« En quoi consiste la connerie ? »
2024

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Julien ALLIOT
Préparation au séminaire d'été

Préparation au séminaire d’été 2024-2025

Étude du séminaire, L’Acte psychanalytique

Mardi 15 octobre 2024

Président-Discutant : Jean-Paul Beaumont

Julien Alliot : « En quoi consiste la connerie ? »

 

Tout d’abord, je voudrais remercier M. Cathelineau de m’avoir proposé de travailler sur cette question : « en quoi consiste la connerie ? », même si j’ai pu me demander, l’espace d’un instant, ce qui avait bien pu guider son choix de me confier ce travail.

 

Lacan consacre tout un temps de la leçon II de L’Acte à faire « l’éloge de la connerie », expression paradoxale qui interpelle. Au nom de quoi faudrait-il faire un éloge de la connerie ? Pourquoi réhabiliter la connerie qui, souvent, constitue le point final de la discussion, lorsque nous disons par exemple : « ce ne sont que des conneries », « il ne faut pas écouter ces conneries » … ? Comment envisager que la connerie, qui renvoie à la sottise, à la stupidité, c’est-à-dire à une forme d’engourdissement, de pesanteur d’esprit, comment envisager que cette connerie puisse comporter une autre dimension que celle de la fermeture mais au contraire, ouvrir quelque chose et faire entrevoir quelque chose qui est digne d’intérêt ? À quelle con-sistance, pourrait-on dire, la connerie renvoie-t-elle ?

 

C’est une question que Lacan commence ici à esquisser, même si, à ma connaissance, il n’en dira pas beaucoup plus dans la suite de son enseignement.

Selon le Trésor de la Langue Française, la première occurrence de la « connerie » se trouve dans le manuscrit de la Chanson de Mouchaboeuf, datant de 1865. Je vous cite la partie de la chanson que j’ai pu retrouver :

« Si je gémis sous les verrous,

C’est pour la conn’ri’ d’un camproux

Qui n’a pas su retenir son bagout »

Dans ces quelques vers, on retrouve l’une des questions qui intéressent Lacan dans ce séminaire : la question d’une parole qui fait acte. En ne retenant pas « son bagout » du fait de sa « conn’ri’ », ce « camproux » a, par sa parole, causé l’emprisonnement du locuteur (« je gémis sous les verrous »). La connerie, qui fait « dire des conneries », a donc partie liée avec la parole et peut faire acte. Mais en quoi peut-elle intéresser la psychanalyse ?

Pour ce parcours de la connerie, je vous propose de partir dans un premier temps des raisons qui font qu’elle a si mauvaise presse, en me demandant dans quelle mesure la connerie peut ou pas faire symptôme. Après quoi, je reprendrai brièvement ce que nous dit Lacan de la connerie, et les raisons pour lesquelles elle mérite un éloge. La connerie peut en effet être envisagée dans sa dimension de méthode, en tant qu’elle peut constituer un levier, être con-séquente. Enfin, je m’appuierai sur le travail de Charles Melman dans son séminaire de 1985-1986 Questions de clinique psychanalytique, où il pose précisément la question de la connerie dans la séance du 18 juin 1986 en ces termes : « Qu’est-ce que la connerie ? ». Il s’agira de montrer avec Charles Melman que quand « dire des conneries » se fige en « la connerie », l’existence s’organise alors tout entière autour de « faux-trous », consistances mortifères de la connerie.

 

  1. Quand on est con, on est con.

 

Lacan n’a pas toujours fait de la connerie un éloge, loin de là. Dans sa leçon du 18 avril 1956 par exemple, Les Structures Freudiennes des Psychoses, il fustige « la connerie scientifique », et pose la question suivante : « Est-ce que vous vous imaginez le terme de pensée magique, avec lequel la connerie scientifique moderne s’exprime pour chaque fois qu’on se trouve devant quelque chose qui semble dépasser ces petites cervelles ratatinées de gens dont il semble que pour pénétrer dans le domaine de la culture, la condition première et indispensable est que rien d’eux-mêmes les prenne dans un désir quelconque qui les humanise. Est-ce que vraiment le terme de « pensée magique » vous paraît suffire pour expliquer que des gens (…) qui nous ont interprété la naissance du monde comme le jour et la nuit, comme la terre, le ciel, comme des entités qui se conjuguent et qui copulent, et qui, dans une famille mêlée d’assassinats, d’incestes, d’éclipses extraordinaires, de disparitions, métamorphoses, mutilations de tel ou tel terme ? Et vous croyez que pour ces gens-là, ces choses ils les prennent vraiment au pied de la lettre ? S’imaginer qu’ils expliquent quelque chose, c’est vraiment les mettre au niveau mental de l’évolutionnisme de nos jours qui, lui, croit expliquer quelque chose ».

 

Cette association entre la connerie et la dimension de l’explication, de la connaissance, continuera également après le séminaire sur l’Acte, par exemple dans D’un Autre à l’autre, dans la leçon du 26 février 1969 : « Mais je vous interroge : est-ce que vous avez jamais rien, je ne dis pas appris, parce qu’apprendre, c’est une chose terrible, il faut passer à travers toute la connerie de ceux qui vous expliquent les choses, et ça, c’est pénible à soulever, mais est-ce que savoir quelque chose, ça n’est pas toujours quelque chose qui se produit en un éclair ? ».

 

La connerie n’aurait-elle dès lors pas partie liée avec la com-préhension, le sens, ou encore la jouis-sens ? C’est ainsi en tout cas que Pierre-Christophe Cathelineau la caractérise dans son essai L’Économie de la jouissance, où il opère une distinction entre la bêtise, la connerie et la débilité mentale (dernière catégorie que je ne reprendrai pas pour ne pas alourdir mon propos). En tout cas, la bêtise, notre lot commun, nous dit Pierre-Christophe Cathelineau, renvoie au fait que « chacun est plutôt parlé qu’il ne parle » (p. 156) et peut à l’occasion débiter un discours courant vide. La connerie, quant à elle, est une forme plus radicale de la bêtise. La connerie constitue « une forme de jouir du sens qui rappelle selon Lacan les vertus que prête le langage populaire au dit con, c’est-à-dire l’organe génital féminin, être totalement dans cette jouissance éprouvée comme entièrement satisfaisante, sans reste, totale et tout à la jouissance de lui-même ». Les con-vaincus, vaincus par leur connerie, jouissent tout entiers du phallus, fermés qu’ils sont à toute expérience de l’Autre, de l’inouï, du différent, comme ces scientifiques modernes qui prétendent détenir l’explication qui fera que la mythologie des peuples, leurs récits fondateurs, seraient bons à être jetés au rebut.

 

D’ailleurs, la connerie, un peu comme le phallus, est une dimension très partagée, comme dans la chanson de Brassens : « Qu’on ait vingt ans, qu’on soit grand-père », « Cons caducs ou cons débutants, / Petits cons d’la dernière averse, / Vieux cons des neiges d’antan. ». Le refrain tautologique, « quand on est con, on est con », fait bien entendre la fermeture qu’opère la connerie.

 

Mais la connerie fait-elle symptôme ? Il y a un aveuglement propre à la connerie, et par là même une dimension d’entrave, d’empêchement d’envisager autre chose que ce dont on est convaincus. Pourtant, même si la connerie témoigne d’une forme de fermeture, le sujet ne s’en plaint pas. On va rarement chez le psychanalyste pour se sortir de sa connerie ordinaire, me semble-t-il, même si une psychanalyse peut contribuer à avoir cet effet. Donc, si le symptôme, nous dit Lacan, est « l’effet du Symbolique sur le Réel », il semblerait que la connerie, elle, soit plutôt l’effet de l’Imaginaire sur le Réel.

Mais alors, pourquoi en faire l’éloge ? Voyons maintenant ce qu’il en est de la connerie comme méthode.

 

  1. La connerie comme méthode.

 

La connerie telle que l’envisage Lacan à la fin de cette deuxième leçon n’est pas « une notion », nous dit-il, c’est-à-dire qu’elle ne relève pas d’une abstraction, d’une représentation. Elle n’est pas qu’imaginaire. Pour Lacan, « [c]’est quelque chose comme un nœud, un nœud autour de quoi s’édifient bien des choses, et se délèguent toutes sortes de pouvoirs », « quelque chose de stratifié » que l’on « ne peut pas considérer comme simple » (p. 41). Cette complexité de la connerie qui fait nœud, qui organise des strates de réalité, des pouvoirs, en fait un objet nodal digne d’intérêt pour ce qui est de l’acte psychanalytique.

 

Dans un séminaire ultérieur, Les Non-Dupes Errent, Lacan propose même une reformulation de la règle fondamentale qui fait de la connerie une méthode : « ce que nous démontre la pratique du discours analytique, c’est que c’est à dire vrai – c’est-à-dire des conneries, celles qui nous viennent, celles qui nous jutent comme ça – qu’on arrive à frayer la voie vers quelque chose dont ce n’est que tout à fait contingent que quelquefois et par erreur, ça cesse de ne pas s’écrire, comme je définis le contingent, à savoir que ça mène, entre deux sujets, à établir quelque chose qui a l’air de s’écrire comme ça ». Suivre le chemin, c’est-à-dire la méthode, de la connerie, dire des conneries ouvre donc des pistes.

 

En effet, Lacan introduit ce qu’il appelle la « fonction de déconnaissance » de la connerie. Dans la connerie, il y a du « il déconnaît » (à entendre de façon impersonnelle, comme on dit « il pleut »). Il ne s’agit plus là de la fonction de méconnaissance propre au Moi, de sa capture imaginaire qui altère son rapport au Réel, ou plutôt qui mêmifie le Réel en réalité.

 

La déconnaissance propre à la connerie a partie liée avec la vérité elle-même, car vérité et connerie « se recouvrent », nous dit Lacan (p. 43). Il ajoute : « La vraie dimension de la connerie est indispensable à saisir comme étant ce à quoi a affaire l’acte psychanalytique ».

 

Dire des conneries dans le cadre d’une psychanalyse fait donc émerger la « vraie dimension de la connerie ». Mais Lacan précise que s’il y a une dimension qui est là, propre à la psychanalyse, ce n’est pas tant la vérité de la connerie que la connerie de la vérité ». Donc : dire des conneries pour faire advenir, par la déconnaissance, la connerie de la vérité.

 

Mais qu’est-ce que cette connerie de la vérité, avec ce complément du nom qui fait de la connerie un attribut définitoire de la vérité ? Si la connerie est au cœur de la vérité, explique Lacan, c’est que (page 43) :

– « L’organe qui donne (…) sa catégorie à l’attribut dont il s’agit (que j’ai compris comme étant le con), est (…) marqué [d]’une inappropriation particulière à la jouissance »

– De là, le « caractère irréductible de l’acte sexuel à toute réalisation véridique » (le non-rapport sexuel)

– Et donc, l’acte psychanalytique se confronte toujours à ce que Lacan appelle « cette déficience qu’éprouve la vérité de son approche du champ sexuel ».

 

Autrement dit, dire des conneries est opérant car cela fait advenir la déconnaissance propre à la vérité, cette vérité qui pour le parlêtre repose de toute façon sur une « déficience ». C’est cette déficience qui est mise au jour dans la fonction de déconnaissance. Cette déficience qui nous est propre nous empêche de dire le vrai sur le vrai, sauf dans les cas où « nous pouvons aseptiser, ce qui revient à asexuer, la vérité », nous dit Lacan.

 

Donc, si la connerie mérite un éloge et une telle réhabilitation, c’est que, prise dans l’acte psychanalytique qui invite à « raconter des conneries sur un divan »[1], elle permet une ouverture à la fonction de déconnaissance.

 

Il y a donc une dimension éthique dans la question de la connerie, une éthique de la connerie con-séquente, qui pourrait mériter d’autres développements. Mais j’en reviens à mon fil rouge, pour reprendre la question de la consistance de la connerie, qui est une autre manière d’entendre la question : « en quoi consiste la connerie ? ».

 

  1. La connerie comme faux-trou.

 

Nous l’avons vu, la connerie est comparée par Lacan à un nœud, « autour de quoi s’édifient bien des choses ». Mais dans la leçon précédente, alors qu’il rappelle la subversion du sujet qu’opère l’acte psychanalytique, Lacan indique : « il s’agit là de quelque chose comme d’une conversion dans la position qui résulte du sujet quant à ce qu’il en est de son rapport au savoir ». Cette conversion, qui, à la relecture, m’est également apparue comme une version vers la connerie, ouvre une « béance ». Toute la question va être de savoir ce que le sujet va faire de cette béance, de ce trou.

 

Dans la leçon du 12 juin 1986 de son séminaire Questions de clinique psychanalytique, Charles Melman reprend la question de Lacan, « Qu’est-ce que la connerie ? », et repère que certaines existences « se trouvent prises dans leur historisation par la mise en place de faux trous (…) qui vouent ensuite ces existences aux types d’égarements qui nous paraissent qualifier et spécifier la connerie ».

 

Pour tenter de spécifier la consistance propre à la connerie, je vous propose de déplier brièvement les formulations éclairantes de Melman dans cette leçon.

 

Pour commencer assez directement, il propose la définition suivante : « la connerie consiste essentiellement à confondre la réalité avec le Réel ». Il donne alors deux avatars de cette confusion :

– Il commence par cette première forme de connerie qui consiste à « prendre le Réel pour de la réalité, c’est-à-dire refuser le semblant constitutif de notre monde pour ne reconnaître comme réalité (…) que le Réel où le sujet se maintient à l’état d’exception ». Il rapproche cela de la position hystérique : « prendre le Réel pour seule réalité en ne daignant donner au semblant d’autre intérêt ni d’autre valeur que d’être de l’ordre de la pure apparence, de la déchéance, de la déshérence dans laquelle serait tombé notre monde ». Il s’agit là d’imaginariser le Réel, comme le fait le sujet hystérique.

– L’autre manière de confondre réalité et Réel consiste cette fois-ci à « réaliser l’Imaginaire », à « considérer comme causal, c’est-à-dire comme Réel », écrit Melman, « un élément quelconque de la réalité », « de prendre un élément de la réalité et de le retenir comme causal, comme déterminant et donc de lui donner la vertu d’être un Réel ». Il y a là un versant plus paranoïaque, nous dit Melman, puisqu’il s’agit de faire « porter la cause, la faute, le défaut sur le semblable et donc, bien entendu en retour et de façon indirecte, aussi bien sur le moi ». L’exemple clinique qu’il donne de cette connerie-là est celui de « l’historisation, c’est-à-dire le dramatisme dont se supportent les alibis de notre subjectivité, le roman individuel du névrosé ».

 

Cette manière d’imaginariser le Réel ou de réaliser l’Imaginaire, Melman la rapproche du faux-trou autour duquel le sujet va organiser son existence. Car c’est bien du sujet dont il s’agit dans ces formes de connerie. Melman ajoute : « ces faux-trous ne sont actifs, ne sont virulents que de se placer soit au lieu du créateur, dans le Réel ainsi imaginarisé, soit au niveau de la créature, Imaginaire ainsi réalisé, si donc le débat se passe entre créateur et créature, il nous faut bien convenir que celui qui dans le registre de la connerie est assurément le roi, c’est quelqu’un que nous connaissons, qui a un nom : c’est le sujet ! Car c’est lui qui passe son temps ainsi à débattre entre créature et créateur, c’est sa dialectique spécifique, celle dont il se soutient ».

 

Si l’acte psychanalytique, le faire psychanalytique, peut avoir quelque conséquence, c’est qu’il « implique profondément le sujet », comme le rappelait Lacan à la leçon I de l’Acte. Ce sujet y est « mis en acte », plutôt que de s’oublier dans la révolte contre les faux trous, dans une forme d’égarement propre à la connerie. Se rendre attentif à la liaison de signifiant à signifiant, dont Lacan dit qu’elle est « subjectivante de nature » permet alors de faire advenir la « vraie dimension de la connerie » : la connerie de la vérité, et la dimension d’impossible qui la caractérise.

 

[1] Le Moi (p. 124) : « les foutre sur un divan pour nous raconter des conneries ».