Angela Jesuino :
Après la lecture de « Pulsions et destins des pulsions », on va essayer d’entrer dans ce que Lacan va nous dire de ce texte dans cette leçon XIII, et j’ai envie de dire que cette leçon est un amuse-bouche. Je dis cela pour rester dans le domaine du pulsionnel, de la pulsion orale que Lacan va largement évoquer dans cette leçon du 6 mai 64. Alors pourquoi est-ce que je me permets de dire cela, pourquoi un amuse-bouche ? Parce qu’il va commencer à mettre en route son travail sur la pulsion, qu’il va développer beaucoup mieux dans les leçons suivantes. Dans cette leçon il va poser les jalons, il va exciter notre appétit, pour rester fidèle à la définition d’amuse-bouche, et en ce qui concerne la satisfaction, c’est une autre paire de manche. Mais ce serait aller trop vite au vif du sujet, donc on va rester à l’amuse-bouche.
Nous allons essayer de suivre ce travail de Lacan traducteur et lecteur de Freud, pour apprécier ce qu’il va en tirer comme conséquence, et ce qu’il va introduire de nouveau. Et on va voir que ce n’est pas mince. Lacan, en lisant « Pulsions et destin des pulsions », a, comme il nous conseille de le faire, les oreilles bien dressées. Mais d’où part-il ?
Lacan termine la leçon précédente avec cette phrase : C’est là que je reprendrai mon pas la prochaine fois en essayant de vous articuler la prégnance de la fonction du désir de l’analyste. En effet, c’est là précisément d’où il reprend son propos lors de cette leçon de XIII. Il va la reprendre à partir du désir de l’analyste. Et je dois vous dire que c’est un premier paragraphe un peu énigmatique.
Il est question d’arriver à concevoir où est ce point à la fois de disjonction et de conjonction, d’union et des frontières qui ne peut être occupé que par le désir de l’analyste, dans la situation analytique.
Il va aussi parler de topologie, et ce n’est pas sans une certaine critique par rapport à la question de trans-subjectif, voilà c’est ça le terme qu’il utilise. Mais quand même il part de là.
Il pointe cela d’entrée de jeu, tout en disant ne pas pouvoir aller plus loin sans commencer de mettre au travail le quatrième concept comme essentiel à l’expérience analytique à savoir le concept de la pulsion. Je voulais noter cela. Il ne peut pas y aller, travailler le désir de l’analyste sans passer par la pulsion, et les questions qu’elle pose dans la pratique et dans la théorie analytique. Il lui faut cette étape. Ce quatrième élément qui apparaît dans les titres même de ce texte, qu’il écrit en janvier 64, cité la dernière fois, du « Trieb de Freud et du désir du psychanalyste »[1]. Quelle en serait l’articulation entre pulsion et désir de l’analyste ?
Stéphane nous en a dit un mot à la fin de son intervention la dernière fois, mais laissons cela en suspens pour le moment, quitte à y revenir à la fin. Vous allez voir pourquoi je réserve ça pour la fin.
Il commence la leçon en disant que la notion de pulsion dans Freud est une notion absolument nouvelle, et je crois que le travail de Lacan dans ce séminaire, dans cette leçon XIII du 6 mai, ce sera de nous montrer en quoi c’est nouveau. À commencer pour insister sur les termes de trieb. Je reviens un instant sur Lacan traducteur indissociable du Lacan lecteur bien entendu. Trieb n’est pas l’instinct, c’est quelque chose de nouveau encore une fois, c’est un terme que Freud ne choisit pas au hasard, un terme qui est un accord avec l’expérience analytique elle-même. Il faut donc un autre mot qu’instinct, un autre concept qui puisse faire entendre que la pulsion est une construction, que la pulsion ne relève pas d’un savoir, encore moins d’un savoir, d’un savoir ancestral, il n’y a rien de naturel là-dedans. Il n’y a rien de préinscrit, il n’y a pas d’adéquation. C’est muni de cette nouvelle traduction que Lacan va opérer. Moi je dirais que cette traduction de trieb par pulsion, c’est son ouvre-boîte. Il va revisiter à de nouveaux frais la question de l’organique, de la satisfaction, de l’objet et introduire la catégorie du réel, de l’impossible, pour rendre compte de ce qui pour lui relève avant tout d’un montage. En tout cas, ce sera le fil que je vais essayer de dégager.
Comment Lacan va définir la pulsion dans un premier temps ? Il me semble important de souligner qu’il part strictement de la clinique, et de ses butées. La pulsion vient désigner une sorte de donnée radicale de ce point où bute notre expérience.
Je cite Lacan : ce qu’on appelle le pulsionnel[c’est] ce quelque chose que nous rencontrons dans l’expérience avec ce caractère d’irrépressible, même à travers les répressions. S’il doit y avoir répression, c’est qu’il y a au-delà ce quelque chose qui pousse, et il ajoute : cet élément qui fait le poids clinique de chacun des cas que nous avons à manier, à traiter, et qui s’appelle la pulsion. Voilà d’où il part et nous parle. Alors c’est de quel ordre ce caractère d’irrépressible ? Qu’est-ce que la pulsion doit à l’organique ? On est en train de revisiter aussi les choses que nous avons dit la dernière fois, mais c’est important de voir comment il va construire son fil. Pour comprendre l’inconscient, nous dit-il, il faut renoncer à l’archaïque, au primordial. Quid du pulsionnel ? Il poursuit avec la question de savoir si ce dont il s’agit dans la pulsion serait du registre primaire, de ce poids de l’organique ? Lacan tranche franchement, vivement : ce n’est pas ça. Il rappelle que le texte de Freud est fait pour nous montrer que le rapport d’échange entre l’organisme et l’objet de son besoin, ça ne va pas de soi, ce n’est pas si naturel que ça.
Il y a là quelque chose qui va pointer son nez si j’ose dire, parce qu’il va dire que Freud introduit ce concept fondamental dans la science, et qu’il sera gardé ou rejeté, ce concept fondamental. Vous voyez que c’est la même démarche que la question de la scientificité de la psychanalyse, qui est au départ de ce séminaire de Lacan. Alors en fonction de quoi ça sera gardé ou rejeté ? C’est ça qui est intéressant pour nous, en fonction de : s’il trace sa voie dans le réel qu’il s’agit de pénétrer, comme tous les concepts fondamentaux dans le domaine scientifique. Et à mon avis, Lacan va se charger de mettre cela à l’épreuve, voilà l’enjeu de cette affaire de la pulsion, en tout cas de la façon dont il va le traiter. Est-ce que ça va ouvrir sa voie dans le réel ou pas ? Et pour cela, Lacan va discuter avec Freud.
Pulsion, mythe, convention, fiction, je vous propose de lire Lacan avec Lacan. C’est un exercice que je fais souvent. En effet il précise et il s’en explique davantage dans le texte dont nous venons de parler[2], ce texte de l’intervention qu’il a faite à Rome. Et il dit ceci : les pulsions sont nos mythes a dit Freud. Il ne faut pas l’entendre comme un renvoi à l’irréel. C’est le réel qu’elles mythifient, à l’ordinaire des mythes : ici qui fait le désir en y reproduisant la relation du sujet à l’objet perdu. La pulsion donc comme ce qui mythifie le réel ou qui en fait une fiction. Bentham dit cela en ces termes, qui nous intéressent également : de ce qui est réel, on ne peut donner aucune explication claire, si ce n’est à l’aide de quelque chose de fictif. Ce qui explique l’intérêt de Lacan pour ce terme, il va le citer dans la leçon, il préfère fiction à mythe, donc ce qui explique l’intérêt de Lacan pour ce terme, et aussi pour cette théorie : l’Utilitarisme. J’ai dit que c’est quelque chose qui pointe son nez, parce qu’on va voir qu’il commence à…., par ces chemins… que c’est quelque chose qui a à voir avec le réel.
Lacan va reprendre un à un les quatre termes de la pulsion selon Freud : la poussée- la source- l’objet -le but. Mais pour faire quoi ? Parce que je pense que par rapport à ça, à chaque fois il fait un travail de, je dirais presque de subversion, ce n’est pas le bon mot parce que ça, c’est déjà dans Freud, mais il creuse quelque chose à chacun de ces termes. Alors il va prendre la poussée pour la séparer radicalement du besoin. Ça, Freud l’a déjà fait, si on sait le lire, mais aussi pour placer ailleurs, la question de la poussée. Et en interrogeant ce que Freud dit. Qu’est-ce que c’est que cette excitation interne propre à la pulsion ? Passons par les pas de Freud : cette poussée a une force constante, elle n’a pas de rythme, ce n’est pas comme la fonction biologique, elle n’a pas de jour ni de nuit. Cela ne va pas se régler avec les mouvements, et la décharge est d’une toute autre nature. Ce qui pousse c’est d’un autre ordre. Qu’est-ce qu’on va dire ?
Stéphane nous a, la dernière fois, mis ça du côté du réel, ce qui revient toujours à la même place, cette force constante, il y a là quelque chose qui pousse. Alors c’est intéressant parce que c’est aussi un paragraphe difficile, je ne sais pas comment vous avez lu ça, il va nous renvoyer au Real Ich de Freud. C’est une partie du texte que je trouve confuse, une ébauche et il va en effet s’en expliquer mieux dans la leçon suivante. Mais c’est toujours un peu laborieux. Qu’est-ce qu’il va dire du Real Ich de Freud à ce moment-là ? Nous pouvons le concevoir comme étant l’appareil nerveux, le système nerveux central, en tant qu’il fonctionne pour assurer une certaine homéostase des tensions internes. C’est en raison de cette réalité de l’Ich, du système homéostasique que la sexualité n’intervient, n’entre en jeu que sous la forme de pulsions partielles. Pourquoi est-ce que j’ai dit que c’est laborieux ?
Parce que vous voyez comment il va essayer d’articuler quelque chose qui est entre le somatique et le psychique, et en mettant encore en jeu la dimension énergétique, une énergie potentielle dit-il, mais sans aller plus loin, il va nous laisser là.
C’est à se poser la question pourquoi est-ce qu’il a besoin de revenir sur cette question du système nerveux central ? Pourquoi est-ce qu’il avance ça, il met ça de ce côté-là ?
Le pas suivant de Lacan, c’est de prendre la question de la satisfaction, pour lui donner tout son développement et questionner le rapport de la satisfaction à l’objet, et le statut même de l’objet. Ça, c’est le cœur de la leçon. C’est là où il va vraiment faire un pas de plus. Il interroge la question de la satisfaction d’une façon beaucoup plus radicale que ne le faisait Freud, il me semble. Il dit : l’usage de la fonction de la pulsion n’a d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction. C’est vraiment dire que l’affaire est loin d’être réglée. La question de la satisfaction, comme je disais la dernière fois, c’est toujours raté, foireux, tortueux, laborieux, compliqué. Il va parler de la sublimation dont on a déjà parlé la dernière fois.
Il y a cette séquence-là qui me semble très intéressante où il va parler des patients, ils ne se satisfont pas de ce qu’ils ont… et pourtant nous savons que tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils vivent, leurs symptômes mêmes relèvent de la satisfaction… ils satisfont à quelque chose, ils se contentent… on va retrouver ici la forme réflexive, ils se contentent, mais de quoi, avec quoi ? Et de quelle satisfaction s’agit-il ? Je vais laisser ces questions un suspens délibérément. Ce que nous avons là devant nous, c’est un système où tout s’arrange, et qui a atteint sa propre sorte de satisfaction. Et ça, c’est quelque chose de très important c’est-à-dire que, il y a un arrangement avec la satisfaction, et il nous met en garde en quelque sorte. Il nous interroge. Comment on va s’en mêler de ça ? Comment on va intervenir ? Et il nous dit que cela pose des questions éthiques. Qu’est-ce qui peut justifier qu’on intervienne ? C’est parce que le patient se donne trop de mal, parce que ça pouvait être plus court. Ce sont des questions de la satisfaction par les voies symptomatiques. Et en effet, comment toucher à cette jouissance mise en place ? On sait que c’est délicat. C’est pour cela que la question du symptôme, il ne faut pas être trop pressé pour le guérir. J’ai le souvenir d’une patiente, il y a longtemps, qui me disait : mais pourquoi vous voulez que je parle de mon symptôme ? Comment est-ce que je vais vivre sans mon symptôme si vous y touchez ? Ce n’est pas ça du tout hein ! Vous faites fausse route.
Ou encore une autre : comment vivre sans mon angoisse ? C’est une sorte de sac à main, je ne peux pas sortir sans.
Donc voilà, il y a là quelque chose qui est mis en place, qui marche à sa façon, qui marche des fois en emmenant une certaine souffrance, mais qui est l’arrangement qui a été possible à un moment donné. C’est vrai que Lacan va nous dire ça, quand nous nous référons à la pulsion, c’est dans la mesure où nous entendons que c’est à ce niveau de la pulsion que l’état de satisfaction, à rectifier sans doute – c‘est une parole étonnante – à rectifier sans doute, auquel nous avons affaire, prend son sens, sa portée et sa stase. À rectifier sans doute – ça reste à vérifier.
Tout ce que Lacan va nous dire sur la satisfaction nous indique que cette satisfaction est paradoxale. C’est à propos de la satisfaction que Lacan va introduire la catégorie de l’impossible. C’est quand même par rapport à la satisfaction qu’il va introduire ça. Même si elle était déjà présente par rapport à la poussée. Ce n’est pas simple les chemins du sujet selon Lacan. Parce qu’il passe entre les deux murailles de l’impossible. C’est un chemin étroit. Cet impossible, comment le traiter ? L’impossible ce n’est pas forcément le contraire du possible… c’est assurément le réel, nous serons amenés à définir le réel comme l’impossible…Le réel à savoir l’obstacle au principe de plaisir -c’est ce qui pousse, de forme constante-Le réel s’y distingue, comme je l’ai dit la dernière fois, par sa séparation du champ du principe du plaisir, par sa désexualisation, par le fait que son économie, de ce fait, admet quelque chose de nouveau : l’impossible, le heurt, la butée.
On arrive à la partie qui nous intéresse beaucoup, quand Lacan fait cette dissociation entre la satisfaction et l’objet. Dans les champs de la pulsion, la satisfaction ne passe pas par la saisie de l’objet.
Au départ de cette dialectique de la pulsion, il faut distinguer les besoins et l’exigence pulsionnelle car aucun objet d’aucun besoin ne peut satisfaire la pulsion. C’est vrai que l’exemple de la boulimie est quand même quelque chose qui peut nous permettre de comprendre ça. Il va le dire autrement. Il dit : vous gavez la bouche, cette bouche qui s’ouvre dans le registre de la pulsion, de la pulsion orale, ce n’est pas de la nourriture qu’elle se satisfait, c’est du plaisir de la bouche, du plaisir de la zone érogène, de cette source, de ses bords, de ces lieux de coupure de l’objet. Mais c’est vrai que la dialectique de la boulimie, c’est quelque chose de très complexe et effectivement, ce n’est pas de nourriture dont il s’agit.
C’est aussi une façon de venir inscrire quelque chose du manque dans le corps. Je parle aussi d’une patiente qui me disait : il faut que je mange suffisamment pour que je puisse vomir, tout vomir pour que je sois sûre qu’il y ait un vide. Donc vous voyez, c’est complexe.
Donc ça pose la question de l’objet. Comment faut-il le percevoir pour qu’on puisse dire comme Freud que l’objet est indifférent ? Dans la pulsion orale, pas de nourriture, pas de sein de la mère, mais quelque chose qui s’appelle le « sein ». Donc il fait cette différence-là. Pourquoi le « sein » ? Le sein ici comme un objet séparé de la mère, et dont la fonction d’objet est entièrement à réviser. Ici le sein apparaît comme objet a, comme cause du désir. Quelle est sa place dans la satisfaction de la pulsion ? Il s’agit d’en faire le tour, et non pas de le saisir, la pulsion fait le tour des éclats de ce qui a été perdu, fait le tour de ce trou, de ce manque d’objet qui cause le désir. Révision du statut donc. Les objets, à passer par profits et pertes ne manquent pas pour en tenir la place, nous dit Lacan dans ce texte de 64[3], avec lequel j’essaie de dialoguer pour mieux m’éclairer. Mais nous précise-t-il, c’est en nombre limité qu’ils peuvent tenir un rôle – ça c’est très important – qu’ils peuvent tenir un rôle qui symboliserait au mieux l’automutilation du lézard, sa queue larguée dans la détresse, mésaventures de désir, aux haies de la jouissance que guette un dieu malin. Pour préciser ensuite : Ce drame n’est pas l’accident que l’on croit. Il est d’essence : car le désir vient de l’Autre, et la jouissance est du côté de la Chose. Ce qui nous donne ici un peu d’avance pour la suite. Il faut que l’Autre rentre dans le circuit pour qu’on puisse voir la pulsion fonctionner.
Mais revenons au texte de la leçon. S’il faut trouver une régulation vitale, ce n’est donc pas du côté de la pulsion, mais du côté de la source, de ces zones érogènes qui ont structure de bord : œil, bouche, anus, oreille et la relation avec les objets a : regard, sein, scybale, voix. Ce n’est qu’à la fin de ces parcours qu’il nous propose une définition de la pulsion : s’il y a quelque chose à quoi d’abord, pour nous, ressemble la pulsion, ce quelque chose par quoi elle se présentifie, c’est un montage… qui d’abord en apparence se présente pour nous comme n’ayant ni queue ni tête, comme un montage au sens où l’on parle de montage dans un collage surréaliste.
Je suis allée chercher pour vous des collages surréalistes pour que ça soit moins abstrait. Je n’ai pas trouvé les petits mécanismes dont il parle dans la leçon, mais c’est quand même assez parlant.
C’est un collage d’une artiste tchèque qui s’appelle Toyen, qui a fondé le mouvement surréaliste à Prague en 34, et qui a vécu à Paris, qui a été très active dans les années 50 dans le mouvement surréaliste français, une très grande amie d’Eluard et de Breton, et qui a fait des choses assez formidables. Elle s’appelle Toyen, ce n’est pas son nom, c’est son nom d’artiste, et ça vient de citoyen, elle a coupé un bout. Une femme d’une très grande liberté, du début du siècle. D’une très grande singularité, un peu oubliée comme il arrive souvent pour les femmes dans l’art, où ailleurs.
S. Thibierge : Grâce à toi on la retrouve là.
A. Jesuino : Absolument, elle fait des choses vraiment magnifiques.
Vous voyez le travail qu’elle fait autour de l’œil et du ciseau, ça nous parle, ça dialogue avec le texte que nous sommes en train de travailler.
Je me suis posé la question de savoir pourquoi Lacan, parfois j’ai des questions comme ça, un peu naïves, comment est-ce qu’il en est arrivé là, à parler d’un montage, d’un collage surréaliste ? On sait tous que Lacan a fréquenté le surréalisme, donc il savait de quoi il parlait. Mais dans cette leçon, il relève les paradoxes au niveau de la poussée, de l’objet, du but, de la pulsion, et il fait le constat que dans le texte de Freud, on peut voir des images les plus hétérogènes les unes aux autres, ce qu’on retrouve aussi dans les collages. Mais ça m’a intéressée parce qu’il ne fait pas de ce bric-à-brac du texte de Freud un problème. Au contraire, il en tient compte comme étant inhérent à la structure même de la pulsion. Je trouve ça assez formidable, et de la même façon tu disais que Melman disait que c’était un texte acéphale, comme la pulsion est acéphale. Je vais y venir.
Donc c’est assez formidable, que la forme, la manière, dont Freud essaie d’aborder ces concepts que Lacan reprend, tient à l’essence même de ce dont on parle. Ça c’est très important. Donc à la fois, il critique l’usage grammatical fait par Freud, son artifice, pour esquisser une question comme ça, les jeunes diraient en loucedé, donc subrepticement, une question qui est cruciale et compliquée. Il dit : quel est le sujet de la pulsion ? Et il rectifie tout de suite : le mot n’est pas valable. Autrement dit, peut-on parler du sujet de la pulsion ? Est ce qu’on peut dire « sujet de la pulsion » ? Ou serait-elle acéphale, comme dans l’exemple que j’ai donné la dernière fois, le patient qui disait : Ça boit en moi. Il n’y a pas de sujet là-dedans. Ça pousse, c’est tout, ça pousse du côté de la dérive de la jouissance, mais il n’y a pas de sujet.
Alors où est la complication ? Il n’y a pas de sujet de la pulsion, mais la satisfaction est à placer au niveau du sujet, nous dit-il. Une autre façon de s’atteindre, de se réaliser, de se satisfaire, nous dit Lacan et on voit revenir ici le se contenter de tout à l’heure. La satisfaction c’est du côté du sujet que ça se passe, mais la pulsion, elle, elle n’a pas de sujet. Restons avec ses paradoxes en plus, n’est-ce pas.
Que fait donc Lacan par rapport à la pulsion, à ce concept freudien absolument nouveau ? Il met en route un travail au plus près de l’expérience analytique, au plus près de ses butées, pour arriver à quoi ? À donner la raison de la constance de la pulsion, définir sa topologie de bord, expliquer les privilèges des orifices, dissocier la satisfaction de l’objet, d’une façon selon lui-même, inédite. Il faut ça, revenir à la radicalité de ce qu’avait introduit Freud et qu’il essaye Lacan, de formaliser, à commencer par cette nouvelle traduction de trieb. Je sais que j’insiste lourdement sur cette question parce que je reste convaincue pour avoir traduit Lacan moi-même, que la traduction a partie liée avec la transmission de la psychanalyse. Qu’elle doit faire œuvre de transmission, sinon ce n’est rien, ça ne sert à rien, au pire ça sert à faire résistance à la psychanalyse. Donc ça, vous m’excuserez, c’est ma marotte donc je vais insister là-dessus.
Alors après avoir traversé cette leçon, ce qu’elle met en place, notamment en ce qui concerne la question de l’objet, un mot pour revenir sur la question du désir du psychanalyste, puisque je l’avais promis, et je vais encore une fois puiser dans ce texte, du « Trieb de Freud et du désir du psychanalyste ». Qu’est-ce qu’il dit Lacan à la fin de ce texte ? Il dit ceci : la pulsion divise le sujet et le désir, lequel désir ne se soutient que du rapport qu’il méconnaît, de cette division à un objet qui la cause. Telle est la structure du fantasme
Vous voyez comment là, on est dans une articulation entre la pulsion, le sujet, le désir, l’objet et le fantasme. Donc voilà la trame. Après avoir dit ça, il pose la question : dès lors, quel peut être le désir de l’analyste ?
Je vais vous laisser là-dessus, mais on comprend mieux que, sans réviser la pulsion dans sa complexité des montages, et sans réviser le statut de l’objet, Lacan ne pouvait pas poser cette question. Il ne pouvait pas avancer, il fallait qu’il passe par là. Voilà ce que je voulais vous dire pour introduire la discussion sur cette leçon amuse-bouche.
Stéphane Thibierge :
Le tour qu’effectue la pulsion autour de l’objet, est la perte de l’objet. C’est une seule et même et chose, la pulsion vient non pas commémorer, mais mettre en acte la perte de l’objet. Et cette mise en acte, pour qu’elle soit en quelque sorte réalisée, dans le double sens du terme réaliser en français, c’est là qu’intervient cette espèce de point d’interrogation qu’est le désir de l’analyste. C’est-à-dire que le désir de l’analyste, il vient exactement au point où la pulsion par le tour qu’elle fait, c’est un peu imagé de le dire comme ça, crée un vide. Quelque chose qui n’est absolument pas, qui est complètement coupé de toute référence à une satisfaction dans la réalité …. Quand Lacan dit le tour au sens de l’on fait le tour, au sens du tour de magie, on pourrait même ajouter le tour de langage. On parle aussi en français d’un tour de langage, une façon de parler, une métaphore, on pourrait l’ajouter encore, Lacan aurait pu le dire.
[1] Écrits, Seuil, 1966, p. 851-854.
[2] Ibid
[3] Ibid