« De quoi nos enfants sont-ils le symptôme ? »
2024

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BON Norbert
Billets
Psychanalyse-enfants

« De quoi nos enfants sont-ils le symptôme ? » est le titre d’un article à paraitre dans Le journal des psychologues de septembre prochain 1. Les cliniciens relèvent en effet qu’ils ont de plus en plus affaire, chez les enfants et les adolescents qu’ils reçoivent à des enfants-symptômes plus qu’à des symptômes d’enfants, pour reprendre une distinction amenée en son temps par Maud Mannoni. Et, de ce fait, non pas, selon la dynamique du symptôme freudien, un signifiant refoulé et coupé de ses connotations imaginaires qui vient se dire de façon énigmatique dans le réel du corps, de la pensée ou de l’espace, selon les organisations dominantes des 19ème et 20ème siècle, mais des conduites réalisant l’imaginaire (anorexie, boulimie, passages à l’acte violents…) ou imaginarisant le symbolique (acting out, monstrations corporelles ou vestimentaires…). Ce sont évidemment l’évolution de la société capitaliste d’une société de production vers une société de consommation et les transformations des modalités éducatives qui s’en sont suivies qui sont en cause. « Nous sommes passés en quelques générations d’une logique du désir à mettre en œuvre, au prix d’une élaboration, d’un temps nécessaire, d’un travail, d’un effort, à une logique de la jouissance immédiate qui ne supporte ni délai, ni contrariété, ni intrusion de l’autre avec qui il y aurait à composer ou à partager. Du coup, ce n’est plus la parole qui prévaut, qui règle symboliquement les échanges, mais la méfiance et l’évitement de l’autre et, si nécessaire, l’agression. » 2 Ce que le philosophe Marcel Gauchet commente ainsi : « Cette perception de l’autre comme intrinsèquement menaçant me semble un trait typique de la mentalité hyper contemporaine ».3 En attestent les débordements pulsionnels de ces enfants qui crient ou frappent à la plus timide frustration de leurs exigences par des parents inhibés par le prosélytisme de « l’éducation positive », puis ces jeunes adolescents qui manient sans contrôle le couteau aussi bien que le phallus. Ainsi ces deux adolescents de 13 ans mis en examen pour le viol d’une jeune fille de 12 ans, aggravé de menaces de mort et de propos antisémites. C’est en ces termes que cet évènement a d’abord été relaté avant d’être relayé comme une agression d’abord et essentiellement antisémite par les médias à sensation qui tiennent désormais le haut de nos écrans et vivent du clivage et de l’activation des antagonismes et tombait fort à propos dans le cadre de la campagne électorale.

Certes le viol des femmes est une arme de guerre primitive ordinaire et régulièrement mise en œuvre dans les conflits actuels au Moyen-Orient ou à l’Est de l’Europe mais que des jeunes français de cet âge puissent avoir une telle détermination antisémite me paraît assez surprenant (l’un des deux, ex petit ami de la jeune fille d’après la presse, lui aurait reproché de ne pas lui avoir dit qu’elle était juive !). Me paraît plus surprenant encore, et du coup éludé, qu’ils puissent pratiquer le viol à un âge où leurs grands-parents boomers en étaient à peine au bisou et attendaient seize ans, selon Françoise Hardi, pour se promener dans la rue deux par deux, « les yeux dans les yeux et la main dans la main, sans peur du lendemain », tandis qu’au cinéma le mot fin venait suspendre le baiser de Jean Marais à son aimée dans les films de cape et d’épée… Quant à la connaissance visuelle du corps de l’autre sexe, et surtout du sexe féminin, elle se limitait aux nus de la statuaire ou de la peinture, dans les limites autorisées par le concile de Trente, et de la censure au cinéma, jusqu’au début des années 1970 en France. L’origine du monde de Courbet, peinte en 1866, restera voilée au public, y compris chez Lacan à Guitrancourt, jusqu’à son exposition au musée d’Orsay en 1995.

 

 Evidemment, les adolescents et même les enfants d’aujourd’hui sont confrontés très jeunes à la pornographie sur internet dans l’espace privé de leur smartphone ou de leur tablette dans le déduit de leur chambre individuelle, là où les dits boomers devaient partager le seul téléviseur du séjour, hors films signalés par le carré blanc. Ainsi, la levée de la censure sociale sur le sexuel, suivie d’une vague de films pornographiques entrainant leur classement en film X et leur diffusion dans des salles spécialisées en 1995, peut avoir pour effet la levée de la censure intrapsychique responsable du refoulement névrotique et la promotion du clivage régissant les fonctionnements pervers.  On voit ainsi comment les déterminants de la vie sociale pénètrent l’organisation psychique individuelle, comme l’analysait déjà Roland Chemama dans Clivage et modernité 4 après l’analyse plus générale de Charles Melman dans L’homme sans gravité 5. À méditer, à l’heure où le Je préfèrerais pas 6 de nos enfants coexiste avec le Je sais bien mais quand même 7 de leurs parents à l’égard de l’histoire tragique du 20ème siècle.

 

 


Notes

1 Bon N., 2024, « De quoi nos enfants sont-ils le symptôme ? », Le Journal des psychologues, à paraître.

2 Bon N., opus cit.

3 Gauchet M., 2002, Essai de psychologie contemporaine I et II, La démocratie contre elle-même. Tel/Gallimard, p. 260)

4 Chemama R., 2003, Clivage et modernité, Humus/érès.

5 Melman Ch., 2002, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Denoël.

6 Lebrun J. P., 2022, Je préfèrerais pas. Grandir est-il encore à l’ordre du jour ?, érès.

7 Mannoni O., 1969, « Je sais bien mais quand même », Clefs pour l’imaginaire, Seuil, p. 9-33.

 

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