Mais cette utilisation du terme d’aliénation se démarque de celle qu’en fait la philosophie existentialiste. Car si Lacan admet que la sortie du stade du miroir inaugure bien une dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées caractérisées par l’agressivité qui s’en dégage, les conséquences qu’en tire J.-P. Sartre sont sévèrement jugées car cette conception entraîne une illusion d’autonomie du moi, de self suffisance de la conscience : « L’existentialisme se juge aux justifications qu’il donne des impasses subjectives qui en résultent en effet : une liberté qui ne s’affirme jamais si authentique que dans les murs d’une prison, une exigence d’engagement où s’exprime l’impuissance de la pure conscience à surmonter aucune situation, une idéalisation voyeuriste − sadique du rapport sexuel, une personnalité qui ne se réalise que dans le suicide, une conscience de l’autre qui ne se satisfait que dans le meurtre hégélien2 ».
En 1946, dans Propos sur la causalité psychique Lacan reprend l’aliénation comme l’effet de l’imago sur l’être humain et introduit le terme de séparation : « C’est l’un des traits les plus fulgurants de l’intuition de Freud dans l’ordre du monde psychique qu’il ait saisi la valeur libératoire de ces jeux d’occultation qui sont les premiers jeux de l’enfant… personne n’avait compris avant lui dans leur caractère itératif la répétition libératoire qu’y assume l’enfant de toute séparation ou sevrage en tant que tel… Au départ du développement psychique sont liés le moi primordial comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire3 ».
Dans le séminaire sur la lettre volée, il nuancera cette interprétation du Fort-Da : « Ce jeu manifeste en ces traits radicaux la détermination que l’animal humain reçoit de l’ordre symbolique4 ». Prééminence du signifiant sur le sujet, l’ordre du symbole ne peut être conçu comme conçu par l’homme, mais comme le constituant. La subjectivité à l’origine n’est d’aucun rapport au réel, mais d’une syntaxe qu’y engendre la marque signifiante. Le programme que Lacan se donne alors consiste à savoir comment un langage formel détermine le sujet, mais c’est en 1964 dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse qu’il va spécifier l’aliénation et la séparation comme les deux opérations fondamentales de causation du sujet. Dans ce séminaire le Fort-Da y est à nouveau commenté ainsi : « si le petit sujet peut s’exercer à ce jeu, c’est justement qu’il ne s’y exerce pas du tout, car nul sujet ne peut saisir cette articulation radicale : il s’y exerce à l’aide d’une petite bobine, c’est-à-dire avec l’objet a. Et le poids, la fonction de cet exercice avec cet objet se réfère à une aliénation et non pas à une quelconque et supposée maîtrise dont on voit mal ce qui l’augmenterait dans une répétition indéfinie, alors que la répétition indéfinie dont il s’agit, exprime, manifeste, (met) au jour la vacillation radicale du sujet5 ».
La dialectique du sujet à l’Autre va être représentée par plusieurs schémas qu’il commente ainsi :
Fig. XV-1 p. 221. Le sujet in initio, commence au lieu de l’Autre, en tant que là surgit le premier signifiant.
Fig. XV-1
Fig. XV-2 p. 233. S1 est le signifiant unaire qui représente le sujet pour un autre signifiant S2. Ce S2 c’est le signifiant binaire, le Vorstellungsrepräsentanz. C’est lui qui constitue le refoulement primordial. Le sujet disparaît sous S2 il est en aphanisis, c’est dit Lacan, « une affaire de vie ou de mort » entre le signifiant unaire et le sujet.
Fig. XVI-1 p. 244. La relation du sujet à l’Autre s’engage tout entière dans un processus de béance, elle se fait en 3 temps.
1- Du sujet appelé à l’Autre
2- Ce que le sujet voit lui-même apparaître au champ de l’Autre.
3- De l’Autre revenant au sujet
Ce processus est circulaire mais sans réciprocité, il est dissymétrique.
L’Aliénation ce n’est pas seulement que le sujet soit condamné à ne se voir surgir qu’au champ de l’Autre, mais c’est qu’il soit condamné à n’apparaître que dans une division qui fait que s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant, de l’autre coté il est en aphanisis.
La deuxième opération la séparation achève la circularité de la relation du sujet à l’Autre, mais il y a une torsion. Un manque est par le sujet rencontré dans l’Autre, dans les trous de son discours. Le sujet se dit : il me dit ça, mais qu’est ce qu’il veut ? et tous les pourquoi de l’enfant témoignent moins d’une avidité de la raison des choses, qu’ils ne constituent une mise à l’épreuve de l’adulte.
La torsion c’est la manière dont le sujet va répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Au tout premier temps, le sujet n’a pas d’autre solution à proposer que celle du manque antécédent, c’est-à-dire le temps d’avant sa naissance, sa disparition. Le fantasme de sa mort est le premier objet que le sujet a à proposer dans cette dialectique.
Fig. p. 282, éd. de l’ALI. – Nous avons vu que le S2 du premier couplage signifiant constitue L’Urverdrängung, le refoulement primordial qui sera le point d’attrait de tous les autres refoulements. Si ce premier couple se solidifie, s’holophrase S1-S2_ cela se traduira cliniquement de plusieurs façons (voir psychosomatique in dictionnaire de la psychanalyse).
L’opération de séparation ne peut s’effectuer que si le sujet y joue sa partie. C’est là qu’intervient l’objet a. Le sujet découpe dans l’Autre un morceau, il ex-siste, il n’est plus figé dans l’Être. C’est à voir jouer toute une chaîne au niveau du désir de l’Autre, que le désir du sujet se constitue. Dans le rapport du désir au désir, quelque chose est conservé de l’aliénation mais plus avec le S1 et le S2 du premier couple, non avec d’une part ce qui s’est constitué à partir de la chute du S2 et d’autre part le manque dans ce qui est signifié par le couple des signifiants dans l’intervalle qui les lie, à savoir, le désir de l’Autre. Lacan nous donne une autre illustration clinique : « C’est quand un sujet prend la place en bas à droite au regard de ce quelque chose à quoi la mère le réduit à n’être plus que le support de son désir dans un terme obscur, que s’introduit dans l’éducation du débile la dimension psychotique ».
X C’est l’équivoque, ce que le sujet fait jouer dans la chaîne signifiante.
S (i (a, a’, a”…) ) le sujet apparaît non barré, ces identifications sont celles du moi-idéal.
À s’accrocher au repère de celui qui le regarde dans le miroir, le sujet voit apparaître non pas son idéal du moi, mais son moi-idéal, ce point où il désire se complaire en lui-même. L’identification introduite par le procès de séparation n’est pas l’identification narcissique mais celle au trait unaire le S1.
« L’important est de saisir comment l’organisme vient à se prendre dans la dialectique du sujet. Cet organe de l’incorporel dans l’être sexué, c’est cela de l’organisme que le sujet vient à placer au temps où s’opère sa séparation. C’est par lui que de sa mort, réellement, il peut faire l’objet du désir de l’Autre6 ».
Conclusion : L’aliénation c’est la vacillation de l’être au sens, la séparation ce qui l’arrête en rappelant au sujet à quel signifiant primordial il est assujetti.
1 Lacan J. Écrits. p .97
2 Lacan J. Ibid. p.99
3 Lacan J. Ibid. p.187
4 Lacan J. Ibid. p.46
5 Lacan J. Les quatre concepts. Éd. de l’Association Lacanienne Internationale ; p 284
6 Lacan J. Écrits. p.848