Freud et l’objet perdu de l’archéologie
2024

-

CHASSAING Jean-Louis, THOMAS Émilie
Lire Freud et Lacan

Freud et l’objet perdu de l’archéologie

Du fond freudien à la surface lacanienne

                      

 

Jean-Louis Chassaing, psychanalyste, psychiatre

Émilie Thomas, archéologue, élève à l’EPhEP

                     ———–

 

Dans « Malaise dans la civilisation »[1] Freud s’inspire de ses théories de praticien, de clinicien de l’individuel, pour tenter de comprendre les liens des individus lorsqu’ils sont ensemble, notamment un ensemble qui agit plus qu’il ne pense, qui cède à des fascinations plus qu’il ne raisonne. C’est aussi dans ce beau texte « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921) qu’il situe et dénoue   identification moïque et identification objectale à l’Idéal du moi, notamment dans le fameux chapitre VIII – État amoureux et hypnose – avec un schéma. Lacan fait remarquer à la suite de Freud que dans ce schéma une ligne relie les moi mais aucune ne relie les objets. Ceux-ci sont situés à l’extérieur à droite, en un seul point, lequel est relié à l’avant du schéma, avec des flèches passant par-dessus l’ensemble, à l’Idéal du moi de chacun, reliés entre eux. Un objet commun, relié à Un Idéal du moi commun. Un seul et même objet est mis à la place de leur Idéal du moi ; la conséquence en est dans leur moi qu’ils sont identifiés les uns aux autres (Freud). La relation hypnotique est ici un des aspects de la foule.

Ces textes, dit « d’Anthropologie analytique », appellation acceptée ni par Freud ni par Lacan, appelés ainsi pour ne pas les dire sociologiques ce qu’ils ne sont effectivement pas, sont datés du   temps des deux grandes guerres. De même que « Pourquoi la guerre ? » (1932), correspondance avec Einstein, ou encore « Considération actuelle sur la guerre et la mort » (1915). Ni sociologie, ni anthropologie. Sont-ils politiques ? Il s’agit de la construction, de la structuration de ce que peut être une civilisation, et cet aspect lié aux évènements si graves de cette époque évoqués ci-dessus, et pris en compte par Freud, peut les donner comme étant de politique. La question insistante posée par Émile Malet lors de l’émission à La Chaine Parlementaire LCP le 28 janvier 2024 (et en dehors…) « Pourquoi lorsque des individus se retrouvent ensemble y a -t- il cette violence ? » attend en effet sa réponse des analyses très fines de Freud, même si ce dernier n’apparait pas du fait d’une démarche de clinicien comme homme politique. Ce que sa situation dans la vie confirmera. D’ailleurs dans ce panel des textes de civilisation de cette époque il publie en 1932 « Sur une Weltanschauung », étude qui reprend ses travaux sur la religion, la pensée scientifique, sur la masse humaine, les foules, mais aussi sur le marxisme, le nihilisme, les révolutions notamment la révolution russe, « l’impulsion bolchevique ». Il en démarque la psychanalyse qui ne peut être une « conception », une « vision » du monde. Comme l’interprète Charles Melman elle ne peut être située comme regard omniscient sur le monde, objet totalitaire qui effacerait alors le sujet. « [Il n’est] au pouvoir de personne, d’aucun sujet en tout cas, de venir s’y loger [dans ce lieu qui se supporterait d’un tel regard] puisque ce regard, de s’incarner en un objet, cet objet qu’il constitue oblitère le sujet, l’annule »[2]

Alors il est fait appel à cette autre instance émergée de 1920, source de tant d’oppositions à l’époque, la pulsion de mort. Instance nécessaire au maintien de la bipartition oppositionnelle de Freud, avec l’Éros. Instance difficile à saisir, à conceptualiser sauf à la réduire à l’agressivité, ce qu’elle n’est pas, ou à la haine, celle-ci n’en n’étant que la voie ouverte à son expression. C’est plus complexe ! L’appui, non parfaitement analogique avec la trouvaille de Sabina Spielrein, est souvent cité, à la condition d’en connaitre l’histoire de sa conception, le titre de l’article princeps de 1919 étant en soi interrogatif : « La pulsion de mort comme cause du devenir ».

Il faut bien noter que Freud est clinicien. Il ne cesse de pointer la similitude voire l’analogie entre la construction de « l’appareil psychique » et la construction qu’il établit d’une foule, des civilisations. De même à rebours, la cure psychanalytique procède par … par quoi ? C’est là la question. Une recherche ? Une fouille ? Aller découvrir, au sens archéologique, le trésor caché ?

Cette construction, cette structuration des – d’une ? – civilisations par Freud fait appel parfois au travail de l’archéologue. Destruction – fouilles- reconstruction, hypothèses. En effet dans le « Malaise dans la civilisation » il parle des fouilles, et des décombres de Rome. « Prenons pour exemple l’évolution de la Ville éternelle » dit-il. P-L. Assoun parle de « la somptueuse métaphore de l’objet « Rome » ».

Freud écrit « Tous ces vestiges de la Rome antique surgissent disséminés dans le chaos d’une métropole qui s’est développée […] Bien des strates anciennes sont assurément encore enfouies dans le sol de la ville ou sous ses bâtiments modernes. Voilà de quelle manière nous apparait la conservation du passé dans les lieux historiques comme Rome ». Et Freud compare avec un « être psychique » « où rien de ce qui aurait eu lieu n’aurait disparu ». Des portions de ces « vestiges » antiques, Freud en a conservé dans son cabinet. Charles Melman faisait remarquer une différence d’agencement des bureaux de Freud et de Lacan. L’un était plein d’objet d’archéologie, l’autre non ! Ces écrits, dans une discipline naissante, pourtant en 1930 déjà, ont forgé l’idée populaire d’une psychanalyse qui aurait à découvrir, par un procédé analogue à des fouilles archéologiques l’objet, sous des formes diverses dont le « trauma » n’est pas des moindres, découverte « résolutive ». Cette catharsis, début de la psychanalyse, a bien sûr subi chez Freud beaucoup d’autres (r)évolutions.

Émilie Thomas vous êtes archéologue. Jean-Paul Demoule, archéologue, que vous connaissez, dans un article de la revue Alliage- Culture, Science, Technique[3] précise que lorsque Freud parle des vestiges de Rome dans « Malaise dans la civilisation » il ne s’agit pas de la métaphore du travail archéologique   mais d’« un rêve d’archéologue : avoir et voir toutes les Rome à la fois ». Pouvez-vous nous dire alors quel est le travail de l’archéologue aujourd’hui ? Et êtes-vous d’accord avec la distinction que fait Jean-Paul Demoule, notamment ce rêve d’une vision, ou d’un regard omniscient sur son objet, soit aussi sa valeur de reconstruction, ou de construction ?

J’ai rappelé ci-dessus que Freud écrivait que la psychanalyse n’est pas une Weltanschauung, n’est pas une vision du monde.

Émilie Thomas : J’ai relu ce passage du « Malaise dans la civilisation » dans lequel Freud parle des ruines de Rome dont, après en avoir décrit les éléments de manière chronologique, il introduit une vision synchronique de la ville, dans une « métaphore fantaisiste » – ce sont ses mots – qui ne peut être en effet la métaphore du travail de l’archéologue. Je rejoins Jean-Paul Demoule sur cela, mais je reste dubitative sur le fait qu’elle puisse représenter le rêve de l’archéologue.

Étudiants en archéologie on nous martèle que « Fouiller c’est détruire » mais aussi que ce à quoi nous avons accès sur le terrain ce sont des vestiges eux-mêmes déjà détruits. Sortis de ces adages théoriques, dès que nous faisons nos premières expériences de terrain, ces destructions, que nous redoublons par la fouille – en enlevant par passes successives de truelle les couches archéologiques – , sont dans l’immédiat reconstruites, rattrapées pourrais-je dire, par le dessin, les relevés topographiques et stratigraphiques, les photographies, l’enregistrement des unités stratigraphiques, des faits, des structures qu’on emboîte – qu’on met en boite – comme des poupées russes dans l’après-coup de notre geste destructif. On se rend compte alors que « fouiller c’est détruire » certes, mais fouiller c’est surtout construire, re-construire. Relevés qui sont autant de sauvegardes qui visent la reconstruction de l’unité de la réalité du terrain, réalité mise en morceaux aussitôt qu’elle est investie par nos truelles. On vient alors figer cette unité, cette réalité matérielle, dans cette reconstruction dans un après-coup qui flirte avec l’immédiateté. Ce n’est pas un relevé de l’existant, mais déjà du manquant que nous réalisons.

Jean-Louis Chassaing : l’objet de l’archéologie semble complexe ! Objet à retrouver, à trouver, objet perdu, objet manquant à « l’unité », voire « l’unité » même… Et ceci dans la réalité du terrain mais aussi à vous entendre cela concerne un certain idéal de la recherche, un bâti, des constructions en représentations voire en dessins – maintenant peut-être avec des caméras à infrarouge ou autre – bref l’objet idéalisé d’une découverte à la fois représentée et à venir en sa réalité.

Émilie Thomas : L’archéologie de terrain est avant tout le morcellement – l’archéologue lutte contre ce morcellement qu’il crée pourtant lui-même –, morcellement des indices qui se présentaient de manière homogène sous ses pieds et qui formaient un tout avant que nous nous y attaquions. Dans cette mise en morcellement de l’unité du terrain – à ce propos, le signifiant de l’unité stratigraphique, me semble ne pas être anodin – il y a de la perte que nous, archéologues, avons en horreur. Aucun indice, aucun objet, aucune unité stratigraphique ne doit passer à la trappe lors de la fouille et ne doit être perdu entre le terrain et la rédaction du rapport de fouille, récit scientifique d’un passé reconstruit dès la fouille. Entre les deux, il y a la post-fouille, l’inventaire des objets, l’étude des spécialistes – céramologues, palynologues, carpologues, géomorphologues, archéozoologues, dendrochronologues, spécialistes du mobilier métallique etc. la liste est longue-.  Cela engendre de nouveau le morcellement des données par cette distribution de chaque objet d’étude aux spécialistes. La reconstruction de cette réalité en passe par la mise en commun des résultats des études de chaque spécialiste dans une structure qui doit permettre, depuis ces unités détachées, un récit cohérent de la vie passée sur ce site. Un récit de vie que nous voulons restituer

Jean-Louis Chassaing : autre objet !

 Émilie Thomas : …mais qui se fait à partir de restes, restes qui sont toujours déjà lacunaires. Restes qui nous mettent face au hiatus, rendant la construction d’une vision du monde formant un tout impossible. Nous nous acharnons à boucher ces manques, ces trous que nous créons avec nos instruments de fouille, pour rendre possible une reconstruction pleine et entière de l’histoire. En cela, et pour cela, en archéologie, nous mythonnons, me semble-t-il…

Jean-Louis Chassaing : Jolie expression ! Cela demanderait un exemple ! Car ces fragments manquants – à quoi ? – me rappellent quelque chose ! Fragments manquants qui ne demandent qu’à être découverts, dans tous les sens du mot ici, renvoyant à un réel.

Émilie Thomas : Pour vous l’expliquer je voudrais vous décrire une expérimentation entre ethnologie et archéologie qui est assez éclairante à ce propos. Expérimentation très peu connue des archéologues eux-mêmes et peu enseignée sur les bancs de la fac, peut-être parce que « ça nous en boucherait un coin »… celui de notre savoir déficient en archéologie. Justement, Philippe Boissinot dévoile cette expérimentation dans son article intitulé « Comment sommes-nous déficients ? Une manière d’envisager la spécificité de l’archéologie »[4]. Il montre comment ce déficit, nous le comblons par notre imaginaire, pour lier les restes entre eux et faire interprétation du site archéologique.

Dans les années 1970 au Canada fut menée une fouille particulière par Robson Bonnichsen dans un campement indien de l’Alberta. Elle est particulière car elle ouvre la possibilité d’interroger Millie, une ancienne habitante toujours vivante ayant vécu sur ce camp avant son abandon, permettant aux archéologues de tester la validité de leurs inférences. « Le résultat de cette expérience ne fut pas très glorieux pour la discipline, la plupart des questions posées n’ayant pas reçu les bonnes réponses »[5]. L’étude montre que les constructions des archéologues à partir des vestiges ont été faites de manière analytique depuis leurs idées, « fantasmes » (?) sur les manières de camper et de subsister de cette population d’Indiens. À partir de deux foyers retrouvés ils ont déduit les emplacements des tentes à ces endroits-là, et par homologie de structure ils ont fait l’hypothèse que deux unités sociales différentes, mais de même type de groupe (deux familles) y vivait en exerçant le même type d’activité. Le récit de Millie relatait un mode de vie bien plus complexe, d’une réalité plus circonstancielle. Une seule famille habitait le camp, elle-même, avec les femmes et les enfants en bas âge pendant la semaine, et les adultes hommes partis travailler dans les mines les rejoignant seulement le week-end.

Le terrain de fouille, restreint spatialement, n’offrait pas la possibilité d’imaginer un territoire de vie au-delà du lieu investi par les chercheurs.

Jean-Louis Chassaing : ce restreint spatialement m’intéresse. D’une part quelle est ou quelles sont les conditions de ces restrictions ? Par extension, c’est le cas de le dire, le « dites ce qui vient, ce qui vous passe par la tête » de l’association dite libre – espace signifiant distinct de la signification – rompt avec ce qui serait une bonne « composition française » adressée à l’analyste. Certain(e)s patient(e)s ont des difficultés avec ce laisser-aller.  Par ailleurs on peut penser que l’expérience que vous décrivez a pu interroger les archéologues. Freud disait qu’il suffirait d’un désaccord dans la pratique avec sa théorie pour qu’il remanie celle-ci sans problème ! On apprend toujours sur le terrain non ?

Émilie Thomas : Oui on apprend toujours, et je dirai plus que remanier on réinvente, suivant ce que dit Lacan quand il invite les psychanalystes à réinventer la psychanalyse au cas par cas, à tout moment. L’interprétation en archéologie semble en effet résulter de cette réinvention entre les restes trouvés et l’imagination de l’archéologue. D’ailleurs on nomme « inventeur » en Droit la personne qui découvre un site archéologique.

Philippe Boissinot articule ces éléments de manière limpide : « Pour le dire en quelques mots, cette pluralité [des scénarios envisageables] tient en partie au caractère fragmentaire des objets à considérer :  le monde des restes est une totalité amputée selon des lois variées, celles du hasard n’étant pas négligeables, lorsque le caractère fortuit n’est pas la règle, on les étudie dans une sous-discipline appelée taphonomie. Mais il y a autre chose qui a été perdu, quelque chose comme un centre qu’il nous est impossible de reconstituer. Nous sommes un peu comme l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau décrit par le neurologue Oliver Sachs, incapables de reconnaître un gant après avoir énuméré ses composants et décrit son organisation. […] nous surmontons alors notre handicap par une stimulation peu commune de l’hémisphère gauche de notre cerveau, de ses facultés imaginatives. »[6]. En archéologie, notre imagination et tout ce qui peut se véhiculer de trompeur a une fonction de liaison de la fragmentation des objets à considérer. Peut-être pourrions-nous dire qu’il a une fiction de liaison entre l’objet fragmenté et l’interprétation.

Vous disiez dans vos propos introductifs que Charles Melman affirme que si la psychanalyse était une vision du monde elle effacerait alors le sujet. Je crois alors depuis ce rappel et l’expérimentation que je viens de vous tracer, mais aussi depuis le titre que vous me proposez – Freud et l’objet perdu de l’archéologie – qu’en archéologie « l’objet » perdu est Millie, l’objet perdu de et en archéologie est le sujet.

Jean-Louis Chassaing : c’est un curieux déplacement ! Mais oui vous avez parfaitement raison. Et il y a en archéologie une dimension, une technique disait Freud qui est curieusement manquante, le transfert. Ici je cite à nouveau P-L. Assoun : « Le transfert intervient […] comme ce qui permet de réactualiser avec toute la force du présent le passé que l’archéologue ne saisit que mort, fût-ce avec un vif désir »[7]. L’objet perdu est le vivant, on peut dire là un sujet, oui.

Émilie Thomas : … Sujet comme témoin de notre passé… qui seul peut faire validation de l’interprétation et sur lequel – le sujet – au final, nous ne pouvons pas dire grand-chose par l’archéologie.

Jean-Louis Chassaing : Vous soulevez là la question du fantasme et de la vérité, ou du vrai ! Votre exemple me fait penser à cet excellent documentaire, « Le refuge oublié »[8] – l’oubli et les souvenirs.  On voit et on entend justement cette femme énergique, Yvette, qui revient avec les archéologues dans une vaste carrière souterraine qu’ils ont découvert, à plus de 20 mètres sous terre, avec les vestiges de centaines de civils réfugiés en 1944. Elle a 12 ans à l’époque. Ses souvenirs en 2019, qui surviennent alors et essentiellement lorsqu’elle redescend dans ce lieu d’existence, sont précieux pour les archéologues qui affutent ainsi, ou réfutent, leurs interprétations premières.

Émilie Thomas : Freud nous rappelle en effet, à ce propos, que la psychanalyse a un avantage sur l’archéologie : « Son travail de construction [du psychanalyste] ou, si l’on préfère, de reconstruction, présente une grande analogie avec celui de l’archéologue qui exhume un lieu d’habitation détruit et enseveli, ou un monument du passé. Il est en réalité identique, sauf que l’analyste travaille dans de meilleures conditions, qu’il dispose de plus d’outils parce qu’il s’occupe de quelque chose d’encore vivant et non pas d’un objet détruit, et peut-être aussi pour   une autre raison »[9] . Et plus loin, « En outre, entre en ligne de compte le fait que celui qui effectue la fouille a affaire à des objets détruits, dont de grands et importants morceaux ont très certainement été perdus par des violences mécaniques, feu et pillage. Aucun effort ne peut parvenir à les retrouver pour les assembler avec les restes conservés. On est renvoyé à la seule et unique reconstruction qui, pour cette raison, ne peut bien souvent s’élever au-delà de la vraisemblance. Il en va autrement de l’objet psychique dont l’analyste veut mettre en lumière la préhistoire. Ici se vérifie régulièrement ce qui n’est arrivé pour l’objet archéologique que d’en d’heureux cas exceptionnels, comme à Pompéi ou avec la tombe de Toutankhamon. Tout l’essentiel est conservé, même ce qui semble complètement oublié est encore d’une manière ou d’une autre présent quelque part. Il est seulement enseveli, rendu inaccessible à l’individu qui ne peut en disposer. »[10]

Jean-Louis Chassaing : Paul-Laurent Assoun parle de Pompéi, cette autre « image » freudienne, « emblème de l’objet refoulé ». Il cite Freud un peu comme vous venez de le faire à juste titre : « L’ensevelissement de Pompéi, cette disparition avec conservation du passé, fournit une analogie frappante avec le refoulement ». Paul-Laurent Assoun, cette fois : « Équivalence de l’ensevelissement et du refoulement, de Pompéi et de l’enfance, en bloc de lave fascinant ». Je pense à un autre documentaire qui montre la fabuleuse découverte d’un village avec son peuple enseveli sous les sables des plages de Normandie. S’élabore peu à peu une idée du mode de vie, et ceci « avant que l’érosion marine ne détruise à jamais les dernières traces… d’une vie entre le IIe et Ier siècle avant notre ère »[11].

Émilie Thomas : Alors en archéologie nous mythonnons…, un peu et prudemment, pour faire liaison vers l’interprétation, interprétations qui ne peuvent dépasser l’évocation et l’hypothèse ne pouvant pas subir l’épreuve de leur validation par le sujet vivant. Cela ne veut pas dire, comme le rappelle Philippe Boissinot, que ces évocations « sont incapables de produire un quelconque savoir positif »[12].

Jean-Louis Chassaing : Voilà ! Qu’est-ce qui vient dire que les souvenirs – ici les interprétations à partir des objets retrouvés – sont « exacts » ? Ont bien été vécus ? Ce sont des questions, parfois des critiques, ou des embarras que souvent patients ou critiques de la psychanalyse amènent ! Il y a même eu le gardien des Archives Freud aux USA, Jeffrey Masson, choisi on ne sait pourquoi par l’ancien responsable Kurt Robert Eissler, qui a voulu détruire la théorie du fantasme au nom d’une réalité sociale éventuelle. D’autres bien sûr ont embrayé le chemin, études socio-biographiques à « l’appui » ! Nous nous approchons a contrario là de Lacan, avec cet « inconscient structuré comme un langage », où dégagées d’une recherche du réel d’une « vérité », théorie et pratique n’ont rien à faire avec des vérifications. Nous connaissons ces discussions aussi avec des écrits de Freud ! En psychanalyse seuls parole et langage – et sujet – comptent.

Émilie Thomas : On mythonne un peu, oui, car du vivant, on n’en a plus… On recouvre la mort – avec laquelle nous sommes toujours en contact dans ce métier – d’un mythe pour faire revivre notre passé, l’imaginer, et faire continuité avec nos ancêtres. Mais, comme Freud le fait, avec son mythe inventé de la horde primitive dans « Totem et Tabou », pour combler un hiatus épistémique, on mythonne. On sait que notre mythe est de l’ordre de l’hypothèse, posée ici pour faire pont, franchissement sur un impossible, sur une vérité trouée et afin de nous ouvrir la voie vers d’autres découvertes. Fictionner fait partie de l’heuristique en archéologie, en psychanalyse, mais pas seulement. Les sciences dites dures inventent, elles aussi, des concepts qui sont des fictions épistémiques, comme la force ou la gravité pour rendre compte de phénomènes physiques invisibles et opérer des franchissements scientifiques

Jean-Louis Chassaing : Toute science a son objet d’étude. A ce point de nos échanges il m’apparait que l’objet, présent dans le titre, a du mal à être cerné. Et cependant sa présence, ET son absence sont éclatantes même si enfouies ET résurgentes. Il y a évidemment un coté phallique. L’aspect des trois dimensions qui cernent cet objet sont ici éclatantes : réelle, imaginaire et symbolique. Il peut être « facile » de le présentifier avec les vestiges voire avec ces objets tels ceux étalés sur le bureau de Freud. Ils ont une consistance réelle, c’est-à-dire avec aussi ce qui renvoie au manque, aux ratés, pas seulement objet de réalité donc, ils ont une Histoire et une valeur symbolique. Mais nous avons vu d’autres aspects. Pour Freud l’inconscient conserve les traces, « mémorielles » dit-il, il est a-temporel, ou in-temporel. Nous pouvons avec Lacan évoquer, un peu trop brièvement ici, l’inscription, l’écriture la lettre. Le langage voire lalangue (Cf. les études importantes du linguiste Michel Arrivé). Tous termes différents et en liens.

Puisque j’en viens à Lacan ne pourrait-on dire que les objets « mis-sur-table » de Freud, objets RSI, sont remplacés chez Lacan par les bouts de ficelles, les formules logiques au tableau etc. ? Bref Lacan insiste là-dessus il s’agit de surfaces, il y a à puiser dans le langage et la parole des analysants. Laissons la « psychologie des profondeurs » à Jung… et les profondeurs aux archéologues ?

Mais l’inconscient est bien curieux ! S’il est lié à « la condition » du langage comme insiste Lacan, il n’est pas non plus sans les traces archéologiques, celles de vestiges qui attendent d’être lus, lus et traduits par un passeur de langue au lieu Autre de leur inscription. Ceci concerne l’interprétation, Elle s’appuie, ou jaillit de cette synchronie présente au langage, mais l’équivoque sera éventuellement opérante si, Lacan y insiste dans un séminaire, si la dimension diachronique y est au mieux associée.  Ce repérage de signifiants S1 produits par l’association libre nécessite non seulement l’écoute mais ce qu’il y a à entendre. Dans une conférence aux médecins, Freud à qui l’on demandait comment il faisait pour retenir tout ce qu’il entendait précisait bien qu’il ne retenait « que » l’essentiel.

Que l’essentiel soit ce qui est dit dans les surfaces n’exclue pas loin de là le passé. Mais Lacan avertit, en clinicien lui-même averti : « c’est le présent qui fait le passé »… Et non l’inverse !

Quid en archéologie ?

« L’objet archéologique montre ce mixte de vie et de mort qui en fait une métaphore élective du refoulé pris sur le vif. Mieux : il y a une pratique, un faire-avec ce refoulé : c’est la construction », concept majeur de Freud selon Paul-Laurent Assoun[13].

Cela introduit cet autre point que vous avez amené, celui de l’exactitude, du vrai et de la vérité

Émilie Thomas : Rappelons les propos de Lacan dans Télévision : « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent » , assertion que l’on pourrait transformer ainsi dans la bouche d’un archéologue : « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les restes y manquent immanquablement ». Cette reprise, osée, ce passage des mots, du langage à l’objet témoigne de la complexité. Ici restes est autant objet d’étude, et de trouvaille en leur réalité, qu’objet fantasmé, imaginé et avec ses manques.

Jean-Louis Chassaing :  Oui peut-être, c’est une paraphrase et une analogie risquées. Mais qui dit la complexité de l’objet en effet. Aujourd’hui nous parlons de Jouissance de l’objet, de tous ces objets du monde disait Lacan. Jouissance de l’objet que j’évoquais déjà il y a longtemps à propos de la drogue.  

Quand Lacan dit cela, à propos de la vérité, il parle de la parole et du langage, du signifiant qui ne peut tout dire car il renvoie le sujet (et détache l’objet) à un autre signifiant. Là vous parlez des restes, on ne sait s’il s’agit de l’objet réel, de la réalité ou de ce que l’archéologue souhaiterait découvrir.

Actuellement nous parlons de l’excès, de l’Au-delà du principe de plaisir, de Jouissance de l’objet, de tous « ces objets du monde ». Qu’est-ce-que cet objet ? Il est réalité, sous la main, mais avec son aspect Réel d’insaisissable – toujours plus – d’imaginaire comme vous le montrez dans un autre cadre ici, et symbolique sûrement même si celui-ci est pris en défaut et rabaissé. Mais ceci nous emmènerait trop loin.

Pour la Vérité : dans le séminaire « L’Envers de la psychanalyse », Lacan donne quelque précision sur ce qu’il entend du mi-dire de la vérité. « Assurément, s’il y a quelque chose que notre approche des mythes […] a été par l’analyse renouvelée […]  c’est que nulle évocation de la vérité ne peut se faire qu’à indiquer qu’elle n’est accessible que d’un mi-dit, qu’elle ne peut se dire toute entière, pour la raison qu’au-delà de sa moitié il n’y a rien à dire. Tout ce qui peut se dire est cela. Par conséquent ici le discours s’abolit ». Pour tout « parlêtre ». Alors… l’archéologie ?

Un dernier mot que vous souhaiteriez transmettre ?

Émilie Thomas : L’archéologue a un savoir supposé qui restera en suspens, suspendu à l’hypothèse, à la supposition, qu’il ne peut, du bout de sa truelle, faire tomber sur le lieu de la vérité par l’épreuve d’une validation qui lui reste impossible. L’archéologue est en reste de la vérité, car le terrain d’emblée ne contient plus déjà certaines traces, il est manquant. C’est ce reste manquant qui  pousse le pas de l’archéologue à toujours encore chercher et creuser vers l’unité, vers le Un, vers le tout qu’il sait pourtant ne pas pouvoir l’atteindre, le terrain ne le contient pas. L’archéologue est un sujet au savoir supposé mais qu’on fantasme comme un sujet supposé savoir la vérité sur l’Histoire. En tous les cas, c’est comme cela que nous sommes abordés par le public, comme ayant un regard omniscient, que nous pourrions écrire hommeniscient, sur l’homme préhistorique jusqu’à l’homme contemporain, et ce, dans une géographie mondiale. Le rêve d’une vision du monde qui permettrait d’« avoir et voir toutes les Rome à la fois »  n’est alors pas celui de l’archéologue, il est le fantasme que le public a sur l’archéologue. Nous sommes, nous archéologues, bordés par notre spécialité thématique, spatiale et chronologique et nous ne sommes pas dupes qu’un reste résiste à la vérité, reste que nous ne voulons pas pour autant laisser tomber puisque c’est lui qui nous trace la voie de la découverte. Alors pour nuancer les propos de Jean-Paul Demoule que vous me mettiez à l’oreille, je dirais, en étant d’accord avec lui, que cette vision du monde n’est pas la métaphore du travail archéologique, mais je modifierai ses propos affirmant que cette vision du monde est « un rêve d’archéologue », en disant que c’est un fantasme sur l’archéologue, un rêve que le grand public porte sur l’archéologue.

L’archéo-logue est un sujet au savoir supposé et le psychanalyste « est » un sujet supposé savoir. La mutation topo-logique de l’un vers l’autre nécessite d’avoir fait son affaire de ce reste… Voilà de quoi partir à la recherche de la passe entre l’archéologue et le psychanalyste par un dernier tour de passe-passe.

 

 


[1] Freud, S. ; Das Unbehagen in der Kultur, in « Sigmund Freud Anthropologie de la guerre », Fayard, Ouvertures bilingues, 2010

[2] Melman, Ch., Weltanschauung, ch. 11, in « Une enquête chez Lacan, érès, Toulouse, 2011

[3] Alliage – Culture – Science – Technique « La science et la guerre », N° 52, Revue (Jean-Marc Levy-Leblond), 78 route de Saint-Pierre de Féric, BP 1407, 06007 Nice CEDEX 1. Notamment Jean-Paul Demoule Les pierres et les mots. Freud et les archéologues

[4] Boissinot, Philippe. « Comment sommes-nous déficients ? Une manière d’envisager la spécificité de l’archéologie », Le Genre humain, vol. 50, no. 1, 2011, pp. 265-307

[5] Boissinot, Philippe.  « Comment sommes-nous déficients ? Une manière d’envisager la spécificité de l’archéologie », Le Genre humain, vol. 50, no. 1, 2011, pp. 269.

[6] Boissinot, Philippe. « Comment sommes-nous déficients ? Une manière d’envisager la spécificité de l’archéologie », Le Genre humain, vol. 50, no. 1, 2011, pp. 207.

[7] Assoun, Paul-Laurent. « La trace folle. Pour une métapsychologie de la trace ». Che vuoi ? 2005/1 N°23, pp 83 à 94.

[8] « Le refuge oublié », un film de David Geoffroy, Court-jus Production (Caroline Chassaing)

[9]  Freud, S. ; Construction dans l’analyse, in Résultats, idées, problèmes tome 2 publié aux Presses Universitaires de France dans la collection Psychanalyse. p. 101

[10]  Ibid. p. 103

[11]  « Le peuple des dunes » un film de David Geoffroy, Court-jus Production (Caroline Chassaing)

[12] Boissinot, Philippe. « Comment sommes-nous déficients ? Une manière d’envisager la spécificité de l’archéologie », Le Genre humain, vol. 50, no. 1, 2011, p. 207

[13] Assoun, Paul-Laurent. « La trace folle. Pour une métapsychologie de la trace ». Che vuoi ? 2005/1 N°23, pp 83 à 94.