Leçon IX - Séance plénière du 27 mars 2023
2023

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THIBIERGE Stéphane
Le Collège de l'ALI

 

Collège de l’ALI 2022-2024
Lecture du séminaire XI de Jacques Lacan, Les Fondements de la psychanalyse    

Séance plénière du 27 mars 2023 (Leçon IX (11 mars 1964)

 

Transcription : Sébastien Schadebech                                       

Relecture : Christine Robert

Stéphane Thibierge : Alors, pour commencer cette leçon, je vais me permettre de reproduire au tableau, parce que j’ai eu l’impression que je pouvais vous proposer, au début du commentaire de cette leçon – elles ne sont jamais faciles – qui n’est pas spécialement facile parce qu’elle est vraiment foisonnante, il y a beaucoup de choses dans cette leçon de Lacan.

En plus, elle termine une série de leçons sur l’objet a et en particulier le regard comme objet a, et elle introduit très directement à la question du transfert. Et il y a des remarques, à la fin, de Lacan qui introduisent directement la question du transfert. Il va distinguer à propos de la peinture, c’est très intéressant nous y reviendrons, enfin il ré-évoque sa formule célèbre (…)

À la fin de la leçon, pour vous montrer quand même l’articulation avec le transfert, il va distinguer, vous-vous souvenez peut-être, ce qu’il a déjà évoqué depuis longtemps comme le désir de l’homme, c’est à dire le désir de l’Autre.

Et là, à partir de ce qu’il apporte avec la peinture et le donné à voir, il va dire qu’ici c’est d’une sorte de désir à l’Autre qu’il s’agit, au bout duquel est le donné à voir. Et ce désir à l’Autre, distingué du désir de l’Autre – mais en même temps pas complètement distingué – c’est une manière pour lui d’introduire à la question du transfert puisque, tout à fait à la fin de la leçon, avant les questions, il dira « ce rapport foncier du a au désir », il vient de faire la distinction désir de l’Autre / désir à l’Autre, « ce rapport foncier du a au désir me servira comme exemplaire dans ce à quoi nous nous introduirons maintenant concernant le transfert ».

Dans toute cette leçon, il va d’une façon vraiment éclairante et remarquable de complexité – de complexité lentement dépliée, comme un éventail- il va poser la question et y répondre : qu’est-ce que c’est que le tableau – dont il a déjà parlé – et en quoi la question du tableau vient nous révéler la manière dont la psychanalyse réarticule complètement la question du sujet en la clarifiant, en la rendant moins obscure, c’est à dire en montrant comment par rapport à cette question du sujet, la fonction de l’objet vient introduire ce qu’il appelle une fracture, une schize, quelque chose qui radicalement rend difficile la saisie de ce qui est en jeu dans notre rapport au réel ?

Vous savez, c’est tout ce qu’il a déjà commencé à travailler dans les leçons précédentes sur la différence entre le sujet géométral -le sujet de la représentation, le sujet classique de la connaissance ou de la philosophie- et ce qu’il distingue ici comme le regard, comme la lumière, comme le tableau. Là, c’est quelque chose de tout à fait nouveau que la psychanalyse introduit et qu’il va expliciter.

Bon alors, pour vous présenter ça d’une manière qui ne soit pas… Vous me direz si j’ai raison et Angela aussi, vous me direz si j’ai bien fait ou pas, j’ai cru pouvoir vous commenter le petit schéma qu’il y a au départ qui s’avère très éclairant quand on le prend notamment d’une certaine façon dont je vais me permettre d’user pour introduire un peu les choses.

Stéphane Thibierge s’approche du tableau et cherche un feutre.

S.T : Vous voyez, cette difficulté récurrente de trouver quelque chose, un support pour écrire quand nous vous parlons (rires) c’est une difficulté récurrente, ce n’est pas une difficulté anodine (…), c’est instructif : nous ne pouvons pas parler de ces questions du sujet, de l’objet etc., nous ne pouvons pas en parler, enfin bien sûr que nous le pouvons – nous le faisons parfois – mais il est souvent nécessaire d’avoir un recours, un appui sur l’écriture. C’est instructif à soi seul, ça suffit à nous montrer que tout ce que notre rapport au réel, notre rapport à la parole, à ce qui nous fait difficulté ne peut pas s’éclaircir et se déplier seulement dans un rapport comme ça explicatif à la parole.

Remarquez que dans l’analyse, dans la psychanalyse, il est évident qu’un sujet ne peut pas en une seule fois, par exemple en une seule séance, déplier toute son affaire, l’expliquer et la rayer. C’est bien évident. C’est totalement impossible. Il faut tout le temps de la répétition, des séances et des séances, pour que quelque chose vienne s’inscrire justement, comme si on l’inscrivait dans un tableau, c’est à dire que quelque chose de littéral se dépose. Et ça, c’est à la faveur de la répétition dans le temps que ça se fait. Nous nous n’avons pas le – je peux pas, pour cette leçon, vous conviez à des réunions hebdomadaires qui dureraient deux ans par exemple, et au cours desquelles je vous parlerai de la leçon – ce n’est pas possible donc on va aller plus vite et je vais m’aider du support de l’écriture.

Dans la cure, ce support de l’écriture est bien présent, même s’il n’est pas écrit au tableau il est bien présent. Et quand nous nous en servons au tableau, eh bien nous mettons en jeu quelque chose qui est vraiment fondamental dans l’analyse. Il y a eu à Rome ce week-end des journées auxquelles Angela a contribué et qui mettaient aussi en lumière – il y en avait parmi vous qui y étaient – qui mettaient en lumière combien la question de la lettre nous intéresse en psychanalyse.

           

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Enfin, il m’a semblé que je pouvais entrer dans cette leçon avec vous d’une manière relativement simple, en commentant de cette façon le schéma que Lacan nous propose une nouvelle fois et qui est à peu près comme ceci (…).

C’est un schéma dans lequel il y deux triangles qui s’entrelacent comme ça avec au milieu une ligne pointillée. Une ligne pointillée que nous pouvons qualifier comme image et aussi comme écran, c’est ce qu’on trouve d’ailleurs dans l’édition du seuil, et c’est justifié. Nous avons d’un côté ici à la pointe de ce triangle, le sujet – je vais vous expliquer tout ça – le sujet de la représentation.

Nous avons ici donc le sujet de la représentation, qui est articulé à quelque chose de l’ordre de l’objet. Et vous voyez qu’entre ce sujet de la représentation et le plan de l’objet, il y a l’écran de l’image, ou il y a l’image qui fait écran, et puis dans l’autre sens nous avons le regard ici. Le regard, qui est – toute les leçons de Lacan sont faites pour nous le montrer – le regard qui est fondamentalement soustrait à l’appréhension du sujet, et que justement la peinture vient à la fois nous indiquer, et qu’elle vient, comment dire ? Qu’elle vient non pas nous cacher mais dont elle vient nous révéler le côté difficile à attraper, puisque ce que nous en donne la peinture, du regard, c’est quelque chose plutôt du genre : regarde ça et ça te permettra de louper, de ne pas attraper le regard. Et ça te soulagera d’une certaine façon.

Ce que je voulais vous dire à ce propos, c’est que ce plan où se trouve pris le sujet de la représentation, mais sans qu’il en soit conscient, c’est le plan du tableau. Une fois que j’ai mis ça, je vais animer ce schéma de la façon suivante, qui m’a paru pouvoir être utilisée en l’occurrence. Je vais l’animer à partir d’un exemple clinique à la portée de tous, et très simple dans sa constatation et plus complexe dans ses développements.

Je veux parler de la position qui est la nôtre quand nous sommes devant notre image spéculaire : position banale, position évidente pour tous et position pourtant assez obscure dans ses ressorts articulés structuralement. Je vois mon image spéculaire, très bien, c’est le sujet de la représentation. Je vois mon image dans le miroir. En réalité, cette vision de mon image me laisse le plus souvent étourdi, stupide, insatisfait et désemparé. Heureusement nous ne pensons pas à notre image tout le temps, mais quand nous cherchons à nous rassurer par un coup d’œil sur l’image, bien souvent vous savez que ce coup d’œil n’est pas satisfaisant. Vous savez bien comment nous sommes portés, et portés souvent si je puis me permettre, mais pas que, portés aussi, nous sommes portés à demander à un autre : « est-ce que ça va ? ». Et l’autre peut répondre tant qu’il veut « mais oui, mais oui » (rires), on n’est pas pour autant… Et je dis ça, un homme peut tout à fait être pris dans cette perplexité.

En tout cas, « je me vois », comme on dit, mais toute cette complexité du rapport à l’image vient du fait, je vais l’écrire comme ça, vous allez voir que ça nous introduit à tout le dépliement de cette leçon. Ici donc, « je me vois ». Ce « je me vois », il part d’ici et il s’arrête là, sur l’image ; il fait écran. Et ce que je ne vois pas, donc, quand je me vois, ce que je ne vois pas mais qui détermine complètement la situation, c’est ici « je suis regardé ».

Effectivement, la difficulté de notre rapport à l’image spéculaire, c’est que nous avons le sentiment justifié, que « nous nous voyons », que « je me vois » dans le miroir, mais tout notre embarras avec l’image spéculaire vient du fait que dans cette situation de nous voir, nous sommes regardés. C’est ce « je suis regardé », profondément voilé, inconscient, non-conscient, qui détermine que nous sommes à la fois le sujet de la représentation qui s’imagine maîtriser quelque chose dans la réalité, et que nous sommes objet du regard, nous sommes tableau dans le même temps mais nous ne savons pas où ni comment ni à quel titre. Ni pour quel Autre.

Vous voyez, il y a quand même des motifs pour lesquels s’inquiéter sérieusement. C’est cette inquiétude qui souvent nous angoisse. Si vous abordez la leçon en ayant en tête cette petite simplification que je me permets, à partir de ce tableau de Lacan, entre « je me vois » et « je suis regardé » et en articulant les éléments du tableau à ces deux pôles en quelque sorte, vous allez pouvoir constater que ça permet de mettre en mouvement et au travail les différents points que Lacan indique sur ce tableau d’une manière qui en éclaire les aspects. Par exemple, toute la zone qui est là [grisée] eh bien à la lumière de ce que je viens d’évoquer, vous pouvez y remarquer ça, ce qui est voilé au sujet. Entre le regard et le sujet, il y a l’écran, ce qui fait écran. Par exemple, le trompe l’œil de la peinture, le masque du travesti, la forme mimétique que peut prendre le vivant dans certain endroit de la nature. C’est à dire qu’ici, vous pouvez situer tout ce que Lacan évoque dans la leçon au titre des masques, du leurre ou du camouflage. C’est là que prennent effets les masques, les leurres, les camouflages.

Autrement dit, tout ce qui vient manifester ce que Lacan appelle aussi cette fracture, cette schize, cette espèce de séparation vraiment fondamentale dans notre rapport au réel. Ce qui fait que nous voyons le réel à travers l’image et l’écran de l’image, nous voyons en fait ce que nous pouvons appeler la réalité, mais ça nous coupe, ça nous voile l’accès au réel et nous sommes, par ailleurs, articulés à un regard que nous méconnaissons fondamentalement, qui est cet Autre bord de la fracture dont je parlais.

Maintenant, si vous imaginez, une fois que je vous ai dit ça pour simplifier les choses…parce que c’est intéressant de se le représenter, si vous imaginez que ce pointillé ici soit un axe, et que les deux triangles soient deux triangles qui peuvent pivoter, si vous faites tourner par exemple le triangle du sujet puis vous prenez le point du sujet et le faites tourner jusqu’à venir le confondre avec le point du regard, ici. Vous allez superposer les deux triangles, d’accord ? A ce moment là, la place du regard et celle du sujet vont être, non pas confondues, mais réunies au même lieu.

C’est exactement notre situation ordinaire : dans notre situation ordinaire nous vivons dans la méconnaissance c’est à dire la conscience, le moi. Nous vivons dans la méconnaissance très difficile de cette structure de notre rapport au réel. On peut l’imager assez facilement en imaginant que, encore une fois, on fasse tourner, on fasse pivoter sur son axe un des triangles pour venir le recouvrir avec l’autre.

L’image spéculaire a aussi une fonction d’écran par rapport à la question du regard. Et je pense que c’est aussi pour ça que Lacan, à la fin, annonce les prochaines leçons sur le transfert. C’est à dire que la question du transfert, c’est justement la question au-delà de l’image, de l’image spéculaire, de ce regard qui au début de l’analyse n’est évidemment pas conscient mais qui le devient progressivement ; ce regard, c’est à dire ce à partir de quoi je suis… Je suis visé dans l’Autre et par l’Autre.

Participant : Ce mécanisme, par rapport au réel, il est provoqué par le refoulement ? Le réel est-il refoulé ?

           

Stéphane Thibierge : Notre place dans le réel est refoulée, oui, et le réel est largement refoulé. Pas tout, mais en grande part. C’est à dire que toute la partie qui va du sujet de la représentation à l’image, ou à l’écran, elle est supposée consciente. Mais toute la partie après n’est pas consciente. Elle est effectivement refoulée.

Ça concerne le réel et la place de l’objet a. Mais ce n’est pas parce que c’est réel et refoulé que nous n’en avons pas une certaine perception, même si ce n’est pas conscient. C’est pour ça que Lacan a une phrase au début de la leçon, une phrase un peu difficile, il parle de la nature en disant que notre rapport à la nature est déjà approprié à cette fonction du regard. C’est à dire que, même si nous ne connaissons pas les schémas de Lacan, même si nous sommes dans la naïveté d’un rapport disons « simple » à la nature – ce qui n’existe pas – nous sommes quand même pris dans cette structure.

C’est ce qu’il dit, au milieu de la leçon, « dans la mesure où nous pouvons saisir dans la nature » – dans la nature, c’est à dire dans ce qui existe autour de nous – « dans la mesure où nous pouvons saisir dans la nature quelque chose qui déjà, le regard, l’approprie à cette fonction dans la relation symbolique chez l’homme ». Donc, il y a déjà quelque chose dans la nature qui vient s’accommoder à la dimension symbolique du regard pour l’homme, à la dimension du regard comme objet a. Celui-ci n’est pas réductible au symbolique, mais c’est parce qu’il y a du symbolique qu’il y a de l’objet a, qu’il y a du – φ, ici ça revient au même. Dans toutes ces leçons, l’objet a regard, c’est un objet dont la difficulté pour nous tient au fait qu’il est exactement superposable à l’incidence de la castration, c’est à dire l’incidence du – φ, dans notre rapport au réel.

Cette incidence dans notre rapport au réel, c’est notre rapport à la nature, ce que nous appelons la nature. Or dans la nature, il y a déjà quelque chose qui approprie le regard à cette fonction, dans la relation symbolique chez l’homme. Cette appropriation du regard, Lacan va en donner des exemples en parlant justement des phénomènes de leurre, de mimétisme et de travestis. Il va nous montrer comment il y a, dans notre rapport en quelque sorte spontané à la nature, des manifestations de cette espèce de doublure qui se manifeste, qui est là pour leurrer et témoigner de l’incidence symbolique du regard dans les effets qu’elle produit dans la nature.

Dès le début de la leçon, Lacan dit qu’il faut partir du fait que le regard est au-dehors. Vous voyez, le regard n’est pas en nous, il est au-dehors. C’est pour ça que je me suis permis d’écrire je suis regardé comme ça : c’est en-dehors de nous. D’ailleurs, je suis regardé, je n’ai eu qu’à le recueillir dans la leçon de Lacan.

La dimension même du visible – c’est ce qui est quand même très impressionnant dans ce que Lacan met au jour, dans ce qu’il révèle – la dimension même du visible suppose que je suis regardé, que je suis tableau. C’est quand même étonnant. Alors que, spontanément, la conscience inverse ça : le visible, c’est ce que je vois. Mais non. Le visible, c’est moi qui suis tableau dans la lumière. Comme il le dit admirablement « je suis photographié ».

Je suis photographié avant même de savoir quoi que ce soit. Je suis pris dans une lumière qui évidemment est inséparable du regard, du regard d’un autre, et du regard de l’Autre, si l’on peut dire. On n’est pas dans la lumière comme ça, on est dans la lumière quand on est pris, justement, dans la dimension du regard de l’Autre. Je trouve cette formule « je suis photographié » très parlante.

Cette façon dont je suis regardé, dont je ne peux venir au visible… Il ne peut y avoir de visible pour moi qu’à partir de cette prise qui est la mienne dans la lumière et dans la visée d’un regard que je ne suis pas capable de situer sauf si je fais un effort comme le fait Lacan, là avec la peinture, ou sauf si je fais une analyse. Eh bien cela… C’est tout à fait différent, pas seulement, c’est méconnu et inversé dans la perspective qui est celle du sujet de la représentation en tant qu’il s’imagine être très sachant, connaissant, maître des dispositifs de la représentation. Là, Lacan a tout un développement dans lequel il souligne très bien que tous les efforts de la philosophie pour situer la représentation à travers les catégories ou les concepts d’un savoir quel qu’il soit, tout ça c’est très bien, ça installe un certain ordre mais c’est un ordre qui, comment dire ? Qui ne rend absolument pas compte de notre rapport au réel tel qu’il se présente et tel que la psychanalyse le révèle. C’est à dire un rapport marqué par une coupure, une fracture, une bipartition de l’être, dit Lacan. Qui, dès la nature se montre comme ce à quoi l’être s’accommode.

Nous nous accommodons, pas forcément consciemment, nous nous accommodons à quelque chose de l’ordre du regard, quand nous croyons que nous pouvons nous former, nous exercer. C’est le but de la philosophie ou de la connaissance, nous croyons que nous pouvons nous former, nous exercer à une maîtrise des catégories de la réalité alors qu’en fait nous nous accommodons comme nous pouvons à ces modalités du regard, ajoutons même du regard comme objet a.

Ensuite, Lacan va justement développer la fonction essentielle du leurre, dans cette efficience, dans cette effectivité de notre dépendance à l’endroit du regard. Et il souligne ce fait tout à fait remarquable que dans les jeux de l’amour, de l’érotisme, de la reproduction ou de la lutte à mort, eh bien l’animal humain abandonne, ou plutôt se révèle en quelque sorte producteur de doublure, d’enveloppe, de toutes sortes de doubles, masques, enveloppes, peaux détachées qu’il abandonne à l’Autre comme ça, soit dans la parade sexuelle, soit dans la lutte, soit dans les camouflages etc. C’est par cette forme, dit Lacan, séparée de lui-même, qu’il entre en jeu dans ces effets de vie et de mort.

Vous voyez, c’est une façon quand même magistrale de nous introduire à cette dimension du regard comme objet a, comme objet qui commande, qui détermine mais qui est profondément voilé au sujet.

C’est pour ça qu’au début de la leçon – c’est assez stupéfiant ce que fait Lacan dans cette leçon – il nous révèle, il nous ouvre et nous déplie l’éventail de quelque chose qui jusqu’à présent, jusqu’à lui, jusqu’à la psychanalyse, disons jusqu’à Freud – mais Lacan le déplie d’une manière même beaucoup plus accentuée que Freud là en l’occurrence – était resté profondément méconnu de notre tradition. De notre tradition, parce que dans d’autres traditions, Lacan y fait référence dans le séminaire l’angoisse, il est vrai qu’il évoque comment dans la statuaire japonaise, il fait référence à une certaine statue bouddhiste qu’il a vue à Nara, la manière dont la fente de l’œil vient en quelque sorte soulager celui qui la regarde de la fonction du regard. Il a un passage, comme ça de mémoire, où il évoque comment dans cette tradition là il y a une perception de cette dimension du regard qui est peut-être plus précisément articulée que dans notre tradition où pendant très longtemps la peinture a été une façon – elle l’est toujours en quelque sorte – une façon de proposer au regard du sujet quelque chose qui fondamentalement, non pas le déçoit mais dont Lacan dit, je crois, dans la leçon précédente, tu veux voir ? Tu veux regarder ? Eh bien tiens, cale-toi l’œil avec ça, si je puis dire, et ça t’empêchera de voir autre chose. Il y a quelque chose dans notre tradition, pas seulement la notre, d’une dimension fondamentale de leurre dans même ce que la peinture donne à voir. C’est à dire surtout que la peinture donne à voir quelque chose qui est une fonction de masquage du regard au dernier terme.

C’est très fort d’ailleurs… Attendez, il faut que je me repère dans mes petites notes… Oui, ça c’est important aussi… Vous voyez, il précise bien, c’est à la page 124 et 125, il s’étonne que dans les travaux savants sur la peinture on parle toujours de lignes de force, des lignes qui structurent le tableau, etc…

Angela Jesuino : Qui charpentent.

Stéphane Thibierge : Oui, c’est le terme, qui charpentent le tableau. Alors que ce que remarque Lacan, c’est que, je vous le lis : « ce dont toujours dans un tableau on peut noter, tout au contraire de ce qu’il en est dans la perception, on peut noter l’absence. C’est que le champ central où le pouvoir séparatif s’exerce au maximum dans la vision ne peut en être qu’absent et remplacé par un trou, reflet en somme de la pupille derrière laquelle est le regard ». Ça a l’air compliqué comme ça mais je ne crois pas que ça le soit tellement. Quand dans la perception vous regardez quelque chose, il y a un pouvoir séparateur de la vision qui s’exerce sur ce que vous regardez. Si je regarde ce gobelet, je le sépare, je l’isole très clairement du fond de ma vision. Donc, mon regard accompagne, ou est toujours accompagné de ce regard séparateur sur ce que je vise. Alors qu’il est évident que le tableau lui-même ne privilégie pas de point de visée séparatrice. Le tableau vous donne une espèce d’écran où tout est au même niveau. Il n’y a pas de pouvoir séparateur qui vient animer le tableau. Bien sûr, il y a votre œil qui vient éventuellement mettre en œuvre ce pouvoir séparateur en regardant le tableau, mais le tableau lui-même signifie l’absence de ce pouvoir séparateur. Il y a là quelque chose dont on pourrait penser que c’est vu or ce n’est pas vu, c’est du regard pur puisqu’il n’y a justement pas ce pouvoir séparateur de la perception. Du coup, ça permet à Lacan de dire que ce qui est au cœur de cette absence du tableau, c’est un trou, c’est à dire un défaut de représentation. (…)

Je préfère que l’on renvoie les questions à tout à l’heure, ça me faire perdre mon fil, on prendra un temps pour les questions tout à l’heure.

Il y a donc un trou à la place de ce pouvoir séparateur de la vision. Ce trou, Lacan ne le dit pas ici, mais il très proche de ce qu’on pourrait appeler la tâche dans la peinture. La tâche dans la peinture, c’est ce trou. Et c’est lui qui signale l’efficience du regard.

D’ailleurs, je n’ai pas l’habitude de me faire ma pub, mais là je me permets parce que ça vient vraiment au croisement de ces préoccupations : il se trouve que j’ai écrit un petit article dans une revue qui s’appelle Psychologie Clinique. J’ai demandé il y a peu de temps au directeur de cette revue s’il m’autorisait à mettre l’article sur le site de l’A.L. I en renvoyant à la revue, il m’a dit oui, ça va bientôt être, je suppose, sur le site de l’A.L. I en ligne ; c’est un article sur le paysage et il s’intitule Le paysage et les questions qu’il pose à la représentation. Vous verrez, quand j’ai rédigé cet article, qui vous intéressera par rapport aux questions que nous travaillons, je n’avais plus en tête très directement le séminaire des Fondements de la psychanalyse, je ne l’avais pas encore relu pour cette année, mais il y a beaucoup de choses qui m’étaient restées plus ou moins consciemment parce que justement cette fonction de la tâche, du regard, de la différence entre la vision, le regard, etc… Tout ça je l’ai un peu travaillé donc je vous le signale, si ça intéresse votre curiosité vous le trouverez bientôt disponible plutôt que d’aller le chercher sur Cairn et de payer pour l’obtenir. Voilà, c’était une remarque incidente.

Lacan conclut sur ce point : dans le tableau – c’est le bas de la page 124 – « et pour autant que le tableau entre dans le rapport au désir, la place d’un écran central est toujours marquée. » Autrement dit dans le tableau, pour me référer au petit schéma, vous avez toujours la fonction de l’écran central, la fonction de l’image, il n’y a bien sûr pas que ça, mais il y a cette fonction d’écran. Cette place est toujours marquée, dit Lacan, ce par quoi dans le tableau, je suis élidé comme sujet d’un plan géométral. C’est à dire que je suis élidé comme sujet de la perception. Et je vois pourquoi je vous fais cette remarque à propos de cet article que j’ai commis sur le paysage à ce moment là, c’est que dans la marge, j’ai noté en préparant mon propos de soir, un point que je relève dans cet article, c’est à dire une référence : le sujet est élidé devant le tableau. Eh bien pour celles et ceux d’entre vous qui sont amateurs de littérature et en particulier de Marcel Proust, vous trouverez dans celui-ci un passage absolument saisissant où, vous savez, l’écrivain Bergotte, un peu hanté par un tableau de Vermeer, qui est « La vue de Delft », se souvient d’une petite touche de couleur qui pour lui fait vraiment tâche. A la fin de sa vie, il est malade, il lit dans un journal qu’il y a dans ce tableau de Proust… heu de Vermeer, qu’il pensait très bien connaître, eh bien il lit un article critique disant qu’il y a de tout particulièrement remarquable une petite tâche, un petit pan de mur jaune. Il lit ça, il est stupéfait. Il se dit, je connais ce tableau par cœur, parfaitement, je n’ai jamais distingué ce… Alors il y va, il va voir l’exposition, avec difficulté parce qu’il est malade, il voit le petit pan de mur jaune et, il s’écroule et meurt. Là, Proust a manifesté de manière absolument saisissante l’élision radicale du sujet devant cet écran du tableau. C’est vraiment le génie des écrivains, si vous voulez, de nous dire des faits de structure, qu’ils ne vont pas déplier comme le fait Lacan d’une manière clinique ou théorique, mais qu’ils mettent, et c’est ça qui fait qu’un écrivain est un grand écrivain ou bien un écrivain de gare, c’est que l’écrivain de gare vous distrait un moment, ce qui a quand même sa vertu, mais le grand écrivain il va vous trouver des trucs du rapport au réel qui tombent juste. Ça, vous le trouverez dans Proust.

Lacan ajoute, et on peut aussi penser à n’importe quel tableau qui vous aura un peu ému, comme celui dont nous parlait Angela la dernière fois, de Vieira Da Silva, « Jardins suspendus », avec ce texte de Jabes, c’est ça ?

Eh bien juste après, Lacan dit « c’est par là que le tableau ne joue pas dans ce champ de la représentation et c’est ailleurs, un ailleurs qu’il s’agit de déterminer, que réside sa fin et son effet. » Là, on entend pourquoi Lacan est quand même malin, il amène tout ça juste avant de parler du transfert. Pensez à ça. Moi, je n’avais jamais pensé à la proximité qu’il peut y avoir entre le lieu où l’on rencontre l’analyste et un tableau. Parce que nous sommes tableau. Mais ce n’est pas tellement fréquent que nous en soyons conscients ou que nous le mettions à l’épreuve.

Or, effectivement, dans la séance d’analyse, nous mettons ça à l’épreuve parce que d’une certaine manière nous parlons à partir de ce point où nous sommes tableau et où nous sommes regardés. Nous parlons comme tableau. C’est stupéfiant la façon dont Lacan amène ça juste avant de commencer à parler du transfert.

Donc la peinture, elle interroge radicalement la fracture qu’il y a entre vision et regard. C’est d’ailleurs le mérite, je le dis au passage parce que Lacan critique souvent la tradition philosophique mais quelquefois aussi il rend hommage à tel ou tel d’avoir souligné des choses justes, et là, il souligne comment la peinture interroge la fracture entre vision et regard, et il le fait de manière extrêmement parlante, il reconnaît que c’est le mérite de Merleau-Ponty d’avoir saisi cela. Et c’est vrai que quand vous lisez Merleau-Ponty, notamment l’œil et l’esprit, vous distinguez bien comment ce philosophe était vraiment tourmenté, d’une manière très authentique et intéressante, par le fait qu’il découvrait progressivement, depuis La phénoménologie de la perception jusqu’à L’œil et l’esprit en passant par Le visible et l’invisible etc, le privilège de la peinture, de l’œil, sur ce qu’on appelle l’esprit. Il découvrait en quelque sorte le privilège du peintre sur le philosophe dans le rapport au réel et dans la question du regard.

Je passe sur les transitions, mais Lacan va venir de façon logique à poser la question de la valeur de la création artistique, notamment en peinture. La valeur : nous sommes toujours sur le fil de cette articulation du regard comme objet a ; on ne peut pas séparer la question de l’objet a et celle de la valeur.

Qu’est-ce qui détermine la peinture du point de vue de la valeur ? Lacan le dit, elle détermine d’abord une valeur sociale, c’est ce que l’on appelle d’habitude la sublimation en termes freudiens. La sublimation, c’est le fait qu’une œuvre soit, d’une certaine façon, entérinée par sa réception sociale. Elle est reçue dans le social et prend donc une certaine valeur.

Alors, ce que je trouve admirable, c’est que pour illustrer ce que la peinture peut avoir de trompeur et de dompte-regard, comme il dit, il fait cette remarque qui est vraiment d’une justesse clinique impressionnante, il dit que le problème c’est quand on regarde de la peinture, bien souvent on se soulage de son propre désir devant ce qu’un autre en a fait de son désir à lui.

Quand je dis que c’est une remarque clinique importante, c’est que vous vous êtes déjà peut-être posé la question, qui mérite d’être posée, pourquoi à notre époque, qui n’est pas spécialement une époque qui fait une place considérable au désir, les expositions de peinture réunissent des foules considérables ? Au point que lorsque vous avez une exposition de Munch, de n’importe quel peintre connu, vous avez des kilomètres de file d’attente qui découragent d’y aller.

Mais qu’est-ce que c’est sinon, ce que Lacan souligne très bien ici, le fait que les gens vont en quelque sorte se soulager – comme il le dit très bien – ils déposent en quelque sorte, ils renoncent à leur désir et ils en font le sacrifice et l’hommage à celui qui a fait quelque chose de son désir. Ce sont des cérémonies ; ça a quelque chose de la cérémonie… De l’ordre du rituel sacrificiel : on vient déposer son désir au pied de ces icônes. Je ne dis pas que tous ceux qui vont regarder des peintures sont dans cette disposition là, mais nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur cet extraordinaire engouement que l’on constate aujourd’hui pour les œuvres muséales ou les œuvres d’exposition. Je peux difficilement croire que quand on fait une exposition de Vermeer, ou de tel ou tel autre artiste, on trouve tout d’un coup 300000 ou 500000 grands amateurs de peinture décidés à y trouver l’exercice en acte de leur désir. Non, je pense qu’il y a un effet de soulagement comme le dit Lacan, « ça soulage », « on renonce », dit-il, c’est affreux mais c’est juste cliniquement je crois, on renonce et il dit « ça élève l’âme ». Eh oui, on est dans le sublime, là.

Puisque je parlais de Proust tout à l’heure, en associant comme ça il me revient, pensez à ce personnage Proustien absolument inénarrable qui était dans la perpétuelle sublimation la plus élevée, à savoir Mme Verdurin. Qui se pâmait devant les sonates de Beethoven ou bien les œuvres des grands artistes. Elle est tout à fait illustrative de cette élévation de l’âme.

Alors, oui, sur la valeur de la création artistique…Comme il est tard je ne vais beaucoup développer, je pense que j’ai suffisamment ouvert les fils de la question.

Je voudrais juste terminer en disant que Lacan, vers la fin de la leçon, évoque les peintres qui sont toujours mis en fermage. Ils sont toujours pris dans un fonctionnement social lié à un mécénat ou à des commandes d’État ou religieuses. Les peintres ne peuvent pas, ou très difficilement, échapper à cette fonction sociale de venir en quelque sorte organiser ce dompte-regard qu’est la peinture.

D’ailleurs, à ce propos, il va évoquer les images byzantines ; il va évoquer la tradition biblique et donc hébraïque du rejet des images ; et là, il nous livre une remarque qui est une espèce d’éclat étincelant, il dit que Dieu, dieu des juifs, j’allais dire des monothéismes mais c’est spécifiquement celui de la tradition juive, c’est le seul à ma connaissance… Ah non, il y a aussi le Dieu musulman, il ne supporte pas non plus les images. En tout cas, ce que remarque Lacan, c’est que ce Dieu unique, monothéiste, c’est le seul qui interdit les images. Et il ajoute : « je ne veux pas aujourd’hui m’avancer plus loin dans ce registre – au-delà de l’image donc – qui nous porterait au cœur de ce qui est l’un des éléments les plus essentiels du ressort des Noms-du-Père. » -il dit ici quelque chose qui, quand même n’est pas rien – « qu’un certain pacte peut être établi au-delà de toute image ». Il ajoute « mais là où nous sommes, l’image est le truchement. » Nous sommes pris dans quelque chose qui est fondamentalement lié à l’image, nous avons du mal à nous en dépêtrer. Mais au-delà, il y a la possibilité d’un pacte, au-delà de toute image.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour les contemporains que nous sommes, cet au-delà de toute image est d’autant plus difficile à appréhender car nous sommes vraiment, complètement englués dans l’image. Du coup, c’est une remarque vraiment très simple, mais il n’y a pas trop à s’étonner aujourd’hui que la dimension du Nom-du-Père soit de plus en plus opaque à nos contemporains, voire à nous-mêmes, alors qu’elle fait référence à cette possibilité d’un pacte au-delà de toute image. Cependant c’est intéressant, parce que l’on voit là un aspect fondamental de ce par quoi Lacan aurait souhaité éclairer les Noms-du-Père. Voilà. J’en laisse tomber, je suis obligé. Je ne peux pas développer plus mais je voudrais laisser place à la discussion.

Je crois que j’en ai dit suffisamment, même s’il y a d’autres choses à la fin de la leçon.

Il y a aussi cette distinction entre l’acte et le geste qui est très importante. J’en dit juste un mot. Il évoque comment dans la peinture, comme l’oiseau laisserait tomber ses plumes le peintre laisse tomber quoi ? Des petits bouts de couleur, c’est à dire fondamentalement des petits bouts de merde, il le dira dans les réponses aux questions, mais il laisse tomber ça dans un geste. Et ce geste, dit-il, est un geste qui contrairement à la dialectique des trois prisonniers, où il y a l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure, contrairement donc à une perspective de l’acte-l’acte que je réalise, il s’éclaire dans l’avenir, c’est après coup que je peux entendre la dimension de l’acte et de la façon il met en jeu l’objet a– alors que, dans la peinture, d’après Lacan, il y a un geste qui tombe et qui éclaire, rétroactivement, ce qui le produit, c’est à dire le regard.

C’est pour ça qu’il va faire cette distinction, je crois, Angela tu me diras ce que tu en penses, vous aussi, quand il distingue entre : le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre et le désir de l’homme c’est le désir à l’Autre, eh bien il y a dans la peinture quelque chose au bout duquel est le donné à voir. Et ce désir à l’Autre, c’est une façon d’introduire à la question du transfert.

C’est vrai que dans l’analyse tout, les gestes, les paroles, les attitudes, les résonances que met en jeu le patient dans la séance s’éclaircissent toujours en quelque sorte régressivement ; il n’y a pas beaucoup d’actes dans la séance, sauf des actes de parole éventuellement qui ont toute leur importance, mais il y a aussi quelque chose qu’on laisse choir et qui s’éclaire rétrospectivement du regard à qui c’est destiné.

Je m’arrête là parce que le temps a passé et… Oui, je vous en prie.

Sandra Pluchart : J’avais une question… Parce que cette leçon, je ne l’ai pas très bien comprise, donc je suis aller relire un article que j’avais lu l’année dernière ou il y a deux ans, un article de Jean-Michel Vives je crois, qui s’intitule Le leurre et le trompe l’œil dans l’art et la psychanalyse. Il dit quelque chose qui m’a interpellée et j’ai le sentiment que vous n’avez pas dit tout à fait pareil, j’aimerais que l’on en discute.

Stéphane Thibierge : Bien sûr.

SP : Il dit que dans un tableau il y a davantage du trompe-l’œil que du leurre ; il va vraiment faire cette distinction dans l’idée que dans un tableau il y a un point de fuite, autour duquel s’articule finalement la peinture et les dessins, etc.

Et c’est pour ça, enfin c’est comme cela que je l’ai compris, que les sujets vont regarder un tableau, parce que justement ils perçoivent quelque chose d’un trompe-l’œil et non d’un leurre. Alors que le leurre c’est une illusion tout à fait parfaite, on peut penser par exemple à l’hyperréalisme dans la peinture, où il dit quelque chose comme « rien ne manque », mais une fois qu’on a compris que c’était un leurre, l’illusion tombe et on peut plus être leurré.

Ce que je trouvais intéressant, c’est que dans le tableau, il n’est pas question de leurre, en tout cas dans l’Art, c’est à dire qu’à mon sens c’est davantage du trompe l’œil et c’est peut-être pour ça qu’il y a autant de personnes qui viennent voir, peut-être justement pour essayer de jouer avec ce point de fuite. Comme vous aviez l’air de dire l’inverse, j’aimerais bien que vous précisiez un peu ce point là.

Stéphane Thibierge : Je ne pense pas qu’entre Jean-Michel Vivès et ce que je dis il y ait de grandes différences. Je ne connais pas cet article mais je le connais un peu lui, je ne pense pas qu’il dise le contraire. Tous les tableaux ne sont pas des trompe-l’œil, mais par contre tout tableau est un leurre dans la mesure où il dit, comme Lacan l’évoque dans la leçon précédente, « tu veux voir ? Eh bien regarde donc ça ! ». Sous-entendu, ça fera en sorte que tu n’iras pas voir, là où ce serait véritablement l’objet regard. Tu ne l’attraperas pas. C’est un leurre. Au sens où l’on dit lâcher la proie pour l’ombre. Tout tableau a cette valeur de leurre.

Ça ne veut pas dire que ce soit à dédaigner. Mais que l’objet regard, dont Lacan dit au début de cette leçon que c’est le plus évanescent, est toujours au-delà de ce qui en est attrapé dans l’ordre du visible. Simplement, le peintre est peut-être celui qui sait le mieux cela.

Le peintre sait qu’en construisant, en fabricant son œuvre, il ne nous donne pas le dernier mot du regard, il nous donne plutôt le dernier terme avant le regard. C’est pour cela qu’il y a des peintres qui disent que c’est effrayant la peinture. Parce que, eux le disent très bien, c’est le dernier voile, le dernier plan, le dernier rempart avant quelque chose qui est monstrueux.

Et vous avez dans Balzac, puisque ce soir, je suis en veine de littérature, donc vous avez une nouvelle tout à fait étonnante qui s’appelle, si je me souviens bien, Pierre Grassou, qui est l’histoire d’un peintre qui peint sa… Ah, non c’est le Chef-d’œuvre inconnu, dans lequel il y a un peintre qui s’appelle Pierre Grassou, qui peint donc son modèle, sa maîtresse je crois, et il la peint, il la peint, c’est un chef-d’œuvre et le jour où elle découvre le résultat, elle est complètement effarée, furieuse, scandalisée : c’est un truc monstrueux. Et ça a été bien pigé par Balzac. Il y avait d’ailleurs un film de Rivette, qui n’était pas loin, qui s’intitulait la Belle Noiseuse, oui, qui était un peu sur le même thème.

Angela Jesuino : Stéphane, puisque je viens de Rome, n’est-ce pas, je voulais te poser une question parce que ça m’a interrogée. Je suis allée visiter une église qui s’appelle Saint-Ignace de Loyola, une église magnifique où tout le plafond est un trompe-l’œil gigantesque. Et au bout de la nef, on rentre et on a l’impression que c’est une coupole, mais c’est aussi un trompe-l’œil, qui nous donne…

Stéphane Thibierge : C’est à dire que tu crois voir une coupole alors qu’il n’y en a pas ?

Angela Jesuino : Il n’y a pas de coupole, mais c’est saisissant. Et ce qui était très drôle, c’est qu’au milieu de la nef, il y avait un miroir pour que les gens puissent venir voir, mieux voir, le trompe-l’œil. On faisait la queue, dont moi (rires) pour venir se tromper l’œil.

Je me suis dit, quand même, qu’est-ce que ça fait là ? Qu’est-ceque ce trompe-l’œil gigantesque ? Parce celui qui n’était pas celui de la coupole, on avait l’impression que plus on avançait dans la nef en regardant le miroir, plus on voyait comme quelque chose en 3 dimensions qui sortait du plafond. C’est une expérience, très intéressante.

Stéphane Thibierge : Oui, tout à fait, elle est très congruente à ce que…

Angela Jesuino : Absolument, mais quand même, je te retourne la question, qu’est-ce que ce trompe-l’œil faisait là, dans un lieu religieux. Et par rapport à quel regard ?

C’est une question que je me suis posée et que je te soumets.

Stéphane Thibierge : Oui, oui… Écoute, je pense que dans une église jésuite, ça a une portée apologétique, je crois. Ça doit avoir une portée d’enseignement dans le rapport à Dieu.

Angela Jesuino : Oui, mais c’est quand même quelque chose, c’est à ça que ça m’a renvoyé : il y a quelque chose en rapport au regard de Dieu dans cette affaire, ça nous trompait l’œil, je l’ai pris au pied de la lettre, de quelque chose. Ça trompe notre œil du regard qui est quand même là.

Stéphane Thibierge : Oui, complètement.

X : Justement, ce qui m’a marqué c’est que dans cette leçon Lacan parle du trompe-l’œil et de la jubilation qu’on éprouve face à ce trompe-l’œil et ça m’a fait associer au stade du miroir et à peut-être ce moment où l’on revit quelque chose de cette jubilation quand on se découvre, bébé, dans le miroir.

Stéphane Thibierge : Mais le stade du miroir est un trompe-l’œil, fondamentalement. Puisque vous pensez que vous-vous voyez, alors que vous êtes regardés, et en plus, comment dire ? Vous pensez que vous-vous voyez vous alors que vous êtes juste en train d’être fixé par une image, qui vient de l’Autre.

Angela Jesuino : Qui vient du regard de l’Autre !

Stéphane Thibierge : Qui vient du regard de l’Autre. Donc cette image que vous voyez dans le miroir, c’est un trompe-l’œil. Que vous prenez pour votre Moi.

Oui, alors, juste une remarque un peu à retardement sur ta question Angela, et en rapport avec votre remarque, il me semble que dans une église jésuite, le fait de mettre en scène de façon grandiose un trompe-l’œil et d’appeler encore plus son attention par le miroir qui vient comme une espèce d’œil vide, souligner, de façon encore plus grande…L’effet du trompe-l’œil, je pense que ça a effectivement une valeur d’enseignement sur la vanité, la vacuité des connaissances- pourtant les jésuites apprécient beaucoup les connaissances – mais quelque chose par rapport à quoi toutes les connaissances sont aussi… évanescentes que cette surface réfléchissante, qui indique la gloire de Dieu.

Angela Jesuino : Oui, certainement, mais cette question de la jubilation et de la fascination, elle est très présente. Il y a quand même une jouissance là-dedans.

Stéphane Thibierge : Complètement.

X : C’est l’anamorphose.

Stéphane Thibierge : C’est l’anamorphose, oui. Absolument. Tout à fait.