose qui pour chacun d’entre nous se situe de façon différente.

Je dis ça et puis en même temps je reçois des patients, par exemple des psychotiques. J’ai une théorie lacanienne, vandermerschisée, qui me convient. Je fais une présentation de malade, si à ma place c’était un gars de l’Institut qui faisait la présentation, avec à peu près avec la même technique, qui consiste à peu près à laisser parler les gens, à suivre leurs voies, leurs signifiants. Moi je dis leurs signifiants, lui il dirait leurs idées. Lui et moi on va voir que le malade délire, on va être d’accord sur un certain nombre de choses. Mais il va quand même y avoir un moment où ça va diverger, parce que l’un va dire « il y a un conflit entre les bons et les mauvais objets, la mère a incorporé ceci ou cela » et moi je vais dire « eh bien il y a forclusion, manifestement ce patient n’a pas symbolisé ce que c’est qu’un père ». Il y a quand même une façon de situer l’impossible -pour le sujet-, ce qui va échapper à sa symbolisation, ça va être dit de façons différentes. Et ça n’aura pas tout à fait les mêmes conséquences dans la prise en charge.

Si on prend par exemple le concept de forclusion comme beaucoup trop définitif, c’est-à-dire forclos au sens juridique : ça n’a pas été symbolisé avant 7 ans, ça ne le sera plus jamais, c’est terminé et ce malade il est fou, point. Ça va avoir d’autres conséquences dans la prise en charge que si je dis « ce patient a régressé au stade sadique-oral et le problème est de l’amener à retrouver les stades successifs afin d’arriver au stade génital, oblatif -ou pas, d’ailleurs ». L’un va être plus optimiste que l’autre, ça a des conséquences, en tout cas sur la prise en charge… Maintenant, peut-être que celui qui est pessimiste, celui qui dit qu’il y a forclusion, va peut-être en s’occupant des gens faire moins de dégâts que l’optimiste qui va rentrer là-dedans…

Je discutais avec mon coiffeur tout à l’heure et il me disait « en somme, ce que vous pratiquez c’est une sorte de science de l’humain ». Je lui ai dit « si c’est une science… ». Évidemment le problème de la définition de la science c’est que c’est une définition très variable. Par exemple, est-ce que l’Histoire est une science ? En tout cas ce qui fait difficulté pour dire que la psychanalyse est une science c’est qu’une science a pour visée d’éliminer le sujet de ses énoncés. Elle cherche à produire des énoncés qui vaillent pour tout le monde, quelles que soient ses opinions personnelles, ses conceptions, etc. Par exemple on va citer les énoncés des lois de la physique, les premières formules de la gravitation universelle, les formules de l’équivalence entre masse et énergie d’Einstein, E = mc: que tu sois d’accord ou pas d’accord c’est pareil.

Remarquez qu’aujourd’hui devant cette élimination du sujet par la science, dans toute une catégorie de la population, s’il y en a un qui considère que, après tout, il n’y a pas de rapport entre la masse et l’énergie et qu’il n’est pas du tout d’accord pour que la vitesse de la lumière intervient comme facteur là-dedans, il y aura toujours des millions de gens pour le suivre. On dira que c’est une opinion qui vaut aussi bien que celle des scientifiques ; il y en a qui pensent que la terre est plate ? Eh bien c’est très bien, elle est plate. Il semble que ce soit une réaction, puisque c’est un phénomène plutôt récent quand même, un phénomène de résistance à la prétention de la science de fonctionner au-delà de son champ. C’est-à-dire de régir aussi ce qui relèverait du choix subjectif.

Par exemple, et je vais prendre un exemple un peu délicat, mais prenons les vaccins, le vaccin contre la COVID. Il est clair que d’un point de vue scientifique le vaccin miraculeusement -miraculeusement, c’est un peu subjectif !- découvert assez rapidement grâce à une technique ARN qui était déjà là. Mais ce qui est miraculeux c’est que ça fonctionne pas mal et que sur la première forme du virus il y avait de 90 à 95% de gens qui étaient protégés contre des formes graves, ce qui pour un vaccin est quand même formidable. Alors évidemment, 90 ce n’est pas 100% et sur les 10 il y en a un qui tombe malade et qui meurt quand même. C’est quand même formidable. Mais après le politique dit « je demande aux spécialistes » et alors au lieu que ce soit le politique qui parle, c’est le scientifique qui arrive. Et le scientifique il parle au nom de la science ; mais là il déborde un peu de son champ, il ne devrait pas apparaître sur la scène, le scientifique. Il devrait laisser le politique dire « je me suis renseigné, il y en a qui disent ça, ils ne sont pas tous d’accord mais dans l’ensemble je me suis fait mon opinion politique et je décide que ceci ». Alors, en tant qu’homme politique, je peux décider des choses qui sont plus ou moins acceptables par l’ensemble de la population, mais il y a un moment donné une décision du sujet. Je crois que c’est cette élision-là de ce qui est inéluctable, de ce qu’à un moment donné un sujet doit trancher… Qu’il dise qu’il se soit appuyé, c’est une chose, mais là ce n’est pas très clair.

— LV Mais déjà le fait de reconnaître à un sujet la place éminente d’être un au-moins un qui peut trancher, cette place-là elle est déjà bien sapée…

— Oui, elle est sapée mais en même temps … Est-ce qu’on ne le reconnaît pas comme un au-moins un, c’est-à-dire comme un dirigeant qui est là pour choisir, ou bien est-ce qu’on reproche à ce dirigeant d’être un dirigeant trop faible, trop incompétent ? Et on fait appel implicitement à un qui serait le vrai… Un Poutine : t’es pas d’accord ? Pan ! Là ce n’est pas celui qui s’appuie sur la science mais celui qui s’appuie sur la vie et la mort.

En tout cas, au passage, l’idée c’est que ce qui apparaît aujourd’hui comme cette méfiance à l’égard de la science, les scientifiques en sont en partie responsables. D’abord parce qu’il y a beaucoup d’énoncés scientifiques qui ne sont pas vraiment scientifiques, qui ne sont pas très rigoureux au niveau même des exigences de la science, qu’il est facile de démontrer qu’il y a des revues scientifiques qui ont laissé passer des articles qui ne l’étaient pas. Mais bien sûr ça ne veut pas dire pour autant qu’on condamne tout le travail scientifique.

Mais alors, pourquoi la psychanalyse n’est-elle pas une science, à mon sens ? C’est que les sciences, donc, sont fondées sur le rejet du sujet et que dans un monde où la science est née, si on se réfère à la science ça suppose l’évacuation du sujet. Et du coup le sujet proteste, et au XIXème siècle c’est la grande crise de l’hystérie, la grande protestation des sujets qui est arrivée et la psychanalyse est née de cela. La psychanalyse est née de récupérer le sujet rejeté de la science. C’est-à-dire qu’aujourd’hui il y a des gens qui vont chercher des soutiens vers ceux qui savent et même si quelques fois ce savoir est quelques fois non pas scientifique mais poétique, ésotérique, tout ce qu’on voudra, mais des gens qui se présentent comme sachant -donc un savoir de type scientifique. Et puis il y en a d’autres qui se disent « il y a quelque chose qui ne va pas chez moi » et [ont] l’intuition qu’il y a un savoir en eux qu’il faudrait récupérer -en tout cas ils considèrent que ce serait bien d’en parler… « Ça serait bien de parler », c’est quand même l’intuition qu’il y a quelque chose à sortir de soi-même, et ça c’est ce que la psychanalyse récupère. Elle récupère donc ce sujet qui est forclos -comme dit Lacan-, qui est rejeté de la science, nécessairement rejeté de la science : il n’y aurait pas de psychanalyse dans un monde qui n’aurait pas connu la science. La psychanalyse se veut rationnelle, comme la science, mais dans la mesure où elle ne peut pas faire abstraction du sujet elle ne peut pas être une science au sens strict du terme. En tout cas son idéal n’est pas le même.

La psychanalyse, ce n’est pas une science de l’inconscient, ce n’est pas une science de l’objet a, ce n’est pas une science du phallus, c’est une pratique, un ensemble de connaissances recueillies grâce à cette pratique. Et c’est surtout une éthique, une éthique qui vise à dire que l’homme n’est pas simplement un instrument au service de la société, qu’il n’est pas simplement un moi qui doit réaliser des performances, il est quelqu’un qui est mu par un désir et que ce désir, s’il le met trop de côté, s’il le refoule, ça le rend malade. Et que le mieux c’est qu’il soit au fait de ça, que ce désir ne soit [peut-être] pas satisfait, comme je le disais au début, mais reconnu et reconnu d’abord par lui-même.

Pour ce qui est des idéologies du sexe : aujourd’hui où on dit pourquoi pas choisir son sexe, toutes ces idéologies du transgenre, du no-sexe, du non-binaire. Toutes, elles s’appuient toutes sur le sexe : no-sexe, mais c’est quand même fondé là-dessus, c’est quand même fondé sur la différence sexuelle. Soit pour la nier, soit pour la relativiser, soit pour dire qu’on peut passer de l’un à l’autre, mais ça s’appuie quand même essentiellement là-dessus.

Mais il n’y a que deux traits que l’on puisse constater imaginairement, par l’image, deux traits qui fonctionnent en il y a ou il n’y a pas, c’est-à-dire en plus ou en moins, ou dans le système binaire informatique, 0 et 1. L’informatique, c’est-à-dire que le minimum d’oppositions pour construire un langage, c’est binaire. Or cette binarité fonctionne sur présence d’un signe/absence d’un signe. Eh bien il n’y a que deux modes possibles de le réaliser imaginairement avec le corps humain : d’abord le petit bâton qui est là ou qui n’est pas là, donc 1 ou 0. Pas un gros bâton ou petit bâton, ça ça ne fonctionne pas : pour le langage, pour l’informatique c’est un bâton ou pas de bâton.

Et si on néglige [ce critère de la présence ou de l’absence du bâton], il en reste un autre : c’est vivant ou mort. C’est-à-dire qu’il y a une chose qui est imaginairement tout à fait visible : un quart d’heure avant sa mort il vivait encore…

Si on ne veut plus fonder le langage, c’est-à-dire l’opposition binaire minimale qui permet la construction de tout le langage humain, si on ne veut plus le fonder sur la différence sexuelle alors on le fondra sur vivant ou mort. En fait c’est déjà comme ça un peu parce que les êtres sexués sont voués à la mort et donc d’être sexués nous sommes déjà des morts en puissance… ce qui n’est pas des bactéries qui se reproduisent par scissiparité.

LV Ceci dit il y a aussi aujourd’hui une frontière tout à fait incertaine entre vivant et mort puisque maintenant on est passé d’une définition de la mort suivant un critère cardio-vasculaire à un critère encéphalique, la mort cérébrale. On prélève aujourd’hui des organes vivants chez des morts pour remplacer des organes morts chez des vivants : la personne est morte mais on lui prélève son cœur vivant pour le greffer sur un vivant dont le cœur est mort.

— Quand on a enlevé le cœur vivant à quelqu’un, celui à qui on a enlevé le cœur il est quand même mort ! Mais vous avez raison, les progrès de la science…

LV …De la technique…

— Oui, mais aussi de la technique fondée sur la science. Disons les progrès technico-scientifiques font que ça déplace un peu les repères qui soutiennent dans l’ordre de l’image le réel. Pour nous, un mort c’est d’abord l’image d’un mort. C’est soit l’image d’un vivant qui revient soit c’est l’image du cadavre. Mais on ne peut pas avoir un symbole pur : pour être réel il faut qu’il y ait aussi une dimension imaginaire. D’ailleurs tant qu’on n’a pas vraiment vu un cadavre, la mort ça reste quelque chose de…

Et aujourd’hui, pour « ne pas traumatiser » les enfants, on leur refuse non seulement la vue du mort, du cadavre, mais même le rite de l’enterrement. Et il ne faut pas s’étonner après que les gosses n’aient pas de limites : ils font chier les adultes et les autres petits copains jusqu’à se frapper, ou même ne pas s’apercevoir qu’à se mettre à dix pour taper sur un autre gosse il va se mettre à mourir. Quelques fois il faut leur rappeler : « mais tu sais, c’est dangereux ce que tu fais-là ! Et on peut [en] mourir ! »

 

VI

 Bon, dites-moi un peu si vous avez des questions, des remarques…

— Thibault Amalric Vous parliez de l’image de la mort soit par le mort vivant soit par le cadavre. Est-ce qu’on peut la représenter par l’absence ?

— Ça veut dire quoi, l’absence ?

TA L’absence de la personne, mais là ce serait plus au sens symbolique à ce moment-là.

 

Mais comment vous la représentez, l’absence ? Je veux dire par exemple comme on le fait dans certaines familles, vous gardez la chaise vide ?

— TA Oui, ou une photo, mais alors il y a quand même une image qui est là…

 

Ou pas d’image mais simplement, par exemple la chambre de l’enfant mort on la laisse en l’état. Alors oui, on peut représenter [l’absence de la personne]. Mais vous voyez que ce genre de traitement de la mort n’est pas très favorable au deuil. Dans les familles où on laisse soit la photo du mort en grand sur la table de nuit des parents, ou bien, oui, la chambre à laquelle on ne va pas toucher, ça ne facilite pas le deuil. Ça n’empêchera pas évidemment quand quelqu’un est mort de se l’imaginer, et d’imaginer qu’il revient. Même quand il revient, quand on y pense, il y a des deuils qui sont fait. C’est-à-dire qu’on y repense, mais plus dans la souffrance…

Lacan met un tout petit mot sur la mort dans la Leçon XIV, et je pense que vous ne l’avez pas relevé. Ça m’importe à moi un peu parce que dans ce qui caractérise notre modernité et qui est l’idée d’une liberté maximale laissée à l’individu, c’est-à-dire d’un droit à la liberté où s’estompe en revanche la nécessité pour le sujet de s’inscrire dans un ordre symbolique, dans un ordre social, avec la dette à l’égard de cet ordre, on arrive à des positions qui laissent les sujets dans l’errance. C’est-à-dire que c’est de plus en plus difficile à savoir quelle est ma voie, que dois-je faire ? Vous savez, c’est très sensible, depuis un certain nombre d’années que je pratique, ce n’est plus les mêmes gens que je vois -les jeunes notamment. Il y a beaucoup plus de gens qui viennent parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent faire. Ils ne savent pas. Autrefois ils venaient parce qu’ils n’y arrivaient pas, à faire ce qu’ils voulaient faire. Bien sûr j’exagère un peu de trancher comme ça, mais c’est quand même ça : c’était les problèmes sexuels, les problèmes d’impuissance et de frigidité massive pour lesquels on me consultait quand j’étais au début de ma carrière, aujourd’hui il n’y a pas un jeune qui vient s’en plaindre. Surtout les femmes, la frigidité aujourd’hui quasiment ça n’existe plus. Par contre, les anorexies-boulimies, les scarifications -c’est tout à fait nouveau, ça, les scarifications : ce sont les petites jeunes qui se scarifient. C’est toute autre chose, c’est quoi toutes ces chose-là ? Elle le montre, la fille qui se scarifie : il n’y a pas de bord, il faut que je le [fabrique] moi-même pour arrêter l’angoisse car plus personne ne m’arrête. Que ce soit gentiment ou méchamment, personne ne m’arrête.

C’est très difficile quand on a atteint un certain âge de ne pas avoir l’air de regretter le passé. Je ne le regrette vraiment pas. Les gens de ma génération n’ont pas vraiment eu une adolescence heureuse dans l’ensemble, et franchement je trouve que les gosses sont plutôt plus heureux aujourd’hui -un peu plus heureux- mais il y a quand même cette difficulté qui s’attarde, qui s’attarde… Trente ans, trente-cinq ans, chez les garçons comme chez les filles, d’une errance, d’une demande : mais qu’est-ce que je fous là-dedans ? J’ai fait ça parce qu’on m’a dit c’est un endroit où tu vas gagner de l’argent, c’est une bonne école… On est chauffés à blanc pour être parmi les meilleurs et puis on arrive dans les meilleures écoles et forcément on fait ce qu’il y a faire et comme on est doués donc on y arrive et puis tout d’un coup, pffff… Je connais des gens qui me disent que le week-end ils s’emmerdent, alors ils vont à New-York, ils ont les sous alors ils y vont, ils claquent du pognon, ils reviennent beurrés à mort. Comme ils sont assez beaux, assez intelligents, ils draguent facilement -on ne reste pas longtemps ensemble, hein, parce que ça ne marche pas. Cette errance je crois qu’elle est quand même liée -pas directement bien-sûr- à tout ce questionnement sur qu’est-ce qui fait barrière, où est le réel ? Et le réel, s’il n’est pas supporté par le sexuel -supporté imaginairement par le sexuel, par l’image du sexe, par la différence sexuelle- eh bien je crains qu’il n’y ait plus que la mort comme maître absolu. Et d’ailleurs ce n’est pas d’aujourd’hui que dans un pays ou dans un continent la question du pouvoir devient flottante, quand les institutions ne tiennent plus très bien, c’est une bonne guerre qui va tout remettre en place…  

Vous avez peut-être une autre question ? Ou une remarque ?

Doriane Guili Moi j’ai plutôt une précision à vous demander. Quand vous disiez tout à l’heure à propos de la mort lorsqu’un parent laisse la photo d’un enfant, ou la chambre intacte, est-ce que quand on efface la présence après la mort, est-ce que ce n’est pas aussi difficile, aussi dangereux… Est-ce que ça ne rend pas difficile le deuil ?

 

Non, pas effacer, je ne vois pas pourquoi il faudrait effacer la photo d’un enfant qui a vécu -d’ailleurs c’est rare : je n’ai jamais rencontré ça. Si, ce qu’on rencontre c’est l’effacement de situations qui ont été pénibles…

— DG Ou le secret…

— Ou le secret, c’est autre chose. Ça, effectivement, ça fait des ravages parce que ça constitue des pseudos réels. C’est-à-dire qu’à la place de l’impossible à dire -à savoir ce qu’il en est de la vérité sur le sexe : le phallus ça n’a pas de sens, ça je n’y ai peut-être pas assez insisté. Les gens assimilent un peu trop facilement phallus et patriarcat. Dans le matriarcat c’est aussi le phallus qui est en question, qui se transmet -le signifiant.

Alors pour y revenir, quand il y a dans une famille un secret, quelque chose qui est caché, quelque chose qui est une honte, un malheur trop difficile, ça a un inconvénient, c’est que cet impossible à dire -qui n’est pas un vrai impossible mais plutôt une sorte d’impuissance à dire- vient se substituer à l’impossible du sexe, à l’impossible. Et ça ne facilite pas la mise en place du désir : ça plombe parce qu’on s’organise implicitement autour d’un non-dit -il faudrait prendre dans chaque cas.

Mais votre remarque est pertinente et il faut bien faire la différence entre imposer le déni de la mort de quelqu’un, c’est-à-dire en mettant l’absent en scène en permanence, par exemple le cas de la chambre de l’enfant mort qu’on va laisser intacte et tous les autres frères et sœurs vont devoir supporter ça. Ça c’est pathologique, ce déni de la mort il entraîne la dépression. Ou alors même ça fétichise l’enfant mort, ça entraîne une sorte de perversion : la sexualité ne pourra plus s’exercer qu’à travers des figures de mort -ce n’est pas rare et chez l’obsessionnel ça fonctionne souvent comme ça même si ça n’est pas forcément évident [à repérer].

Bon, eh bien elle était bien votre question, elle a remis un peu de joie !

  

Bassan Chour Je peux poser une dernière question ? Si j’ai bien suivi, vous avez dit à un moment donné que le phallus est le signifiant du désir de l’Autre, il est interprété comme sexuel. Et plus tôt vous aviez dit que le phallus est un signifiant, il faut le décoller du pénis mais il a quand même une relation avec le pénis. Finalement, le phallus est un signifiant qui signifie plus le désir et son interprétation sexuelle c’est finalement cette relation avec le pénis ? 

— Non, ce n’est pas cela. Le phallus signifie qu’on a fait une interprétation sexuelle du manque de la mère. C’est que ça donne un sens sexuel : la mère, qu’est ce qu’elle veut ? Quel est le signifiant de son désir ? Si je le repère comme étant le phallus -et je vois bien que la question sexuelle a de l’importance, sous une forme voilée bien sûr, c’est toujours sous une forme voilée mais dans les dessins d’enfants vous avez des tas de symboles qui montrent que c’est bien de ça qu’il s’agit. Ce ne sont pas des [spéculations] en l’air : ça se voit. Le phallus, il est le résultat d’une interprétation sexuelle [du désir] de la mère. Quand je dis qu’il n’est pas sans rapport avec le pénis, c’est que pour qu’il soit élevé au rang de symbole il faut bien partir d’un trait anatomique existant. Qu’est-ce qu’il manque à la mère ? Dans mon délire [d’enfant] c’est qu’elle n’a pas de pénis. Si j’en reste là c’est idiot : le phallus c’est le signifiant du désir de la mère ça veut dire que ce n’est pas uniquement une constatation qu’anatomiquement elle n’a pas le pénis, c’est que le signifiant de son désir c’est le phallus et d’abord c’est bien pour ça que je suis venu au monde. Parce que si elle n’avait pas eu envie de baiser avec mon père, je ne serais pas là. Vous me direz qu’elle n’a peut-être pas eu forcément envie. D’accord. Mais elle en avait peut-être d’autres, [envies]… Et quand la mère ne signifie pas du tout qu’elle est dans le désir sexuel, pour l’enfant ce n’est pas facile…

Bon, on arrête ? Allez au revoir…     

[Transcription Lucien Verchezer. Non relue par BV]

[1]Je reviens d’abord au corps du symbolique qu’il faut entendre comme de nulle métaphore. Á preuve que rien que lui n’isole le corps à prendre au sens naïf, soit celui dont l’être qui s’en soutient ne sait pas que c’est le langage qui le lui décerne, au point qu’il n’y serait pas, faute de pouvoir en parler.
Le premier corps [le corps du langage] fait le second [le corps au sens naïf] de s’y incorporer. D’où l’incorporel qui reste marquer le premier temps, du temps d’après son incorporation.
J. Lacan, Radiophonie, Scilicet N°2/3, Seuil, Paris 1970, p. 61
[2] Seule la règle du mariage entre cousins croisés dont l’application fait que le même personnage est le père de mon père et le frère de la mère de ma mère, permet de comprendre que le latin avunculus, dérivé de avus, « grand-père-paternel » signifie « oncle maternel ».
Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Tome 1, Éditions de Minuit, Paris 1969, p. 223 et suivantes

[3] J. Lacan, Les Formations de l’inconscient, Leçon XV, Éditions ALI, Paris 2009, p. 321

[4] … si Freud a écrit quelque part que « l’anatomie, c’est le destin », il y a peut-être un moment où, quand on sera revenu à une saine perception de ce que Freud nous a découvert, on dira, je ne dis même pas « la politique, c’est l’inconscient », mais, tout simplement : l’inconscient c’est la politique ! 
J. Lacan, La Logique du Fantasme, Leçon XIX du 10 mai 1967, Édition ALI, Paris 2004, p. 360
[5] Je vais mettre l’accent sur quelque chose que la forme même du jeu de la négation dans la langue nous permettra de saisir dans une formule où se passe le glissement concernant l’usage du verbe être. On peut dire que le moment décisif, celui autour duquel tourne l’assomption de la castration est ceci : oui, on peut dire qu’il est et qu’il n’est pas le phallus, mais il n’est pas sans l’avoir.[…]
La seule formule exacte, celle qui permet de sortir des impasses, des contradictions, des ambiguïtés autour desquelles nous tournons concernant la sexualité féminine, c’est qu’ “elle est sans l’avoir”. Le rapport du sujet féminin au phallus, c’est d’ « être sans l’avoir ».
J. Lacan, Le Désir et son interprétation, Leçon XII du 11 février 1959, Édition ALI, Paris 2005, p. 237

[6] J. Lacan, Le symbolique, l’imaginaire et le réel, conférence du 8 juillet 1953.

http://www.ali-aix-salon.com/J.Lacan%20le%20symbolique,l’imaginaire%20et%20le%20r%C3%A9el%201953.pdf