De la pulsion scopique à la question du père
Dans les derniers chapitres du Séminaire « L’Angoisse », Lacan traite des différents objets substitutifs de l’objet a, lequel est non spécularisable, résultat de la découpe sur le corps opérée par le langage.
A la fin du séminaire, il établit une corrélation entre la pulsion scopique et le désir anal chez l’obsessionnel. Il prend comme exemple la jouissance de l’homme aux rats devant le miroir qui requiert l’apparition du regard du père fantomatique, qui renvoie à la toute-puissance d’un regard omnivoyant, divin, qui recouvre l’angoisse.
L’angoisse, interrogation face au désir de l’Autre, est un affect particulièrement sensible au niveau scopique :
« ceci ne vaut en fin de compte qu’au niveau scopique ,celui du désir scopique où la structure du désir est la plus développée dans son aliénation fondamentale, c’est aussi celui où, paradoxalement, l’objet a est le plus masqué et où, de ce fait, le sujet est le plus sécurisé quant à l’angoisse » (chap 25, du a aux noms-du-père). »
L’angoisse est suffisamment repoussée, méconnue, dans la seule capture de l’image spéculaire i(a). A défaut des yeux de l’Autre, il y a le miroir.
Il souligne l’impossibilité pour le sujet de trouver en lui-même sa cause au niveau du désir, il est dans un rapport de méconnaissance avec elle. L’objet dont il s’agit, marqué comme cause du désir n’est ni vanité ni déchet, c’est un reste irréductible à la symbolisation au lieu de l’Autre, il dépend de cet Autre.
La femme est plus angoissée que l’homme, car au niveau central, phallique, l’angoisse est faite précisément de la relation au désir de l’Autre auquel elle a plus particulièrement à voir.
La question du père ?
Dans sa leçon sur les Noms-du-Père, Lacan explique ce qu’est pour lui l’Unheimlich dans ce rapport entre l’objet scopique et l’Autre :
« Chaque fois que, soudain, par quelque incident fomenté par l’Autre, son image dans l’Autre apparaît au sujet comme privée de son regard, toute la trame de la chaîne dont le sujet est captif dans la pulsion scopique se défait, et c’est le retour à l’angoisse la plus basale ».
L’Autre c’est aussi le lieu où ça parle. La question se pose de savoir ce qu’il y a au-delà du sujet qui parle au lieu de l’Autre. S’agit-il de la question du père ?
Il ne peut être question de « la question du père », là où ça parle, c’est un contresens, dit Lacan (p85 Leçon sur les Noms-du-Père). L’Autre ne peut poser
qu’une sorte de problème, « celui du sujet d’avant la question ». Le père totémique ? Le nom ?
« Ne pouvons-nous aller, nous, au-delà du nom et de la voix, et prendre repère sur ce que le mythe (du père, selon Freud) implique dans le registre issu de notre progrès, celui des 3 termes la jouissance, le désir, l’objet ? » D’où la distinction qu’il fait entre la jouissance de Dieu et le désir du Dieu d’Abraham dans le tableau de la ligature, du Caravage. A travers le sacrifice du Bélier (père primordial), « ce dont il s’agit de provoquer la chute, c’est l’origine biologique. »p101
Dans L’inquiétante étrangeté, Freud définit l’Unheimlich comme ce qui est secret, caché, dissimulé habituellement et qui soudain est dévoilé, en particulier « les pudenda » les parties sexuelles « honteuses ». Et pour que nous ressentions cette étrangeté comme inquiétante, il faut que le pacte que l’auteur établit avec le lecteur au niveau de l’énonciation le permette. Dans les contes de fées, l’auteur nous met à distance.
Pour éclairer ce propos, j’ai choisi la nouvelle intitulée Mademoiselle Else de Arthur Schnitzler. L’auteur nous met en prise directe avec les pensées de son personnage, puisqu’il s’agit d’un monologue intérieur, celui de Else, une jeune fille autrichienne de 19 ans.
Pour situer cet auteur il suffit de se référer à une lettre de 1922, dans laquelle Freud exprima à Schnitzler la peur que lui inspirait une rencontre avec son double :
« Je vais vous faire un aveu que vous aurez la bonté de garder pour vous par égard pour moi, et de ne partager avec aucun ami ni étranger. Une question me tourmente : pourquoi en vérité durant toutes ces années n’ai-je jamais cherché à vous fréquenter et à avoir avec vous une conversation? Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double. Non que j’aie facilement tendance à m’identifier à un autre ou que j’aie voulu négligé la différence de dons qui nous sépare, mais, en me plongeant dans vos splendides créations, j’ai toujours cru y trouver, derrière l’apparence poétique, les hypothèses, intérêts et résultats que je savais être les miens. »
La nouvelle est une plongée dans la subjectivité de cette jeune fille, un dialogue de soi à soi qui éclaire les propos de Lacan et de Freud.
Elle se trouve dans un hôtel italien en compagnie d’une tante. Elle contemple un superbe paysage de montagne sous le soleil couchant et nous fait part de son émoi de jeune fille. « Cet air c’est du champagne », répète-t-elle. Elle est pauvre, son père est un avocat admiré mais aussi un escroc et un joueur invétéré ; sa mère, une sotte qui ne comprend rien. Elle se dit « altière », « distante », « sensuelle », « belle ». Ces signifiants lui renvoient une image d’objet précieux dans le miroir qu’elle ne peut engager dans aucune relation amoureuse sous peine d’y perdre sa brillance ; des hommes attirent son regard, tous mis à distance et sur le même plan.
Cependant, à la différence de Dora, elle n’est pas dupe, elle exprime son désir de « se faire voir nue ». Elle s’imagine, mariée à un américain, étendue nue, sur un escalier de marbre qui plonge sur la mer.
Soudain, le paysage s’assombrit, elle reçoit une lettre express de sa mère. Elle la lit, assise au bord de la fenêtre, première allusion à une chute, un suicide. Sa mère lui demande de sauver son père d’une dette de jeu, elle doit demander 30 000 gulden à Dorsday, un ami du père qui se trouve dans le même hôtel qu’elle ; Dorsday, un marchand de tableau qui vient de recevoir une forte somme de la vente d’un tableau.
Elle commence à s’inquiéter. Elle est captive de cet enjeu du père, elle, la seule qui puisse le sauver, même si elle n’est pas sans savoir qu’il retombera dans le jeu un peu plus tard. Elle mesure le danger pour son intégrité.
Dorsday veut bien payer la dette du père à condition qu’elle accepte de se montrer nue dans sa chambre ou à la lisière du bois. Il lui dit : « je suis un homme, je désire vous voir nue, Else. »
A partir de ce moment-là, son image vacille dans le miroir. Le forçage qu’opère cette demande met en jeu le désir qu’il ne faudrait pas, « se faire voir nue », et la chute de son image dans le miroir, d’objet précieux à voir, d’unique pour le père à cet objet d’échange qui l’identifie à la prostituée.
Elle dit : « je ne suis obligée à rien, mais j’ai envie, je me réjouis de le faire, n’ai-je pas désiré toute ma vie une occasion de ce genre ? ».
Mais après « je ne serai plus la même, je serai une autre Else ». Elle ne peut faire le deuil de son propre personnage.
Elle s’imagine dans son cercueil, déjà morte.
Elle se déshabille devant son miroir et s’enveloppe d’un manteau. C’est décidé, elle va se montrer nue mais devant tout le monde, pas pour un seul. Acting out. Moment merveilleux, apothéose.
Elle arrive dans le salon de musique et devant Dorsday et les autres auditeurs elle se montre nue, et tout de suite après, elle feint d’être évanouie et ferme les yeux. Elle ne veut plus voir qui elle est :
« Jamais je n’oserai plus me montrer à personne », « jamais plus je n’ouvrirai les yeux ».
Enfin, elle se suicide en avalant des somnifères. Passage à l’acte.
Juste avant de mourir, elle renvoie la responsabilité de son acte aux autres :
« Vous êtes tous des assassins, vous m’avez tuée ».
Elle se donne à voir dans le silence de la pulsion scopique, son image n’étant plus tressée par la pulsion invocante, elle dévisse, elle devient l’objet chu qu’il ne faut plus voir.
« La jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate, dit Lacan dans le Séminaire Encore (p131) –perverse d’un côté, en tant que l’Autre se réduit à l’objet a- et de l’autre, folle, énigmatique »
Du côté du voyeur enfin, le nu féminin, dévoilé par effraction n’est pas sans danger, ainsi Actéon, le chasseur qui a vu la nudité d’Artémis. Cette dernière l’a métamorphosé en cerf, lequel a ensuite été dévoré par ses chiens. Les chiens pouvant être à l’occasion pour Lacan les auditeurs de son séminaire.