Correspondance Freud et Romain Rolland
2024

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CACCIALI Jean-Luc
Séminaire d'hiver

    La correspondance de Freud et de Romain Rolland a eu lieu de 1923 à 1936. Ils ont échangé 20 lettres ; 12 de Freud et 8 de Romain Rolland . Freud a écrit deux de ses livres au cours de cette correspondance : « L’avenir d’une illusion » en 1927 et « Le malaise dans la civilisation » en 1929. Soulignons qu’il a eu une véritable activité épistolaire, plusieurs milliers de lettres, à laquelle nous n’attachons plus l’intérêt qu’elle mérite.

 

    Ils connaissent chacun le travail de l’autre mais ils ne se rencontreront qu’une seule fois, à Vienne, à l’ initiative de Romain Rolland par l’intermédiaire de Stéphane Zweig. Ils s’écrivent et échangent leurs livres qui auront le point commun d’être brûlés par les nazis.

 

     Nous pourrions dire que ces échanges s’exercent dans le cadre d’un transfert réciproque. Après sa visite à Freud qui, à cette occasion, lui a donné son livre «  L’introduction à la psychanalyse »,  Romain Rolland à son retour écrit « Le Voyage intérieur ».

 

     Dans sa première lettre Freud commence  en s’adressant respectueusement au «  Très vénéré monsieur ». Romain Rolland est prix Nobel de littérature et il lui écrit que « Annette et Sylvie » est le plus beau roman qu’il ait lu. Dans cette lettre Freud  se campe comme un pourfendeur d’illusions  bien qu’il n’est pas encore parlé de l’illusion religieuse. Il lui écrit qu’il est  peu enclin à croire aux illusions compte tenu de tout ce dont on a rendu responsable les juifs  et puis qu’ il a passé une grande partie de son travail et de sa vie à détruire ses propres illusions et celles de l’humanité. Avec cette lettre il lui envoie son livre « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), un livre qui montre le chemin qui conduit de l’analyse de l’individu à la compréhension de la société .

 

    Romain Rolland avec beaucoup d’humour lui répond avec la dédicace suivante :

 

                                             Au destructeur d’illusion

                                             Professeur Docteur Freud

                                              En hommage de respect

                                              et de cordiale sympathie

                                                          Liluli

                                                Romain Rolland

                                                       Mars 23

 

Liluli est une pièce de théâtre de Romain Roland qui parle aussi de l’illusion et que pourtant Freud connaissait. « Souffrez, mourrez, vous qui m’aimez ! Pauvres fous, c’est votre plaisir. Les hommes ne sauraient jouir de la vie, tout simplement. Il faut que je les crucifie, mes amants … venez donc tous, petits, petits… ! Je suis l’illusion, le songe. A qui perd gagne ! Qui veut gagner , qu’il se perde ! Chante Liluli ».

    Ils sont tous les deux  très intéressés par les affaires du monde et particulièrement  par la religion et ses fond

ements. Ils dialoguent sur le sentiment religieux. Ils sont tous les deux athées mais ils sont en désaccord. Pour Romain Rolland, il y a un sentiment qu’il appelle océanique, un sentiment particulier chez l’humain, un sentiment d’éternité, d’illimité, d’infini. Ce n’est pas une croyance, c’est une donnée subjective. Ce n’est pas un acte de foi non plus. Ce sentiment constituerait la source de l’émergence du religieux. Sentiment que les églises et le système religieux auraient capté pour l’orienter dans d’autres directions.

 

   Pour Freud le sentiment religieux est un besoin. Face aux dangers et tourments de la vie, il y a chez l’humain un besoin du religieux lié à la nostalgie du père protecteur alors que le sentiment océanique tend davantage à rétablir un narcissisme illimité. L’attitude religieuse maintient un système infantile de dépendance et les racines de ce sentiment religieux ne sont pas à chercher dans un sentiment océanique mais dans le passé infantile et dans le passé de l’humanité. C’est en cherchant à remédier à la détresse infantile que l’enfant magnifie le père protecteur qui l’aidera à supporter la douleur de l’existence et les renoncements pulsionnels que lui impose la civilisation. Les doctrines religieuses sont des croyances mais qui ont à voir avec le désir, non pas un désir singulier mais un désir en quelque sorte universel. S’il s’agit d’une illusion, ce n’est pas parce qu’elle est fausse mais parce qu’elle poursuit et entretient un désir infantile. Sa motivation prévalente est la réalisation d’un désir. Même si elle est proche d’une idée délirante, elle reste en contact avec la réalité.

 

    Freud a sans doute eu l’idée écrire son livre « L’avenir d’une illusion » à partir de ses échanges avec Romain Rolland. Le livre est écrit en 1927, Il est terminé en septembre, il est édité en novembre et envoyé à Romain Rolland en décembre. Romain Rolland lui répond tout aussi rapidement mais en lui reprochant de ne pas avoir pris en compte le sentiment océanique.

 

     Freud lui répondra directement dans son livre suivant. Dans le «  Le malaise dans la civilisation »,  il fait référence à Romain Rolland dès la première page du livre et lui répond dans le premier chapitre.

 

     Freud n’est pas d’accord avec le sentiment océanique mais nous pourrions dire aussi que d’une certaine façon il sauve néanmoins dieu. Pourquoi dire cela ? Si le père est le support de la religion en tant que c’est lui auquel l’enfant dans la détresse a recours, il s’agit d’un père tout amour. C’est le père de la première identification, le père mérite l’amour, c’est ce qu’il y a de premier à aimer. Dans la religion chrétienne aussi  , le père est  tout amour et mérite donc d’être aimé.

 

     Et puis dans sa dernière lettre de 1936, il lui parle de la relation père-fils. Il est au sommet de l’Acropole et en ce lieu si important pour lui, auquel il a souvent pensé,  nous pourrions dire que pour lui c’est le sommet du sommet,  arrivé en ce lieu il éprouve un sentiment de dépersonnalisation . Il ne peut jouir de ce qu’embrasse son regard et dit à son frère qui l’ accompagne : « Qu’en penserait Monsieur notre Père ? » Il fait ainsi référence aux  paroles que Napoléon adresse à son frère lorsqu’il est sacré empereur. Et il termine sa lettre en disant que ce qui l’ a empêché de jouir de ce moment était un sentiment de piété filiale.

 

Leur correspondance se termine sur ce point de la relation Père-fils.

 

    Nous pourrions bien-sûr discuter les thèses de Freud mais Charles Melman  faisait remarquer qu’il avait eu le courage de chercher à résoudre le transfert. Le transfert qui lui montre que si la figure du père concentre sur elle l’amour, un petit glissement est possible et c’est la haine qui surgit.  Pour rendre compte de cela,  Freud avance le terme d’ambivalence. Terme qui, hélas  pourrions-nous dire, a eu beaucoup de succès mais en réduisant la question.

 

      Il a fallu Lacan pour aller plus loin que le simple terme d’ambivalence pour rendre compte de ce fait que sur la figure du père se concentrent tout aussi bien l’amour que la haine, en distinguant le père réel, le père symbolique et le père imaginaire. Freud, lui, a poursuivi son chemin en écrivant un dernier livre « L’Homme Moïse et la religion monothéiste ». Il soutient la thèse qui peut paraître surprenante que Moïse est un étranger, pour pouvoir avancer que le père législateur est Autre, il est situé dans le réel, il n’est pas dans le même espace que les fils. Si les dieux représentent les figures du désir, le Dieu unique n’est pas une affaire de croyance et en cela concerne  la psychanalyse. Lacan pourra dire que l’hypothèse Dieu n’est pas contingente. La question du Un se pose dans la structure, à côté du un comptable, il y a un Un dans le langage et ce n’est pas le un d’une totalité, c’est le un du signifiant dont le support est le zéro, le rien.

 

     Freud pensait que la science permettrait de venir à bout de l’illusion religieuse,  mais aujourd’hui la religion et la science ne se posent  plus comme une alternative de l’une ou de l’autre, elles ne s’opposent plus, elles marchent ensemble. Si Freud faisait confiance à la science pour venir à bout de l’illusion religieuse, ce n’était pas une naïveté de sa part, c’était son éthique de faire confiance à la rationalité scientifique. Lacan par contre s’appuiera sur la logique, un abord logico-mathématique pour formaliser les phénomènes psychiques.

 

    La religion marche avec la science parce qu’elle donne du sens, elle peut donner du sens à tout. Elle donne du sens à la vie. L’idée que l’existence aurait un sens est une idée religieuse. Elle peut même donner du sens aux bouleversements qu’amène la science, elle donne un sens à tous ces nouveaux réels, ce qui permettra à Lacan de dire à Rome que la religion  triomphera, qu’elle  est increvable. Il disait en s’amusant que Galilée travaillait pour le pape. Aujourd’hui la montée de la religion est avérée. Un caricaturiste fait dire à l’un de ses  de ces personnages que les ados consomment moins d’alcool, moins de tabac et de cannabis mais davantage de religion,  ajoutons : avec le danger que surviennent les  formes fondamentalistes.

 

   La psychanalyse n’a rien à dire à un patient en ce qui concerne ses croyances religieuses,  pas plus en ce qui concerne sa conception du monde, par contre elle montre que nous sommes d’une certaine façon tous religieux dans la mesure où le réel n’est pas vide, nous le peuplons de signifiants et en particulier d’un au moins un, avec ce fait que de façon quasiment  automatique nous nous mettons à l’aimer.

 

   Alors la psychanalyse pourrait-elle facilement glisser vers la religion ou même une religion de l’inconscient ? Et cela d’autant plus qu’elle procède en donnant aussi du sens au réel,  ce qui du coup pose une question essentielle : que serait un traitement laïque  du réel pour la psychanalyse ?

 

    Si  la religion tente de donner du sens à tout, même au réel de la science, celui que Lacan appelle le vrai réel,  la psychanalyse elle,   ne cherche pas à lui donner du sens puisque celui-ci, elle n’y a pas accès,  ce qui la différencie de façon essentielle de la religion. Le réel auquel elle a affaire,  et procède aussi en tentant de lui donner du sens , est celui des impasses de la jouissance sexuelle, que Lacan a condensé avec une formule devenue fameuse : il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible comme tel.