Au-delà du fétichisme ...
2019

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PITAVY Thatyana
Séminaire d'hiver

Au-delà du fétichisme …

Thatyana Pitavy

On démarre cette après-midi sous le thème de la perversion et du désir de l’analyste… Ceci dit, je ne parlerai pas directement de cela, mais ce n’est jamais sans rapport, car c’est sans doute le désir de l’analyste qui est ici la cause même de nos journées… Au-delà du fétichisme… Alors, dans quel au-delà je vais vous amener ? On pourrait s’attendre à l’au-delà du voile, de l’autre côté du rideau… dit comme ça… ça peut donner envie de le faire se déshabiller, ce fétiche, allez qu’il se montre davantage ! Qu’il nous montre un bout de sa vérité… On aurait pu l’entendre comme ça, cet au-delà du fétichisme… mais quand bien même nous parvenons à extraire de là une nudité ou une vérité, cela ne s’avère que très décevant… Si le fétiche a une vérité quelconque c’est celle d’être une absence/essence aveuglante… Autant dire qu’il nous plonge en abîme, car il n’a rien à dire, il ne se prête qu’à être regardé cet objet là… leurre du désir… attrape regard… Un pur artifice… Un cache-misère me disait récemment un patient…

Je ne suis pas ici en train de critiquer le fétichisme… loin de là ! D’autant plus qu’il marche d’enfer… C’est une réponse au manque d’objet imbattable !  Assez basique certes, mais quand il est bien localisé ça peut être un délice… le fétichisme dans l’amour… c’est très joli… ce bout prélevé au bien aimé qui allume le désir… qui serre le fantasme… que ça soit une façon de regarder, un signifiant appuyé, une couleur portée, un grain de beauté… tout ça… On dirait que je m’avance sur la perversion au féminin…

Je lisais pour ces journées la « Passion érotique des étoffes chez la femme », De Clérambault – 1908, c’est juste génial… « Faire crier la soie », « la soie l’électrise » dit-il… Perversion féminine? Qu’est-ce que c’est ? Des traits pervers chez les femmes, oui, sans doute, on en trouve, c’est même très courant. Une mère est-elle perverse ? La question est plutôt comment faire pour ne pas l’être ?  L’enfant bouchon-phallus on connaît ça… c’est même la normale. La femme… Voici une autre figure bien allumée de ce côté là… La femme fatale… ce n’est pas une rigolote non plus… et pour elle, quelle est son objet-fétiche ?

Ça c’est facile : – Elle même, bien évidement ! Autant dire qu’elle s’épuise dans cette volonté (volupté) d’être !

Bref… tout cela pour vous dire que l’au-delà du fétichisme évoqué ici dans mon titre tente de pousser ces questions un peu plus loin…

Autrement dit, est-ce que notre rapport au désir voire à la jouissance pourrait s’écrire au-delà du fétichisme? Peut-on aller plus loin que ce que notre regard nous autorise de voir ? Pour répondre au titre de nos journées, à savoir « la perversion fait-elle partie de notre norme ? », nous n’avons qu’à dire que la norme est une perversion et qu’à partir de là notre désir et notre façon de jouir y est comprise, compromise, elle est perversement orientée pour reprendre Lacan… Versions du Père. Le fétichisme n’étant ainsi qu’une normale à suivre…

Nous n’avons qu’à évoquer ici le fétichisme dans l’amour, le fétichisme de la marchandise, le fétichisme des religions, feitiço du UN… Pour vous dire qu’il peut être partout cet objet là, dans tout on dirait! Objet épris d’enchantement… Objet-chose. N’importe quoi peut être élevé au rang d’un fétiche… Il peut prendre des formes surprenantes parfois, psychiques, matérielles, normales, pathologiques, selon Binet dans son article « Le fétichisme dans l’amour » – tout est une question de degré! On peut aussi aller plus loin en disant qu’il traverse tout type de sujet, qu’il soit psychotique, névrotique ou pervers. Rien à faire, il est là dans notre façon de s’habiller, d’aimer, de parler, de rêver, de consommer… de se faire consommer… Parfois on a même du mal à l’identifier, à le situer, fait d’une opacité éblouissante il est tantôt objet de la réalité, tantôt grand phi, tantôt moins phi, il peut aussi prendre appui dans l’objet petit a… pour ne citer ici que le regard… On le lit RSI… toutes ces facettes, comme dans un tour de passe-passe… très paradoxalement il nous glisse des mains… de main en main, car il est tout d’abord relation à l’autre, au trou de l’Autre.

Alors, je repose la question : peut-on aller au-delà de ce qui serait un rapport fétichiste à la jouissance, autrement dit aller au-delà du petit écran de notre fantasme? Avant de vous proposer une lecture de cet au-delà, je voudrais situer d’où ces questions me sont venues… Elles me sont venues de ma pratique avec les toxicomanes. Clinique extrême de la relation  d’objet. Ils savent ce que le manque et l’absence de manque veut dire, très pointus côté plus-de-jouir, ils ont toujours un temps d’avance par rapport aux offres du marché… Puis rappelons-le, la drogue c’est quand même un sacré fétiche !

Ah… Le sacré ça aussi ça ne rigole pas, suffit de jeter un œil dans le Traité des reliques de Calvin – on voit les dégâts d’adoration, de dévotion… Le Saint Prépuce, le lait de la vierge, le sacré et le fétiche… Passions du UN… tout cela se recouvre bien… Revenons à la clinique, je ne veux pas trop m’égarer!

Alors, les toxicomanes que je reçois en service spécialisé, dans une interface Addiction et psychiatrie, ne se présentent pas de la même façon que ceux qui viennent consulter en cabinet, pour ceux-là leur usage de drogues ne vient que rarement au premier plan, parfois il faut attendre qu’un effet de sevrage se produise pendant la cure pour qu’enfin ils puissent parler de leur consommation. Il faut être prudent avec ce qui a été élevé au rang d’un fétiche… c’est très intime… sacré disais-je… Il m’arrive de recevoir en institution des sujets qui ont fait une cure analytique pendant des nombreuses années sans avoir jamais abordé leur toxicomanie avec le psychanalyste… c’est quand même curieux tout cela, une cure avec des « cachotteries », du clivage… question technique, éthique…  Qu’est-ce qu’ils ne veulent pas lâcher, qu’est-ce que le psychanalyste ne peut pas entendre? Telle la perversion, la toxicomanie aussi est mal vue dans les cabinets des psychanalystes…

En tout cas, traiter ces questions en Institution m’a donné une place d’observation privilégiée et un savoir-y-faire avec ça certain. Quel savoir-y-faire ? On a discuté de cela dans le Grand Séminaire de l’ALI, Jean-Pierre Lebrun évoquait le savoir-y-faire du psychanalyste avec la parole, avec l’inconscient… On parlait de la difficulté actuelle d’une mise en place du transfert par ce biais là… Or, avec la parole, avec l’inconscient nous savons-y-faire, c’est vrai. Mais ce n’est pas exactement à ça que je fais ici référence. Il me semble qu’aujourd’hui la mise en place du transfert – le dialogue avec le contemporain – passe surtout par le savoir-y-faire du psychanalyste avec les jouissances. Sans ça, pas de dialogue. Les toxicomanies ont été pour moi une source d’enseignement et ça continue de l’être (je profite pour annoncer que nous sommes en train d’organiser des journées sur la toxicomanie avec Thierry Roth et Jean-Louis Chassaing – c’est prévu pour le mois de Juin).

Bien, si c’est cette clinique qui m’a ouvert à ces questions, alors c’est le noeud borroméen qui est venu m’apporter quelques éléments de réponse, plus précisément la mise à plat de ce noeud. On va dire que mettre ce noeud à plat, c’est aussi une façon de le dénuder, d’aller voir ses dessous, de réaliser finalement à quoi tient sa structure de noeud… Ce qui va nous intéresser c’est l’écriture que Lacan propose des quatre jouissances : jouissance phallique, jouissance Autre, jouissance du sens et plus-de-jouir… C’est de là qu’on va pouvoir avancer ce savoir-y-faire. J’y reviendrai.

Pour l’instant, partons de ce postulat : qu’après jouir sans entrave on peut aussi jouir sans perte –  c’est ce qui tente les toxicomanes, mais pas que… c’est dans l’air du temps, les toxicomanes ne sont ici qu’une caricature de ce qui se passe dans la vie psychique du sujet contemporain. N’oublions pas que nous sommes nous-mêmes en immersion dans ce qui se fabrique dans ce monde, nous sommes sujet aussi aux mutations et franchement ça serait bienvenu qu’on se laisse un peu plus faire… Je veux dire par là, qu’à se maintenir dans un discours qui force une « norme », fût-elle une norme de santé mentale, nous risquons de nous éteindre…

Pas de reste, pas de perte ? Nous savons que l’économie des drogues tente cette opération qui consiste à faire de la castration une privation, autrement dit, faire du manque symbolique un manque réel – faire du manque un besoin et du désir une dépendance. L’espoir voire le fantasme, car cela revient au même, c’est d’imaginer qu’à partir de là, il suffirait de trouver son objet et de s’assurer que dans la réalité il ne vienne pas à manquer. Paradoxalement, puisqu’il est question de dépendance, pour ces sujets l’impression de pouvoir maîtriser quelque chose compte ici. Car nous savons bien qu’il n’y a rien de plus symptomatique, de plus ambivalent que le pharmakon, remède et poison à la fois. Autrement dit, le bon et le mauvais objet qui répond à tout, là, juste à portée de main. Alors, cet objet là, je peux le maîtriser, l’incorporer, le jeter, le tripoter, le manipuler, etc… Jusqu’à que ça soit lui qui vienne me contrôler, m’obséder, me consommer, me tuer… Jusqu’à que ça soit l’angoisse et la panique qui viennent me rappeler que l’agent de cette opération, finalement, n’est pas moi, mais l’objet lui-même. Rapt de l’objet. Un objet détourné de sa fonction « objet cause du désir » –  détourné de sa fonction éminemment symbolique – objet du manque fondamental du sujet – pour se transformer dans une sorte d’objet positivé, objet-chose  c’est-à-dire un objet couvrant, qui se voudrait un objet de la réalité.  Finalement, est-ce que dans une telle conjecture, la drogue est à considérer comme un objet fétiche ? Oui, sans doute, elle en prend les propriétés, elle est même imbattable sur le thème de la relation d’objet, du manque de l’objet, de l’absence de manque plus précisément ! Jouissance assurée…  L’analogie entre la drogue et le fétiche est ici frappante ! Je tiens à vous faire cette parenthèse qu’une toxicomanie ne s’organise pas seulement autour de la jouissance Autre, à savoir, une jouissance hors langage, jouissance du corps, elle est aussi régie par la jouissance phallique et par celle de l’objet : un sujet, un objet et un au-delà…

Cette opération – la privation à la place de la castration vient en réponse à une frustration, autrement dit à un manque imaginaire, à ce sentiment d’avoir été lésé, endommagé. Et à partir de là, toute la logique, voire l’économie du sujet va tourner autour d’essayer de réparer, de compenser cette perte imaginaire. Cela est aussi un des visages du discours capitaliste et bien sûr ça produit des conséquences cliniques : bonnes ou mauvaises ce n’est pas la question, ce qui nous intéresse c’est d’interroger quels sont ces conséquences.

Si nous sommes d’accord pour attribuer une prévalence du discours capitaliste dans la scène politique, économique et sociale de nos jours, alors il ne serait pas étonnant que l’inconscient vienne emprunter, privilégier cette même voie, ce même discours, en vous rappelant ceci, que « l’inconscient c’est le politique, c’est le social » indique Lacan. Et pour ce qu’il en est de ce discours capitaliste, qui recouvre à la fois le politique, le social et la vie psychique de chacun de nous, force est de constater que nous avons vu naître/apparaître la production d’un sujet nouveau dont la pente est celle d’aménager, voire même d’éviter toute forme de perte, fût-elle psychique et/ou matérielle. On retrouve cette thèse et se repérage dans l’ouvrage de Charles Melman – L’homme sans gravité paru en 2002[1].

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Avançons… Je vous ai proposé de faire une lecture des ces questions à partir de la mise à plat du noeud borroméen. Même si dans l’Association Lacanienne nous sommes initiés à la topologie, je vois qu’il y a des nouveaux visages, des nouveaux membres, alors je vais avancer pas à pas… Le noeud borroméen est à mon sens un outil de lecture et de technique incroyable, notamment pour rendre compte de ce qu’on appelle aujourd’hui la clinique contemporaine, celle qu’on associe le plus souvent au déclin du patriarcat. C’est vrai que la fonction père n’est plus vécue aujourd’hui comme étant une instance fixe, elle est d’avantage mouvante, en perpétuelle transformation, mutation, nous obligeant toujours à ajuster, adapter, réinterroger, inventer… Ceci dit, ça peut donner le tournis à certains… Au point de considérer que ce déclin du patriarcat serait l’équivalent d’un déclin du symbolique, de l’ordre symbolique. Je crois que nous avons parfois tort de supposer une précarité du sujet contemporain à l’égard du symbolique, sauf à confondre ce symbolique là au Nom-du-père. Ce n’est pas la même chose si on prend en compte l’écriture borroméenne. Dans le noeud à trois, le symbolique s’écrit au même titre que le réel et que l’imaginaire, il n’ira pas s’accoupler avec le Nom-du-Père, proposant cette écriture du Sinthome qui nous connaissons bien. Le symbolique dans le noeud à trois est absolument relativisé, rappelons que ce n’est pas pour rien si Lacan pluralise le père, et qu’il nomme RSI comme étant les Noms du père. C’est pour ça que je parlerai ici plutôt d’une relativisation du symbolique que d’une précarité. Or, s’il y a une précarité quelconque elle est intrinsèque à la structure du langage elle-même, en ceci que chacune de ces dit-mensions sont trouées et qu’elles ne trouvent leur ek-sistence qu’une par rapport aux deux autres. C’est une chaîne solidaire…

Cette projection du noeud – comme vous voyez- est à lire : c’est une écriture. On voit d’ailleurs des lettres RSI, ces trois ronds donc sont en totale équivalence, il n’y a pas un qui prédomine sur l’autre, pas de dominant/dominé, actif/passif. On peut dire que la seule chose qui va nous permettre d’en faire ici une distinction, c’est les couleurs et les lettres qu’on a choisi d’attribuer à chacun d’eux. Rappelons aussi la radicalité de ce nouage, que si nous enlevons un les deux autres se libèrent.

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Qu’est-ce qu’on retrouve dans la mise à plat de ce noeud ? Des lettres donc, des points des croisements (des dessous- dessus) et des trous, voilà le programme ! Lacan va localiser dans ces intersections (dans ces trous) les trois jouissances qui nous avons déjà évoqué, à savoir, Jouissance Autre : jouissance du corps – hors langage ; Jouissance Phallique celle du langage et jouissance du sens : « j’ouïsens ». Avec cette écriture qui nous laisse entendre que le sens rentre par l’ouïe… Par nos oreilles… Sans trop de difficulté on va ajouter une quatrième jouissance, celle de l’objet – plus-de-jouir. Cette référence faite à Marx et à la plus-value est ici capitale.

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Je vous fais également remarquer que l’objet « a » logé ici au coeur du noeud, dans ce point-trou triple prend les propriétés de ces trois dit-mensions : réel, symbolique et imaginaire. Mais posons-nous la question : qu’est-ce qu’un trou ? Je vais l’orienter ici du côté d’un trou-orifice, je cite Lacan :

« Pas besoin ici de souligner combien l’oral, l’anal, sans compter les autres que j’ai du adjoindre pour rendre compte de ce qui est pulsion, pas besoin de souligner que la fonction des orifices dans le corps est là bien pour nous désigner que le terme « trou », ce n’est pas un simple équivoque que de le transporter du symbolique à l’imaginaire ». Journée d’étude des cartels de l’école freudienne – séance de clôture. Si ce n’est pas un simple équivoque, une métaphore, alors Lacan fait référence ici aux réels trous du corps : bouche, oreille, œil, anus, etc… Corps imaginaire, corps réel…

Lacan prétend que « cet objet fait le noyau élaborable de la jouissance ». En regardant ce noeud on peut effectivement déduire que l’ek-sistence de ces trois jouissances est assurée par ce point trou-tourbillon générateur. Comme vous voyez, elles gravitent autour… Peut-on dire alors, objet cause des jouissances ou bien faudrait-il plutôt parler d’objet des jouissances ? C’est intéressant, toutes ces façons de nommer « a », les facettes tantôt imaginaire (du fantasme), tantôt symbolique (du désir), tantôt réel (de l’excès de jouissance – plus-de-jouir) qu’on peut attribuer à l’objet a. Vous voyez bien qu’il est ici un véritable opérateur, tout mouvement d’extension du noeud aura la trace de cet objet. Objet qui dans sa fonction cause du désir garde bien évidemment la structure du trou, trou fondamental du sujet. Mais dans sa dimension imaginairement réelle on peut interroger quant à sa nature d’objet de/dans la réalité : d’objet positivé, voir fétichisé. Autre particularité c’est qu’il n’est pas ici un objet détaché du corps, chose curieuse, Charles Melman fait souvent cette remarque, qu’il est situé dans ce point même de coincement, de serrage… Il avance dans L’Etude critique du séminaire RSI, que dans la perversion ce qui permet aux trois ronds de tenir ensemble c’est la qualité particulière de cet objet petit a maintenu au centre. La permanence, la substantifcation, la prévalence de son imaginarisation » vous voyez bien que ce que nous essayons d’avancer avec ce noeud, c’est que l’objet a logé à ce point de coincement prend dans les perversions cette consistance imaginairement réelle… mais on pourrait faire l’hypothèse que ce même objet coincé chez les névrosés change de nature, sa condition est davantage symbolique, objet du manque, cause du désir… Tout ceci pour vous dire que la structure borroméenne à laquelle nous avons à faire est la même, mais la relation de chacun à l’objet, donne une consistance, une forme clinique particulière.

Dans la Troisième, Lacan demande : « où se loge ce « ça se jouit » ? Dans les registres catégoriques de l’imaginaire, du symbolique et du réel. « Le symbolique, l’imaginaire et le réel, c’est l’énoncé de ce qui opère effectivement dans votre parole quand vous vous situez du discours analytique, quand analyste vous l’êtes. Mais ils n’émergent, ces termes, vraiment que pour et par ce discours. » Autant dire que le désir de l’analyste est ici serré à cette écriture borroméenne, c’est-à-dire, à cet objet tenu au centre, en place d’agent. L’analyste doit venir se loger dans ce point-trou, en place de semblant d’objet. Toujours dans La troisième Lacan continue : l’objet a « c’est ça qui s’attrape au coincement du symbolique, de l’imaginaire et du réel comme noeud. C’est à l’attraper juste que vous pouvez répondre à ce qui est votre fonction : l’offrir comme cause de désir à votre analysant. C’est ça qu’il s’agit d’obtenir. Mais si vous prenez la patte, ce n’est pas terrible non plus. L’important, c’est que ça se passe à vos frais. » Voilà comment j’avancerai le savoir-y-faire avec les jouissances du côté de l’analyste. Quelle différence ici entre les perversions et le désir de l’analyste, si on part de cette écriture Une pour les deux cas ? Or, il me semble qu’en aucun cas l’analyste ne viendra se substituer à, substantifier ou recouvrir ce trou. Son rapport à l’objet a dans le dispositif d’une cure reste lettre morte pour l’analyste…

Une fois posé ces quelques remarques, on va dire que l’intérêt pour nous est de pouvoir travailler avec ces quatre jouissances articulées à la fois. Vous voyez bien que nous ne sommes plus dans la logique du tableau de la sexuation présenté par Lacan dans le séminaire « Encore » où nous trouvons Jouissance phallique et jouissance Autre séparées, en tout cas dans des champs opposés selon la position sexuée du sujet : homme ou femme. La jouissance Autre – féminine- comme étant une jouissance supplémentaire à la jouissance phallique. Dans cette écriture les jouissances occupent le même espace et chacune est UNE parmi d’autres, à l’exception de l’objet a. Nous ne sommes plus dans une logique phallocentrique et vous voyez bien que rien n’empêche d’accéder à ces quatre jouissances selon qu’on soit homme ou femme. Noeud (a)sexué…  Remarquez aussi que si l’on quitte une, on retrouve vite une autre… Suffit de franchir le bord. Ceci dit, ces franchissements des bords ne sont pas donnés à tout le monde… Vous savez que le plus souvent on se limite à une…  Allez ! A deux de ces quatre jouissances… Disons que celle de l’objet est toujours de la partie, puisque la réalité de l’homme est celle de son fantasme et que l’objet petit « a » est ici sa cause même.  Ce qu’on constate cliniquement, c’est que le plus souvent il y a un effet de fixation, d’engluement, on trouve notre petite affaire, tant bien que mal, ça a l’air de marcher… Alors on fixe, on finit par privilégier, par fétichiser un type de jouissance et on ne bouge plus, tellement on a peur d’aller explorer d’autres bords ! La peur… Voilà un bon thème de travail… Puisque c’est bien là que gît toute source d’angoisse, d’inhibition et de symptôme… Alors, peur de quoi ? A mon sens, peur, tout simplement, de se risquer dans la vie, de ce que Lacan avance du réel de la vie… Lacan est étonnant là aussi : « de quoi avons-nous peur ? – De notre corps ! » Toujours une affaire des jouissances…

Rassurons-nous, il y a des exceptions ! Les téméraires… On peut interroger certaines pratiques (certains montages fantasmatiques) qui associent une jouissance à une autre ou qui font basculer une dans l’autre ou même des formes simultanées des jouissances – oui, ça existe ! Je vais même vous donner un exemple extrême, il y a une pratique très à la mode dans le milieu gay, mais pas que… où il s’agit d’associer sexe et drogues, on nomme cela le chemsex : Ce signifiant chemsex est la contraction d’un terme anglais « chemical » et « sex ». Cet usage consiste à associer des excitants chimiques – à hautes doses – aux activités sexuelles pour les rendre plus intenses et les prolonger. Des partouzes pouvant durer quelques heures ou quelques jours non stop… Les produits associés sont la cocaïne, le GHB (la drogue du violeur), la kétamine (un anesthésiant général – qu’on utilise aussi pour les chevaux), le crystal meth (ou d’autres dérivés amphétaminiques comme la 3-MMC) et les poppers. Autant dire, qu’avec ces produits les risques d’overdose sont carrément au rendez-vous… Le risque de mort, ça aussi rentre en ligne de compte dans cette pratique… Vu que parfois il n’y a que cela qui arrête, qui fait arrêt.

J’ai suivi quelqu’un qui, avant de venir consulter, avait un projet de mourir, il ne voulait pas dépasser l’âge qu’avait sa mère quand celle-ci est décédée.  Il était séropositif depuis plusieurs années, il avait décidé d’arrêter sa trithérapie pour le VIH, alors il me raconte que quand il s’est retrouvé « au pic de la contamination virale» les hommes venaient coucher avec lui pour défier le virus, le jeu -l’excitation- était de savoir qui allait échapper ou être contaminé. Cet homme était devenu une roulette russe… un virus mortel… Alors il décide de venir consulter en disant qu’il ne voulait plus mourir, qu’il fallait qu’il prenne ses antiviraux… et pourquoi il ne voulait plus mourir à votre avis ?

– Il était tombé amoureux… La pulsion de mort était très active ici… Que ça soit pour mourir ou pour tuer… On le retrouvait au moins une fois par semaine dans les caniveaux… C’est un cas rare d’inceste maternel.

Alors, le Chemsex – ce cocktail drogues et sexe n’est pas tout à fait nouveau, mais ce qui a changé c’est la puissance toxique de ces produits, l’effet d’intoxication est impressionnant, les patients arrivent dans des états de décompensation psychotique, dans des états d’angoisse majeures, des idées noires, humeur dépressive, sans parler de la série des passages à l’acte qui s’associent : tentative de suicide, prostitution et overdoses. Cette pratique est de plus en plus répandue chez les très jeunes aussi et dans une population absolument insérée.

« Quand je suis dominant, je suis le mâle(mal), je peux aller très loin, jusqu’à faire mal à l’autre, qui me supplie parfois d’arrêter, je peux aller pas loin du viol.  Homosexuel, je suis soumis à ma virilité, je pouvais me sentir maître de tout, je contrôlais tout, la drogue, le sexe, le travail… j’étais dans la vente des chaussures de femme, j’étais le meilleur vendeur… jusqu’à que je rencontre un mec, qui est venu appuyer dans l’affectif… et là, tout a tourné, ça fait un mois que ça déraille, je me drogue sans limite, récemment j’ai fait une tentative de suicide devant le miroir… c’était étrange, ça m’arrive aussi de me travestir, j’étais la chose de ma mère. A côté de ça je ne peux jouir (dans le sens du sexuel) que de la passivité, en position passive «  . Petit vignette clinique : dans ces sex-party, cet homme peut aller jusqu’à se réduire à un pur trou, un orifice, être le réceptacle des tous les hommes. Il compte combien de partenaires il a eu dans la nuit, cela aussi ça compte… Parfois cela peut durer des jours, dans les caves, avec la drogue… Voilà ce qu’on peut appeler un au-delà du fétichisme… d’où mon titre pour ces journées, je me suis dit que là, il y avait de l’au-delà… autrement dit, qu’est-ce que c’est de se jouir en trou ? Du trou, comme orifice. Quel fantasme ? La complexité ici, c’est qu’il n’y en a pas qu’un seul, c’est un feuilleté, à déplier…

 

Vous voyez bien la difficulté, la pluralité, la surenchère,  l’excès… Nous pouvons lire à la fois jouissance phallique quand il est maître, jouissance Autre et celle de l’objet quand le sexe et les drogues s’associent. Jouissance sexuelle qui nous pose la question de savoir où elle se situe ici dans ce noeud, dans son fantasme ?  L’association, l’alternance d’un fantasme à un autre qui cherche toujours un maximum d’effet, d’excès de jouissance, de plus-de-jouir. Or, plus je jouis, plus j’ouïs… La jouissance du sens finit vite par prendre sens c’est le cas de dire ! Eh bien, des jouissances ! Voilà, la question est comment limiter un corps qui ne pense qu’à jouir ? « Jouir à tout prix ». Regardons cette écriture, elle n’est que trou… Nous savons depuis l’Au-delà du principe du plaisir que la pente chez nous est celle du pire, la jouissance ce n’est pas le plaisir, c’est la douleur… Lacan est tranchant sur la question : « le désir de l’homme c’est l’enfer » ! Alors, comment chacun se débrouille pour ne pas brûler en enfer ? Comment faire ?

Jouir sans perte ? Voyons, ça aussi c’est un fantasme, pouvoir jouir sans rien lâcher, jouir en essayant de se passer de la castration… En essayant de jouir « là où le plus-de-jouir se dévoile sous une forme nue. Cela a un nom – cela s’appelle la perversion » dit Lacan. Une perversion… on voit bien comment cela tente de s’affranchir, de se dégager de cette question du « il n’y a pas de rapport », effectivement c’est tentant de recouvrir la fente !

Pouvons-nous nous maintenir dans cette solution, dans ce rapport d’artifice, souvent fétichiste où enfin, « il y aurait du rapport » ? Du rapport entre le sujet et son objet, du sujet à son fantasme. Sans doute que cela peut marcher un temps et pour certains, difficile ici de généraliser, car tout va dépendre de l’appétence de chacun envers les jouissances et bien évidemment que les structures psychiques jouent un rôle déterminant dans cette affaire.

Sans aller dans le cas extrême que je vous ai évoqué, où il me semble que la limite n’est autre que le corps lui-même, à savoir, jusqu’ où il peut encaisser… Sans aller jusque là, je pense qu’il y a à faire avec ce noeud… Que nous avons à faire avec ce noeud… Paradoxalement, je dirais que ce qui peut limiter c’est de privilégier une jouissance à défaut des autres, de se limiter à une solution purement fétichiste du coup… Posons-nous la question : au nom de quoi se limiter à une de ces jouissances ? Au nom de quoi ne pas franchir certains bords ? D’autres fantasmes ? Après tout, en quoi cela ne serait-il pas possible de visiter ces jouissances sans pour autant s’y engouffrer ? Sans dérailler ? Sans se perdre ? Un trait pervers, voyons, c’est un salut pour un sujet… La clinique nous démontre cela, qu’il permet certains franchissements… des actings heureux… Malheureux aussi… Et alors ? Elle est là aussi la vie… dans ces quelques égratignures… Alors comment faire ? Je dirais que tout est une question de dosage.

Alors en quoi l’écriture borroméenne est-elle utile ? Son savoir-y-faire, me semble t-il, est celui de ne pas se laisser engluer par un de ces trous, comme si aller toucher le fond du trou n’aurait pas à faire avec la perte. Voyons… La mise à plat de ce noeud permet justement de voir que les jouissances sont plurielles et que si on s’engouffre dans une, nous ne jouissons pas des autres ! J’aurai envie de dire qu’on se tient mieux en mouvement, cheminant au bord des trous plutôt que plongés dedans.

 

 

[1] Charles Melman, L’homme sans gravité, Èrès, 2002.

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