Comment je m'en serre
2016

-

DARMON Marc
Topologie

Transcription de l’intervention de Marc Darmon aux journées L’invention en topologie pour la clinique II
(23 et 24 juin 2012 à Paris)

L’usage clinique de la topologie met en évidence la relation singulière entre théorie et pratique au sein de la psychanalyse. Cette topologie n’y fonctionne pas en modèle comme dans certaines sciences. Lorsque c’est le cas en psychanalyse, le résultat d’une telle « application » est généralement peu satisfaisant. Au contraire, une topologie régit le champ même de notre pratique et de ne pas la reconnaitre entraine forcément l’analyste à agir selon une topologie implicite différente qui se réfère à l’image du corps, ce qui n’est pas sans effet direct sur la cure elle-même.

Coupure ou coinçage ?

La coupure est l’opération privilégiée de l’analyse du moins d’une analyse fondée sur la topologie présentée dans le texte L’étourdit. Dans Les noms indistincts, Jean-Claude Milner accorde une grande importance à la coupure dans le nœud borroméen. Il soutient à ce propos que la topologie des surfaces se traduit directement dans la topologie des nœuds. Pour Jean-Claude Milner, l’interprétation est coupure : « Or, l’analyse ‒ après tout, c’est ce que son nom signifie ‒ est précisément ce dénouage dont le réel borroméen se constitue. Couper le rond par quoi ça tient, ou plutôt, par la coupure, le déterminer comme le rond par quoi ça tenait, c’est cela interpréter. » Un peu plus loin : « À ce moment, qui est un moment de conclure, l’ouverture du rond décisif s’accomplit. L’instant d’après, le rond s’est refermé et le nœud tient encore, comme si de rien n’était : l’analyse, comme discours, c’est-à-dire comme lien, est passée et a renoué ce que, d’une scansion, elle avait elle-même libéré. Rien n’a eu lieu sinon que, dans ce rien qui sépare un avant d’un après, un sujet est advenu au réel. »

Cet usage de la coupure dans le nœud borroméen s’appuie sur une définition du nœud comme lien à trois de sorte que la coupure de l’un défasse l’ensemble. Mais il en existe d’autres, telles que : nouage à trois qui n’admet aucun lien olympique entre deux des trois ronds. Lorsque Lacan emploie le terme de coupure à propos du nœud borroméen en dehors de la définition, c’est toujours pour décrire les interruptions du tracé dans le dessin du nœud. Il ne s’agit donc pas ici de véritables coupures, mais d’interruptions du tracé lors des passages dessus-dessous. Lorsqu’il décrit l’usage du nœud, Lacan parle plus volontiers de coinçage, de serrage, ou d’épissure. Il n’évoque la coupure d’un rond que dans le cas du nœud de Joyce où la rupture de l’ego libère le rond de l’Imaginaire.

Le pas de l’oie

Prenons comme exemple le rêve suivant : « Mon père marchait dans le jardin au pas de l’oie. » L’analyse de ce rêve conduit l’analysante à évoquer son père militaire, le pas de l’oie des SS, la brutalité qui piétine les petites fleurs. L’interprétation franchit un pas-de-sens lorsqu’elle joue sur l’équivoque : pas de l’oie/pas de loi. Il s’agit d’un père qui bafouait la loi puisqu’il avait eu des relations incestueuses avec la sœur aînée de cette analysante, histoire que l’on pourrait appeler « le roman familial » de cette femme. Le désir représenté par ce rêve se révèlerait-il comme désir incestueux ? Tout au long du récit de ce rêve et de son interprétation les interventions de l’analyste, ici simples scansions, ne constituent pas véritablement des coupures, mais enregistrent des franchissements, des passages dessus-dessous sur le nœud borroméen. Il y a tout d’abord la figuration imaginaire du rêve : le père marche au pas de l’oie dans le jardin ; des associations se font dans le sens de la signification : père militaire, pas de l’oie nazi, les petites fleurs piétinées. Nous sommes ici au niveau du sens, soit du passage où le Symbolique surmonte l’Imaginaire. Puis il y a le jeu de lettres en rébus : pas de l’oie/pas de loi, ce pas-de-sens marque un franchissement où le Réel surmonte le Symbolique. Et enfin, dernier passage, le retour du Réel au roman familial imaginaire. Ce parcours cerne et serre l’objet du désir en traversant les champs des jouissances.

Le rêve se déploie ainsi dans les trois dimensions du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire qu’il noue, d’un jeu de lettres, autour du noyau du désir.

Lorsque j’ai parlé de ce rêve au cours d’une réunion sur « mythe et fantasme », Christiane Lacôte a évoqué à son propos, un jardin couvert d’une neige virginale, et les traces des pas d’un palmipède. Je fus saisi par cette association divinatoire lorsque, quelques jours plus tard, l’analysante rapporta le rêve suivant : « Un rêve blanc, juste une blancheur ». Elle associe cette blancheur à la virginité, « une super virginité », qu’elle rattacha aussitôt à son roman familial. Dernier rêve à relier aux deux autres : sa fille d’une dizaine d’années ne veut pas sortir de la chambre conjugale, et le mari la laisse faire. Le « pas de loi » se manifeste de nouveau chez cette femme, qui a fait de la loi sa profession.

Distinguons à propos de ces exemples : en premier lieu, une psychanalyse qui privilégierait l’imaginaire, la signification qui renvoie au roman familial, soit une psychanalyse non topologique ou d’une topologie spontanée, en deuxième lieu une psychanalyse qui mettrait en valeur la coupure, le tranchant réel de la lettre, celle qui se réfèrerait à la topologie des surfaces, enfin en troisième lieu une psychanalyse borroméenne qui ne privilégierait aucune des trois dimensions, mais qui permettrait la circulation dans le nœud, d’une dit-mension à une autre et en explorerait le nouage.

Mais existerait-il des transformations de la topologie du nœud en dehors de toute coupure d’une consistance et autre que l’homogénéisation des ronds ?

Le nœud fait de droites et d’un cercle

Au cours de son exploration des nœuds borroméens, Lacan insiste souvent sur l’équivalence de la droite infinie et du cercle, il en parle dès le séminaire Les non dupes errent ( page 211) : « Il n’y a qu’une seule façon sur une simple ligne d’affirmer que le nœud ne peut pas être dénoué, c’est de deux choses l’une : ou que ses deux bouts s’étendent à l’infini, […] ou que ses deux bouts s’en rejoignent auquel cas il se contrôle si oui ou non c’est bien un nœud. » La seule différence que peut présenter le nœud fait avec une droite et deux cercles ou le nœud fait avec trois cercles, c’est que dans le premier cas on ne peut pas définir la dextrogyrie ou la lévogyrie.

Dans RSI (leçon du 18/02/1975, page 89), Lacan dit : « Nous retrouvons la question que j’ai posée au départ, celle de la droite et de son peu de consistance mathématique, géométrique ; ici cette consistance restituée suppose que nous l’étendions à l’infini pour qu’elle continue à jouer sa fonction. Il faut donc voir infiniment prolongée cette corde, en haut et en bas, pour que le nœud reste tel, reste nœud. C’est bien en quoi la droite, la droite sur quoi en somme prend appui cette corde dans son état présent, la droite n’est guère consistante, et c’est bien là-dessus d’ailleurs que la géométrie a, si l’on peut dire, glisser, soit à partir du moment où cette droite infinie on n’en a, dans une géométrie dite sphérique, restituer l’infini, en en faisant un nouveau rond. Sans s’apercevoir que dès la position du nœud, du nœud borroméen, ce rond est impliqué et qu’il n’y avait donc pas peut-être à faire tout ce détour. » En somme, Lacan en donnant à la droite la consistance d’une corde, montre qu’il est équivalent pour maintenir le nœud, de prolonger les deux extrémités à l’infini ou de les faire se rejoindre en un rond. Si les mathématiciens étaient passés par le nœud, remarque-t-il, ils auraient évité tout ce détour pour découvrir l’équivalence de la droite et du cercle.

Lacan évoque souvent Desargues lorsqu’il traite de cette équivalence ; mais à partir de Desargues, il se pose la question suivante : dans le cas d’un nœud borroméen fait d’un cercle de deux droites, faut-il encore supposer que les deux droites qui se ferment à l’infini, se transforment ainsi en deux ronds de telle sorte que les ronds ne fassent pas chaîne olympique? En effet, dans le cas contraire le nœud borroméen ne tiendrait plus. Lacan insiste souvent sur cette nécessité pour les droites se refermant en grand cercle de ne pas être enchaînées.

Or, le phénomène du parallélisme de Clifford, mais plus encore la fibration de Hopf nous montre que c’est l’hypothèse contraire qui est la vraie : les droites infinies de l’espace euclidien à trois dimensions sont analogues aux grands cercles de l’hypersphère, mais ces grands cercles sont tous enchaînés de façon olympique. La fermeture d’une droite infinie en grand cercle défait le nœud borroméen.

C’est ainsi que l’on peut concevoir certains déclenchements de psychoses aiguës dans le cas où un nœud borroméen fait de deux droites et d’un cercle se tenait grâce au prolongement des droites infinies.

Par exemple, un homme jeune menait une vie relativement normale tant au niveau de familial que professionnel. Il manifestait pourtant certaines particularités au niveau imaginaire : ainsi la nécessité constante de se soutenir de son image dans la relation spéculaire à l’autre, relation toujours fragile, le petit autre étant à tout moment susceptible de se moquer de lui, de le railler. La relation analytique ne suffisant pas pour obtenir une reconnaissance toujours fragile, cet homme s’adressait régulièrement à des psychothérapeutes de toutes sortes. C’est ainsi que, par l’intermédiaire d’un ami, il rencontra un « gourou » qui avait le pouvoir de deviner les pensées. Cette rencontre déclencha un délire interprétatif aigu.

On peut se demander si cette rencontre réalisa ce que Lacan décrit dans le déclenchement des psychoses : la rencontre d’un père réel qui se positionne en tiers face au couple spéculaire. Cette apparition d’un père dans le Réel a pour effet d’actualiser l’infini comme limite des deux droites réelle et symbolique qui de ce fait, se referment en deux grands cercles. Mais ces deux grands cercles sont enchaînés, le rond de l’Imaginaire est ainsi libéré. On peut évoquer dans la même ligne les déclenchements de psychoses liés au transfert. Marcel Czermak décrit un tel cas, dans Patronymies : il s’agit d’un jeune homme qui avait suivi de longues années de psychothérapie depuis son enfance. Son analyste prenait ses vacances en Juillet et elle avait l’habitude de lui dire, la veille des vacances : « Je pars en vacances, rappelez-moi en Septembre ». Elle visait ainsi peut-être à éprouver la demande du sujet en lui demandant de demander. Or, une année, elle changea de formule, elle lui dit simplement : « Je pars en vacances » ; aussitôt ce jeune homme développa un délire érotomane par substitution sur une collègue de bureau, « elle me demande de lui demander, donc elle m’aime » étant la phrase clé de son délire. Cette phrase soutenait le transfert jusqu’au point de « vacance » d’une érotomanie jusqu’alors indéfiniment reconduite.

On peut évoquer aussi à ce propos certaines analyses infinies, où le nœud se maintient parce que l’analyse est reconduite indéfiniment.

comment je m enserre1

Les deux hypothèses sur la fermeture des droites grâce au point à l’infini.
Marc Darmon