Au chevet du dire
2025

-

Anne JOOS DE TER BEERST
Séminaire d'hiver

Dans votre argument vous soulignez que la formation tient en premier lieu à ce qu’une analyse personnelle a pu mettre en œuvre d’un savoir inconscient. Charles Melman avait une formule intéressante pour qualifier le ‘savoir inconscient’, il disait ‘’ce n’est rien de plus que ça, une façon de se débrouiller avec la castration et d’essayer de faire avec ’’[1].

 

Je ne pourrais que souscrire à ce que vous soutenez de l’analyse personnelle et de ce que celle-ci a pu mettre en œuvre d’un savoir inconscient. J’ajouterais néanmoins, que la formation tient aussi à ce qu’une analyse personnelle a pu mettre en œuvre d’une « expérience de parole ». Expérience de parole avec ses effets inédits, effet sur le corps, effet sur les modalités de jouissance, et de désir. L’expérience de la cure est une expérience de ce que la parole engage.

 

Expérience de parole, le mot est fort, c’est ainsi que Lacan le formule dans le séminaire II.[2]  Je l’entends ainsi : de la parole il s’agit d’en faire l’expérience, en j’ajouterais qu’il s’agit d’en faire l’expérience, à son corps défendant, voire à sa jouissance défendante.

 

Nous savons combien pour un analysant, la parole n’est pas là d’emblée, c’est parfois un très long trajet avant qu’une parole puisse se risquer.

 

La cure nous invite à devenir analysants.

 

Mais de quelle parole s’agit-il ? Cette invitation à la parole, parole du sujet, est directement liée au désir et à l’angoisse qui le précède. Dès le séminaire I sur les Ecrits techniques, Lacan aborde ce moment d’angoisse, ‘’quand l’imaginaire et le réel de la situation analytique se confondent : le désir du sujet est là, dans la situation, à la fois présent et inexprimable’’ et il poursuit ‘’Le nommer, nommer, c’est là que se limite l’intervention de l’analyste.’’[3]

 

L’année suivante, dans son séminaire ‘Le Moi’[4], Lacan développe cela à propos de la fonction de l’analyste et de l’interprétation : ‘’c’est de lui apprendre à nommer, à articuler, à faire passer à l’existence ce désir qui littéralement, en lui-même, en tant que désir est en-deçà de l’existence, un désir qui non seulement n’ose pas dire son nom, pour une bonne raison, c’est que ce nom il ne l’a pas encore fait surgir.’’

 

Et il reprend cette question de la parole :’’ C’est au niveau du rapport essentiel de la parole, de l’introduction d’un terme, d’un terme qui est une nouvelle présence dans le monde et qui du coup va aussi creuser l’absence comme telle, que se produit l’action efficace de l’analyse…’’ (il ne dit pas de l’analyste).

 

Dans le séminaire l’Acte analytique il nommera cela l’intervention signifiante, l’immixtion signifiante.

 

Vous entendez comment ‘Parole du sujet’ et interprétation sont immanquablement liées dans l’opération analytique.

 

Cette parole n’est pas là d’emblée, et s’y risquer est une épreuve.

 

Voici comment Christine Orban en parle dans son livre ‘Deux fois par semaine.’[5] Elle évoque le silence dans lequel elle est engluée, un silence éprouvant, insistant, qu’elle troue par cette demande adressée à son analyste : « Pouvez-vous répondre à une seule question ? Si je vous parle et que vous parveniez à me guérir, ce sera pour vivre quoi ? »

 

‘’Si je vous parle’’, dit ce moment où sur le seuil de la parole, le sujet hésite, n’est pas encore décidé mais qu’est-ce qui pourrait le décider ?

 

Elle ajoute, ‘’et que vous parveniez à me guérir’’, parler semble associé à la guérison dans l’adresse au sujet supposé savoir guérir.

 

Mais bute sur ‘’Pour vivre quoi ?’’

 

Pour vivre quoi ? Y aurait-il une garantie ?

 

Cette question ouvre sur un au-delà de la guérison, vivre quoi ?       Elle n’est pas sans savoir qu’il n’y aura pas de réponse, du moins pas de réponse toute faite. Elle n’est pas sans savoir la traversée de la solitude qui l’attend.

 

La suite est celle que l’analysant inventera, écrira lui-même.

 

Je voulais rappeler ici ce court-métrage, vu à Rome grâce à Esther Tellermann, réalisé par Louis-Do de Lencquesaing intitulé ‘’Première séance’’[6] qui met en lumière la montée d’une tension, d’une hésitation interne, ‘Y aller ou pas’, avant la première séance, sur le seuil de la parole.

 

Malgré les critiques faites à la psychanalyse, malgré qu’elle ne soit plus ‘à la mode’, malgré que les thérapies brèves et que les coachs en tout genre se multiplient, la psychanalyse reste présente, et hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, continuent à frapper à la porte d’un analyste.

 

En faisant offre d’une psychanalyse, que promettons-nous ou que ne promettons-nous pas ?

 

Pas une promesse de guérison, pas de promesse de plénitude ni de bien-être harmonieux. Ce ‘plein’ tant promu aujourd’hui, la pleine conscience, le plus de confiance, ne font pas partie de ce qui se situe à l’horizon de l’analyse, au contraire si quelque chose spécifie la psychanalyse, ce n’est pas du plus, c’est plutôt que « son exercice consiste en l’accueil du manque »[7].

 

Et c’est peut-être cela, ‘l’accueil du manque’ qui importe, d’autant plus aujourd’hui dans un monde où la promotion d’objets saturants foisonne.

 

L’accueil du manque nous met sur le chemin de l’impossible. Dans le séminaire ‘Les quatre concepts’, Lacan a pu dire que ‘’ le chemin du sujet passe entre deux murailles de l’impossible’’[8], Lacan y définit le Réel comme l’impossible.  Si le Réel est produit par le fait même de la parole (JP Lebrun), cela permet d’entendre autrement cette remarque ‘le Réel c’est l’impossible à dire’.

 

Nous pourrions l’écrire avec une virgule.

 

L’impossible, à dire.

 

Et la thérapeutique ? Pourrait-on l’entendre du côté de l’éthique du dire, thérap-éthique ?

 

Dans le séminaire L’Angoisse, Lacan a soutenu que la guérison vient, en quelque sorte, par surcroît[9] et il précise que rien n’est plus vacillant que le concept de guérison dans le champ de la psychanalyse. La thérapeutique, il la ramène à une position, la position de l’analyste, à l’égard de son désir : ‘’ la place du désir, n’est-elle pas à tout instant dans notre position thérapeutique présentifiée par un problème, celui de ne pas nous laisser nous engager dans une fausse voie ? ‘’ Tout en insistant sur le fait qu’il s’agit de ne pas répondre à tort, ou à côté, Lacan ajoute que ‘’notre devoir est d’améliorer la position du sujet ‘’.

 

Position thérapeutique, désir de l’analyste, position du sujet.

 

Cyril Veken avait écrit un article qui s’intitule ‘’La psychanalyse comme pari’’. Je le cite : ‘’Le pari ce serait de parvenir à saisir quelque chose du réel du symptôme. Ce chemin, si R, S et I en sont la structure, alors, le pari c’est la possibilité que le parcours aboutisse à faire place au sujet.’’[10]

 

Ces questions de l’offre et du pari nous ramènent au séminaire sur l’Acte que nous relisons cette année.  Qu’offre le psychanalyste ou pour mieux le dire de quoi l’analyste fait-il offre ? L’analyste dans son acte « s’offre à supporter dans un certain procès de savoir ce rôle d’objet de demande, de cause de désir. »[11] On y reconnait la place et la fonction de l’objet ‘a’, objet ‘a’ que l’analyste supporte à représenter.  Tout comme il supporte le transfert. Supporter dans toute l’équivocité du mot.

 

Qu’est-ce qui fait qu’un psychanalyste engage son désir dans ce ‘Deux fois par semaine’ ? Je reprends le récit du livre de Christine Orban. A la fin de sa première séance, le psychanalyste lui dit qu’il ne prend plus de nouveaux analysants et il lui donne l’adresse d’un confrère. A ce refus elle murmure : « Ce que je vous ai dit, je ne pourrai plus le dire à personne d’autre. Cela a été trop difficile ; je n’oserai plus jamais. » Sur ces quelques mots, véritable sursaut du sujet, l’analyse et l’analyste s’engagent.

 

‘L’acte est à portée de chaque entrée dans une psychanalyse.’

 

‘L’acte a lieu d’un dire, et dont il change le sujet.’[12]

 

C’est ce dire de l’analysant qui l’engage, lui, l’analyste. L’accueil d’un dire, l’accueil d’un manque qui invite le dire.

 

C’est pourquoi j’ai donné ce titre, Au chevet du dire. C’est une formulation que j’avais trouvée pour qualifier la position de l’analyste à l’hôpital, position qui diffère de celle des médecins ou des soignants qui seront au chevet du patient.

 

Dans ce lieu, réitérer le geste freudien, c’est s’offrir à l’écoute des signifiants du sujet, et lui en renvoyer quelque chose. Là aussi c’est un dire qui se lit. Et de proposer après un premier entretien un deuxième temps, là aussi, dans la mesure du possible, une déclinaison en deux temps, tel une double boucle comme il en a été question hier.

 

Dans ces lieux de prises en charge médicale, là où la médecine, dans son efficace thérapeutique, se doit d’objectiver le dire du patient, sa plainte, ses symptômes, le psychanalyste, par son écoute centrée sur le dire du sujet introduit une autre dimension, introduit cette dimension de l’Autre.  Toujours dans le séminaire L’Angoisse, Lacan dit ‘’ Cette dimension de l’Autre, (dit-mension), notre désir, le désir de l’analyste ne doit pas la rétrécir. »[13]  Charles Melman avait pu dire que c’est justement la prise en compte de l’Autre, de l’Autre avec un grand A, prise en compte de la scène du grand Autre réel, qui distingue la psychanalyse de la psychothérapie, qui elle prend en compte le petit autre.

 

Pour le psychanalyste, à l’hôpital aussi, la boussole c’est le Réel, c’est l’Impossible. L’impossible y est présent, mais ni reconnu ni admis comme tel. Rappeler dans ces lieux de haute voltige thérapeutique, qu’il y a de l’Impossible n’est certes pas évident et pourtant bienvenu. Car médecins et soignants s’y cognent tout le temps.[14] La position de l’analyste à l’hôpital est une position d’inconfort.  Mais si le discours de la science forclos le sujet, au sens de le mettre hors-champ, cela ne signifie pas qu’il est hors-jeu[15], et c’est au psychanalyste d’y prêter oreille. [16] Position toujours à réinterroger, là comme ailleurs, quant au désir qui le mène (l’analyste). Gérard Pommier rappelait la particularité du désir de l’analyste, ‘’on conçoit, en effet que rien ne serait plus pernicieux que le fait qu’un analyste cherche à « soigner » son analysant dont l’éventuelle guérison ne peut advenir qu’à la condition qu’on ne veuille surtout rien pour lui.’’[17]

 

Il s’agira pour l’analyste, en formation, et la formation pourra être continue dans ce domaine, de se déprendre du désir de guérir, du désir de soigner.

 

Lacan pose la question : S’en trouver mieux quant à ses symptômes, est-ce là la guérison ?

 

Certains disent après le premier entretien, ‘je me sens déjà un peu mieux’, pourquoi ? Ce n’est certes pas ce ‘mieux’ que vise l’analyste, mais il est à entendre : est-ce là un dire en souffrance qui aurait trouvé une adresse, un dire en souffrance comme on peut le dire d’une lettre en souffrance, une lettre en quête d’adresse ?

 

La fonction de l’analyste est de se prêter à cette adresse, de se prêter au transfert. Et d’être engagé par une parole.

 

 


 

[1] Ch. Melman, Nouvelles études sur l’hystérie, Erès, p. 324

[2] J. Lacan, Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, Séminaire 1954-1955, Ed. de l’AFI/ALI, Leçon du 18 mai 1955

[3] J. Lacan, Ecrits techniques, séminaire 1953-1954, Ed. de l’ALI, Leçon du 19 mai 1954

[4] J. Lacan, Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, op.cit.

[5] Christine Orban, Deux fois par semaine, Albin Michel, 2005

[6] Ce film co-produit et réalisé par Louis-Do de Lencquesaing nous avait été présenté grâce à Esther Tellermann et en présence de son réalisateur à Rome en 2006 lors de journées d’étude de l’ALI.

[7] Je reprends là une formulation fort adéquate de Marie-Jeanne Segers

[8]« Le réel c’est le heurt, c’est le fait que ça ne s’arrange pas tout de suite, comme la main qui se tend vers les objets extérieurs…mais l’impossible c’est aussi qu’aucun objet ne peut venir satisfaire la pulsion », J. Lacan, Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 188

[9] J. Lacan, ‘L’Angoisse’, séminaire 1962-1963, Ed. de l’AFI/ALI, Leçon du 12 décembre 1962

[10]‘Les mots à l’œuvre’, Cyril Veken, In memoriam, La célibataire, n° 32, automne 2017, p. 73

[11] J. Lacan, L’Acte psychanalytique, Séminaire 1967-1968, Ed. de l’ALI, Leçon du 17 janvier 1968

[12] J. Lacan, L’Acte psychanalytique, Résumé du séminaire, Annexe III

[13] Les trois points de repère que Lacan introduit pour penser ces questions sont la demande de l’Autre, la jouissance de l’Autre, le désir de l’Autre. J. Lacan, Séminaire L’Angoisse, leçon du 12 décembre 1962

[14] C’est ce qu’on put écrire Ginette Raimbault, Clinique du réel (Seuil, 1982) et aussi notre collègue, Bernard Delguste, Un divan aux urgences, (Erès, 2023).

[15] Cela a été plus longuement développé dans le livre ‘’PMA et familles contemporaines’’, Erès, 2022

[16] Pourtant ce n’est qu’à la condition que quelqu’un prête intérêt à son dire, que du sujet pourra s’entendre. Quand donc le sujet s’absente de son propos il nous reste à l’y convoquer. A la standardisation des procédures s’ajoute le fait que le discours contemporain est contaminé par le discours binaire du numérique qui a aussi pour effet de suturer l’espace du sujet.    Comment maintenir cet intérêt pour ce qui ne se dit pas et qui pourtant concerne la vérité du sujet ?   Freud aurait dit : il suffit de tendre l’oreille.

[17]La formation des psychanalystes, F. E P., 1995