Amour à mort
2025

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Norbert BON
D'autres scènes

(Spectacle lyrique, Opéra National de Lorraine, janvier 2025)

 

A l’opéra, comme dans les chansonnettes, « les histoires d’amour finissent mal, en général ». (A quelques exceptions près, Fidelio, par exemple). « L’amour à mort » donné en janvier 2025 à l’Opéra national de Lorraine est une autre illustration dramatisée de cet aphorisme de Lacan : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Ce spectacle lyrique s’appuie sur l’histoire de Tancrède et Clorinde contée par Torquato Tasso, dit Le Tasse, poète italien du XVIème siècle, dans La Jérusalem délivrée1 qui a inspiré plusieurs compositeurs, dont Monteverdi, Lully, Gluck, Rossini…

 

L’histoire se situe lors de la première croisade au cours de laquelle Godefroy de Bouillon vient délivrer Jérusalem des Maures. Dès leur première rencontre, le chevalier Tancrède tombe amoureux de la Maure Clorinde : « Soudain lui apparut une grande guerrière dont l’armure ne laissait voir que le front […]. Il la vit, l’admira et, ravi par sa beauté, brûla pour elle. Oh, merveille ! Amour à peine né vole déjà de ses propres ailes et déjà triomphe au combat. » Mais la fuite des Maures met fin à la rencontre. La suite conte les batailles épiques au cours desquelles les Francs reprennent Nicée, Antioche et, enfin, Jérusalem. A plusieurs reprises, Tancrède et Clorinde se rencontreront, s’affrontant mais s’épargnant mutuellement, lui, offrant même à elle sa poitrine nue, elle, sauvée par son cri d’un coup dans le dos… Jusqu’au dernier acte où, ne l’ayant pas reconnue dans ce guerrier qui se vante d’avoir tué son ami Ardélion, Tancrède la tue : « Il touche son beau sein de la pointe de son fer, qui s’y plonge et boit avidement son sang… » Mais la reconnaissant lorsqu’elle enlève son casque et expire, lui-même blessé en appelle à la mort et s’évanouit. Herminie, amoureuse secrète de Tancrède le découvre agonisant et lui dérobe le baiser qu’il ne lui a pas donné de son vivant : « Permets aujourd’hui que je presse mes lèvres contre les tiennes pour y verser mon âme. ». Si bien que le héros sort de son sommeil mortel, pour son malheur : « C’est une seule main qui me guérit et me blesse / Et pour que mon martyr n’ait pas de fin… mille fois par jour je meurs, et mille fois je renais… /tant je suis loin de mon salut. »

 

Mais qui tue réellement Tancrède lorsqu’il porte le coup fatal ? », questionne Matthieu Dussouillez, directeur de l’Opéra national de Lorraine. « Une part de lui-même sans doute. Nous pourrions faire l’hypothèse que c’est de poésie et d’idéal que Tancrède s’est épris. Et lorsque sa part consciente ne voit que l’ennemi, c’est l’obscur qu’elle abat, et les splendeurs de la psyché, impénétrable et mouvante. Parce que la poésie se pare parfois des traits de l’inconnu, de l’étranger, en l’autre comme en soi. Et de quoi se prive-t-on en lui livrant bataille ? »2 Et, ajouterai-je, lui s’offrant passivement à la guerrière virile : comme l’a soutenu Freud depuis longtemps, on n’est pas seul dans son sexe…

 

Créé en collaboration par l’Opéra national de lorraine et la Cité bleue de Genève.  L’amour à mort est un spectacle original qui mêle habilement théâtre et opéra, textes et musiques tirés d’œuvres principalement de Monteverdi3, mais aussi de Dufay, Bach, Neri, Cifra, d’india, Marenzio, Massaino qui, en leur temps, se sont inspirés du poème de Tasso. Diversité finement tissée dans la très belle mise en scène de Jean-Yves Ruf, qui inclut, sur scène, mêlés aux acteurs et chanteurs, les musiciens de La Capella Mediterranea sous la direction de Leonardo Garcia-Alarcόn.

 

Fort bien reçu par le public nancéien et par la critique, cette production montre que l’on peut « faire du neuf avec du vieux », en respectant les œuvres sans « egoter » la mise en scène, transgresser avec intelligence…

 

Nancy, 24 janvier 2025

 


  1. Tasso Torquato, 1580, La Gerusalemme liberata, en ligne en français, La Jerusalem délivrée, sur le site de la BNF.
  2. Livret programme de l’opéra où l’on trouve aussi le texte intégral du spectacle.
  3. Monteverdi Claudio, 1624, Il combattimento di Tancredi e Clorinda, madrigal pour ténor et soprano, plusieurs versions disponibles sur You Tube.