Des attractions / Désastres
2023

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HUARD Anthony
D'autres scènes

Des attractions / Désastres

L’Opéra Garnier voit actuellement sa façade recouverte d’une toile géante de l’artiste JR.

Cette toile reprend en partie l’architecture du Palais pour y incruster une ouverture vers un autre point de vue, ouvrant ainsi la perspective vers un intérieur imaginaire de ce lieu de Culture.

1. Déferlante du réel

Si l’artiste a voulu mettre en scène l’héritage de l’Opéra en recréant dans cette antre une caverne antique évoquant la caverne de Platon, cette incrustation temporelle figure aussi la représentation d’un désastre. Celui d’un bâtiment qui s’effondre et montre au-delà.

Dans la contemporanéité qui nous submerge d’événements en vagues successives, nous sommes submergés de désastres sans fin, désastres d’un réel qui déferle et nous prive dès lors de l’aptitude à voir, engloutis que nous sommes dans des tsunamis d’images incessantes qui nous emportent dans la scène elle-même d’où nous sommes à notre tour vus, observés, assujettis aux regards extérieurs. Emportés au loin dans le décor, la possibilité de voir nous paraît dès lors perdue.

2. « Fluctuat nec mergitur »

Le désastre est toujours passé, et l’abîme est à venir. S’il existe une ligne de flottaison entre les deux, l’aventure est à la fois au-delà et en-deçà du désastre, sur une ligne où le regard se tient tout étant saisi par le vertige. Un rivage possible réside dans le fait de flotter sans sombrer, en dépit de ce vertige qui invoque le regard et absorbe l’être tout entier dans ces lignes de fuite.

Freud fit sienne cette devise « Fluctuat nec mergitur » qu’il découvrit lors de son séjour parisien. Ainsi écrit-il son ami Fliess, à l’anniversaire de ses 45 ans : « Une corbeille d’orchidées me donne l’illusion de la splendeur et de l’ardeur du soleil, un fragment de mur de Pompéi me transporte dans l’Italie tant désirée. Fluctuat nec mergitur ». Ces mots illustrent cette ligne de séparation entre ce qui attire jusqu’à l’abîme, entre splendeur et ruine, et ce qui conserve le regard et la mémoire pour ne pas être emporté dans l’espace et le temps. En 1914, quand la psychanalyse est mise à mal et le monde au bord de sombrer, c’est cette devise qu’il inscrit en exergue à sa « Contribution à l’histoire du mouvement de la psychanalyse » : le bateau « est battu par les flots, mais il ne sombre pas ».

3. Des attractions en lignes de fuite

Cette toile tel un voile fait s’effondrer la représentation, s’effriter les murs familiers, et interpelle le regard dans un au-delà de l’espace et un en-deçà du temps. Le regard se trouve littéralement happé par cette antre, caverne allégorique de la connaissance qui inscrit une temporalité rompant avec l’immédiateté, mais aussi des lignes de fuite qui figent le sujet. Il y a ici une élucidation de ce qui est susceptible de paralyser dans un espace donné qui sidère.

Charles Melman aborde la phobie comme un lien particulier à l’espace. Il écrit ainsi que « ce qui est passionnant dans la phobie, (…) c’est que c’est une maladie où ordinairement l’écran qui supporte nos représentations (…) se déchire, se disloque, disparaît, (…) et à partir de ce moment-là le phobique se trouve cloué sur place, il ne peut plus bouger puisqu’il n’y a plus d’espace. De même, éprouve-t-il des sentiments de panique (…) dès lors que dans ce champ des représentations il va rencontrer (…) un dispositif d’avenues venant concourir vers un point à l’infini ». C’est ici cette paralysie face au regard béant qui saisit, devant cette toile comme souvent devant la vie contemporaine et son malaise indicible.

4. Le temps du regard

Face aux désastres qui ont toujours un temps d’avance, face aux lignes de fuite qui projettent vers un futur infini insaisissable, chacun peut ressentir ce vertige entre deux désastres d’un présent aboli. Comme cette toile posée, exposant à la vue une dislocation, une déchirure, chaque sujet est alors amené à trouver sa ligne tenable au bord du vertige, aux allers et retours possibles entre les points de mire différents, conférant une profondeur au regard sans paralyser l’être.

Entre un présent qui déferle, un passé qui engloutit et un futur en ligne de fuite, l’art, la culture et la connaissance esquissent des lignes secourables pour explorer, s’aventurer sans sombrer, poursuivre les plongées archéologiques et les élaborations architecturales de nos questionnements subjectifs, sociétaux et culturels dont la psychanalyse demeure une indéfectible alliée.

Anthony HUARD

 

Photo : l’Opéra Garnier et JR Artist

NB : le site de l’Opéra Garnier pour davantage d’éléments