Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse - Leçon II
2023

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CREAC'H Marie Bernadette
Séminaire d'été
Préparation au Séminaire d’été 2024
Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)
Mardi 7 novembre 2023
Président-discutant : Jean-Paul Beaumont
Marie Bernadette Creac’h
Leçon II du 10 décembre 1969
Impromptu n° 1 du 3 décembre 1969 à Vincennes

À la première séance de son séminaire, Lacan a annoncé son intention d’aller porter 4 impromptus (en fait il n’y en aura que 2) à Vincennes.

À la première lecture, on ne peut – je crois – qu’être surpris par le style des échanges entre Lacan et son auditoire, de ceux-ci qui s’adressent à lui avec une familiarité, un ton que nous n’avons pas, dans les séminaires, l’habitude d’entendre.

Autre élément de surprise, Lacan ne se laisse aucunement démonter.

Il donne la réplique, il continue aussi de creuser son sillon, il a quelque chose à dire, il se laisse interrompre c’est vrai, mais sans perdre de vue son propos.

Pour s’imprégner de cette ambiance très particulière, il est nécessaire de situer, dans le contexte de Vincennes, le genre d’exercice auquel Lacan se prête ?

Mai 68 est passé depuis 1 an 1/2. Le pays de France a été mis à l’arrêt total pendant plus d’un mois : plus d’école (privée comme publique), les industries fermées, plus d’essence. Un climat qui pourrait se rapprocher d’une forme de confinement.

Le monde est lui-même traversé d’une onde de troubles : les États-Unis (contre la guerre du Vietnam et le racisme), le Mexique, la Chine (la révolution culturelle). Les milieux intellectuels dits de gauche s’affirment avec les idées de libération, d’égalité, d’humanisme. Le communisme doit s’expliquer au regard du stalinisme soviétique. La Chine attire pour sa radicalité idéologique.

Dès la fin mai 68, De Gaulle annonce un référendum devant porter sur les réformes de la société. Il attendra une année avant que celui-ci ne soit soumis à l’approbation du peuple, ce qui – vous le savez – ne sera pas donnée. De Gaulle partira.

Le pouvoir politique est très embarrassé, il ne peut pas risquer que ça flambe à nouveau.

Au cours de cette année, de Gaulle a mis son gouvernement au travail, un seul domaine sera extrait de son annonce référendaire : la réforme des Universités. Il a confié cette tâche à Edgar Faure, son nouveau ministre de l’Éducation Nationale.

Vincennes est donc dans le droit fil de ce qui a germé en 68. L’Université expérimentale de Vincennes est le produit d’une rencontre entre les acteurs de mai 68, nommément, les gauchistes étudiants : maoïstes (marxistes léninistes) et trotskistes d’un côté, de l’autre le pouvoir politique représenté par Edgar Faure.

Edgar Faure aurait dit : « si Vincennes réussit, je serai un grand homme, si elle rate, on me sera reconnaissant d’avoir débarrasser l’Université de ces trublions gênants. »

Qu’il l’ait dit ou non cette phrase traduit assez bien l’enjeu de ce projet qui va être monté en quelques mois. E. Faure a pris ses fonctions en août 68, les premières inscriptions à Vincennes sont reçues en janvier 69. Le temps presse, ex nihilo, y compris sa construction, son contenu, Vincennes sort de terre.

Ce lieu reprend les grands thèmes de 68 : changer les rapports d’autorité, le rapport au savoir, au pouvoir, autant d’enjeux dont l’Université est le terrain, où ces revendications ont germées avant que de trouver un écho dans l’industrie automobile, chez les ouvriers.

Alors que vient faire Lacan dans cette galère ?

Comme je le disais au début de mon propos, Lacan n’a pas peur de ces étudiants, ce sont dans le transfert comme ses enfants, ses petits-enfants.

Charles Melman, dans le deuxième tour du séminaire D’un Autre à l’autre, témoignait lui-même d’un souvenir : il marchait aux côtés de Lacan dans le quartier latin, alors que, lui, Melman avait un peu tendance à se recroqueviller, Lacan était d’un calme tranquille, insoucieux de ce qui pouvait voler comme ça et des CRS qui se mettaient à foncer.

Eh bien, je crois que Lacan à Vincennes était là aussi chez lui.

Il sait à quelles difficultés est confronté le pouvoir, notons qu’il est proche du couple Edgar et Lucie Faure, comme nombre d’intellectuels qualifiés de gauche : Barthes, Foucault, Lévi-Strauss.

Il n’est ni d’un bord, ni de l’autre. Mais il sait les embarras, les projets, les intérêts des uns et des autres. Tout ceci lui est familier. C’est son divan, ses séminaires, ses relations, il est au cœur du Paris de ces années troublées.

Le terme d’impromptu qualifie me semble-t-il très bien le style de cette époque. L’impro-visation, la spontanéité de la parole libre et libérée des jougs de la tradition.

Ceux qui ont essayé de rendre compte sur un plan historique de cette période se heurtent au peu de traces écrites qu’il en reste. André Glucksman, l’un des plus célèbres représentants de la mouvance gauchiste maoïste de l’époque, témoignait quelques années plus tard de l’importance des échanges, de la liberté de parole, que ce mouvement était né du dialogue libéré des frontières.

Lacan démarre le premier impromptu sur l’animal qui se balade sur l’estrade où il est lui-même posté. Ce n’est pas la première fois que Lacan fait référence à son chien qui – à la différence de celui qui est là – n’a jamais été à l’Université.

Il en parle dans le séminaire L’identification.

Précisément dans ce qui se distingue du langage et de la parole. Sa chienne, la seule personne qui sache ce qu’elle parle. Savoir / Parole.

Dans la première leçon du séminaire, une semaine avant, il a introduit la structure des discours, le discours qui dépasse de beaucoup la parole.

Dans le Discours du Maître l’agent S1 s’adresse à l’autre en place de savoir S2.

Parler sans savoir n’est pas le lot de sa chienne qui, elle, est la seule personne – je le répète – qui sache ce qu’elle parle.

Le savoir est la jouissance de l’Autre, comme il l’a indiqué dans la première leçon et a pour résultat que la vie subsiste.

Quand Lacan fait référence à sa chienne Justine, je ne crois pas que ce soit une simple fantaisie, bouffonnerie comme cela est peut-être perçu par son auditoire. Lacan mène cet impromptu, une improvisation orientée. Cette référence à l’animal domestique produit un certain effet dans son auditoire, il est noté à deux reprises, des aboiements, des gloussements, bruits du corps, rires.

Elle sait que je vais mourir.

Il demande aux étudiants s’ils savent à quoi ils servent dans cette expérience qu’est l’Université de Vincennes. C’est à cette question qu’il va répondre.

Un Département de psychanalyse a été intégré aux enseignements à Vincennes.

Pourquoi cet enseignement ne pourrait pas conduire à la pratique du psychanalyste ?

Être psychanalyste, pourquoi ça ne s’apprendrait pas sur les bancs de l’Université ?

« La psychanalyse ça ne se transmet pas comme n’importe quel autre savoir ». Après Freud, Lacan précise que ce n’est pas la fonction du psychanalyste qui est impossible, c’est son être. Être psychanalyste ? « Qu’est-ce qui s’engendre de ce qu’un beau jour un psychanalysant s’engage à être psychanalyste ? » Il fait référence à sa proposition de 67 qui tire les conséquences de l’impasse, c’est-à-dire de l’impossible qui touche à ce passage précisément.

Le Discours Universitaire : Lacan le nomme pour la première fois dans cet impromptu. Le savoir S2 prend le manche, l’autre est en position de plus-value. « Les Unités de Valeur c’est vous », dit-il aux étudiants.

Il reprend son appareil à 4 pattes, la structure du discours laisse chacun à sa béance. Il en fait l’inventaire :

–           pour le discours du Maître : la récupération de la plus-value

–           pour le discours Universitaire : un savoir qui ne demande qu’à se tisser au titre des moyens de production, de la plus-value

–           pour le discours Hystérique : « donnant son sens à ce que Marx a articulé, d’événements historiques qui ne se jugent qu’en termes de symptôme ». « Je veux un homme qui sache … faire l’amour » (Lacan s’adresse à la génération 69 qui fait valoir la libération sexuelle). Passage du discours hystérique au discours analytique.

–           Pour le discours analytique : la castration révèle le point d’incomplétude de chacun des discours.

Ce n’est pas la peine d’essayer, qu’on le veuille ou non, ça tourne toujours, pas moyen d’attraper le tout : ce qui dans l’écriture de la structure des discours s’appelle la castration. Les étudiants s’échinent à faire la révolution, c’est-à-dire à sortir du système, à rejoindre les ouvriers, les paysans, les travailleurs.

« La configuration des ouvriers-paysans aboutit à une forme de société où c’est l’Université qui a le manche. C’est l’URSS ».

D’être parlant conduit le sujet à être séparé de l’objet. Avec Freud, le père occupait cette place. Nous voyons Lacan suivre, accompagner l’évolution, la révolution culturelle, la figure d’autorité si elle s’est incarnée par le père, dans le Nom du père c’est la logique des discours qui – au final – l’impose. Ce que Lacan vient dire aux étudiants. « Le psychanalyste est là pour témoigner que ce qui domine la société c’est la pratique du langage ». La logique des discours, impossible d’en sortir. Alors l’aspiration révolutionnaire ? « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un Maître. Vous l’aurez ».

Les échanges qui ont suivi la dernière séance de préparation au séminaire ont fait valoir la notion d’excès, de pathologie des discours.

Nous avons aussi rappelé l’intérêt de Lacan pour une application dans le champ du social, du politique de cette découverte, sa découverte de l’écriture des discours.

Si chacun des discours organise, à partir de sa béance, pour chacun des discours un type de lien social, en conséquence, est-ce que chaque discours dans son excès, ex-sait, peut-il conduire à sa disparition, à l’annulation du lien social ?

 

Avec l’accord de l’auteur pour publication